mardi, 29 mai 2012
Jean Antoine Meyrieu (2)
Jean-Antoine avait conservé le parfum de la ferme dans le sel de sa peau. Il avait beau se tenir à présent droit au métier, loin de la terre, des bêtes, de la dépendance au temps qu’il fait, et de toute les inquiétudes dont il avait vu se creuser en quelques saisons le front de Jean-Claude, dès qu’un peu de chaleur se saisissait du chahut de l’atelier, l’odeur du paysan, faite de bouses, d’orages et de foins, montait encore d’entre le cuir de ses cuisses et celui de ses aisselles. Tandis qu’il surveillait l’agnolet, son esprit brouillé galopait alors vers ce temps qu’il avait cru perclus dans le tréfonds de soi-même. Ce n’était ici que les odeurs de la fosse d’aisance et celles des eaux ménagères stagnant entre les pavés de la cour que la sueur au travail attrapait contre soi jusqu’au soir, et dont elle emplissait le coton de ses nuits. Une odeur aigrelette qui avait tout enrobé et contre laquelle luttait la sueur de sa mémoire. Là-bas ! Se pouvait-il d’être d’humeur si tournante ? Mais le regard d’Etiennette mère, lorsqu’il avait quitté Aveyze, un regard à trancher un clou, l’avait fait citadin quoiqu’il lui en coutât pour le restant de ses jours
Pour lutter contre ça, il y avait le soir. Quand la journée était tirée, il allait retrouver le calme en quelque coin esseulé d’où l’on voyait la ville s’épandre à ses pieds. Ce confluent où s’entassaient des toits de tuiles à boc et tabac et qui n’avait jamais été qu'un mythe hostile et lointain pour son père défunt, ses reins confus de crampes lui donnaient sens : il avait gagné d’y être recensé chaque année dans le territoire des Grandes Terres, auprès d’Etiennette dont bientôt le ventre allait s'emplir. Il tendait le bras, clignait de l’œil puis, entre le pouce et l’index portés vers le vide, enserrait l’une et l’autre rive de la Saône, ce pont de pierre.si imposant de l’autre côté de l’eau mais d’ici presque malingre comme une planche en bois par-dessus un ruisseau : voilà, c’était ça, ce n’était que ça et c’était tout ça à la fois le sentiment d’être en ville, sentir bruissant autour de soi tous ces compagnons à l’œuvre, se dire puissant de leurs forces amoncelées là, de tous leurs métiers multipliés jusqu'à la plaine par les quatre coins de l’horizon…
Pont de Saône, daguérréotype, 1843
16:40 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : jean antoine meyrieu, littérature, lyon, pont de saône |
lundi, 21 mai 2012
Jean-Antoine Meyrieu
Etiennette l’avait mis bas au commencement de l’automne, l’année même que naquit l’Aiglon. On sait que ce dernier vint au monde au forceps et que Marie-Louise n’eut pas d’autre enfant. Tel ne fut pas le cas d’Etiennette qui, à sa naissance, avait déjà agnelé d’une fille (Michelle), d’un garçon (Jean-Claude). Après lui s’étaient annoncés Jean-Louis, Jean-Pierre, Jean-Marie, Claudine, Jean-François, Jean-Etienne et puis un autre Jean-Marie, pour remplacer le premier, qui s’était noyé vif dans une boutasse à quatre ans. Et cela aurait pu continuer si leur père à tous, Jean-Claude, n’avait fini par s’effondrer net d’un lâcher du cœur en poussant sa charrue, non loin de la Chivas, un soir de septembre 1824, laissant la bonne Etiennette au repos. Etait survenue l’hécatombe de 1825 (Michelle qui n’avait que dix-neuf ans, Jean-Claude qui n’en avait que dix-sept, Jean-Etienne qui n’en avait que deux). Sur un coup de colère, Jean Antoine avait décidé de laisser Aveyze pour s’installer à la ville. Il s’était rendu chez un tisseur des Grandes Terres, un pelaud comme lui et tous les siens, qui avait déserté Saint-Symphorien à pieds jusqu’à Lyon vingt-cinq ans avant lui, pensant faire fortune à la nouvelle que le Premier Consul était venu jusqu’en Bellecour pour y poser la première pierre de la reconstruction des façades abattues naguère sur l’ordre de la Convention. C’est avec des chemins comme ça que s’écrivit l’histoire de France.
Louis FROISSARD (1815-1860). La Place des Minimes à Trion
Sur le chemin des Grandes Terres, qui prenait au-dessus des Minimes à Trion et se répandait jusqu’au Point du Jour, s’étaient amassés des immeubles en pisé où s'entassaient les frais débarqués des campagnes venus rejoindre la Grande Fabrique renaissante. Presque deux cents gars pour un peu plus de cent-dix filles, tous placés chez des maîtres pour ouvrager. Tous savaient compter, déchiffrer et signer leur nom. Ils avaient entre cinq et sept ans pour apprendre tout le reste. Des unis, des jacquards, des velours, en tout presque cent soixante métiers battaient là, non loin de la chapelle de Fourvière où trônait la Vierge Noire qu'ils allaient prier le dimanche. Avec son maître, Jean Antoine avait traversé les guerres du tarif de 1831, celles pour la République de 1834. Tous ces combats pour la survie lui avait appris la grande vanité des causeurs, et qu’il ne pourrait compter que sur ses bras et sur sa tête à lui. Et qu'il lui faudrait passer longtemps à croiser du fil. C'est ce qu’il avait expliqué aux cadets venus d'Aveyze qui l’avaient rejoint l’un après l’autre. Tous croiseraient le fil désormais, loin du labour des aïeux. Et d’Etiennette qui, souvent, songeait à eux.
17:25 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : trion, jean antoine meyrieu, lyon, littérature, canuts |