lundi, 24 décembre 2007
Ginger, Fred, et la nuit de Noël
C'est une émission enregistrée pour être diffusée une nuit de Noël dont l'enregistrement sert de fil conducteur à l'intrigue de l'avant-dernier film de Fédérico Fellini, Ginger et Fred. Tourné en 1985, c'est à dire en pleine montée du berlusconisme, le film est bien sûr une satire aussi méticuleuse que délirante de la télévision privée : Une télévision qui ne se contente déjà plus d'être vulgaire et abrutissante. Déjà, déjà, elle se révèle cynique et dictatoriale. « Géant au pied d'argile », certes, à laquelle le vieux Fellini, qu'on sent poindre derrière Marcello Mastroianni, tire un malicieux mais direct bras d'honneur comme à travers les années, en profitant de la panne d'électricité qui interrompt le numéro de claquettes de ses deux personnages. Au fil des séquences de Ginger et Fred, Fellini ne se lasse pas de filmer des écrans de postes en fonction, dans le petit car qui conduit les « artistes », à la réception de l'hôtel, dans la chambre et le restaurant. Au beau milieu des foules, au cœur des conversations, la télévision s'installe et déverse des programmes immondes : matchs de foot où l'on ne voit que des pieds, sitcoms jeux et concours idiots, recettes de cuisine à vomir, variété toc et publicités obscènes.
Il y a, dans cet envahissement, quelque chose qui tient de Big Brother : la télé surveille et enferme chacun des personnages à qui elle n'adresse donc pas indûment la parole. En clair, on ne lui échappe pas. En témoigne ce plan étrange dans la chambre d'hôtel (cf photo ci-dessus) où Amélia regarde par la fenêtre en laissant le vide devant la télé allumée. Elle est seule, de dos. Toujours coiffée de son chapeau, comme figée dans une présence étourdie au monde. Le film pourrait devenir un bref instant une fable poignante sur la solitude, particulièrement celle des soirs de Noël. Car n'est-ce pas en ces soirs-là, soirs de réveillon, que la télévision se fait particulièrement ignoble ? Particulièrement obscène, avec ses talk-shows préenregistrés et servis à peine retiédis ? Or, à l'extérieur aussi, Amélia se trouvera cernée, balayée par une lueur orange et le faisceau d'un projecteur inquiétant qui tourne dans la rue et ne cessera plus de tournoyer à l'intérieur de sa chambre, sur le relief de son fauteuil, dans les draps de son lit.
Avec Ginger et Fred, Fellini capte tout le processus de la représentation du Réel qui, de Hollywood à Cinecittà, a fini par se déglinguer complètement et priver petit à petit le monde de l’homme. Avec ce film, il nous plonge tous dans le vide d'un non-sens menaçant, érodant peu à peu le vingtième siècle finissant. Ce qui est frappant, dans la réalité qu'il montre, c'est qu'elle n'est plus qu'un amas de détritus ( gros plans sur les poubelles) où l'on s'appauvrit (interventions des nouveaux-pauvres), où l'on vieillit, tandis qu'en se montrant à la télé, on s'enrichit, on rajeunit. D'où la course à la notoriété, même illusoire, même éphémère, à laquelle même un amiral drapé dans sa dignité ne peut résister. Plateau de télé dans lequel on se doit donc de pénétrer en silence et en file indienne, "comme à l'église" déclare ironiquement un personnage, où un parterre de fidèles massés sur des bancs en toc attend sous les projos sa nourriture d'immanence. Pauvre, pauvre humanité, n'a-t-elle pas eu ce qu'elle méritait, à force d'avoir créé ce tourbillon d'oubli d'elle même ?
Avec Ginger et Fred, fable sur ce qu'on peut attendre un soir de Noël de la société libérale - je vous laisse deviner quoi - Fellini filme la défaite de la pensée chère à Finkielkraut, celle qui nivelle en plaçant sur le même plan (celui du divertissement pour infirmes) Marcel Proust et Clark Gable, un amiral et un terroriste, un moine et une danseuse de cabaret. Mais il y a pire : lorsque le couple de danseurs comprend que pour faire le spectacle, la télévision n'a plus besoin d'eux, mais n'a besoin que d'elle-même, on comprend que pour faire le monde, le monde, pareillement, n'a pas besoin de nous, mais seulement de lui-même. La mégastructure a bouffé toute la place. Premier des trois films testaments que filma Fellini avant de nous quitter (il meurt huit ans plus tard, le 31 octobre 1993), Ginger et Fred est une terrible leçon sur la Fabrique de l'Illusion et aussi un constat attristé de la disparition du Réel. Ce soir, c'est Noël. Si vous êtes seul, faites ce que vous voulez : lisez un livre; écrivez une lettre; promenez vous dans les rues; allez à la messe. Mais de grâce, éteignez la télévision!
10:00 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fellini, noël, cinéma, ginger et fred, télévision, littérature, société |
samedi, 22 décembre 2007
GRIMPER
Aux amateurs éclairés des pentes lyonnaises et de leurs reliefs dodus et cabossés, ce petit jeu qui ne mange pas de pain : Après avoir lu attentivement chacune de ces quatre descriptions, il s'agit de rendre à chacune des œuvres citées à la fin celle qui lui appartient. Rien à gagner, sinon votre propre considération. Les commentaires sont ouverts. Réponses prochainement.
1. « De petits jardins calés par des planches s’ornent de chaque cotés de stèles, de poteries romaines, de pierres tombales, de statues démantelées. Dans un coin, l’entrée grillée d’un souterrain, sorte de caverne à ours d’où fuse une source. A droite, rivés au-dessus de l’abîme, des cerisiers, des platanes, des frênes, de petits acacias peuplent cette solitude d’une amère fantaisie. A mi chemin, cette allée de fantômes se partage en fourche. Tandis qu’une pente plus douce joue des coudes, zigzague à travers la silve, des plates-formes en terre battue invitent les bons poumons à gravir en ligne droite le sommet. L’infractuosité des murs abrite les plus vénérables débris de la civilisation : des mosaïques, les restes d’une salle de bain romaine, un pan de l’aqueduc construit par Claude, alimenté jadis par les eaux du mont Pilat, un fragment du Forum de Trajan en marbre cannelé, construit en 98, écroulé en 840, « le premier jour d’automne », et dont les débris servirent à la construction de la première église de la colline sainte, cette chapelle de Notre Dame du Bon Conseil qui garda le nom de « Forum Vetus » (…) Ce lieu sacré, un souffle mystérieux le parcourt sans cesse d’effluves spirituels auxquels semble se joindre, au crépuscule, dans la poussière dorée du couvent, la pourpre romaine mélangée aux longues robes blanches des vierges chrétiennes. »
2 . « Un peu plus haut, sur les pentes de la colline, on me voyait passer tout joyeux, pourchassant à coups de pied quelque vieille ferblanterie. Je me croyais toujours un peu en avance. Je faisais l’homme, en tâchant d’imiter la démarche et l’air de mon père. Des apprentis, qui allaient en course par là me donnaient des cigarettes. Par les allées de traboule, on arrivait au cœur du vénérable faubourg, tout plein de bruyante misère et d’odeurs écœurantes. Cela sentait une odeur sans pareille, l’odeur du pays des canuts, la pierre moussue, le vin qui coule, les détritus de fruits, l’urine, le pétrole, le beurre chaud – un seul courant de senteurs mêlés, rue par rue, depuis les Terreaux jusque là-haut, où le plateau rond entouré de ciel comme d’une toile de panorama s’élève si abrupt au-dessus des bas quartiers que toutes les rues semblent finir dans les nuages. Je m’arrêtais aux carrefours. Je flânais délicieusement. Les battants des métiers à tisser claquaient du haut des maisons, jetant sans relâche leur bruit haut et maussade. Les fenêtres, toutes pareilles, sans contrevents ni rideaux, semblaient tailler au canif dans le carton grisâtre des façades. Jacquard, en redingote verdie par les pluies, penchait sa tête de quaker. Dans chaque chantier, des fainéants jouaient aux boules, en vidant des pots de beaujolais et en mangeant des fromages. Et j’arrivais en chantant, soit par l’un de ces passages en escaliers qui, à la Croix-Rousse , servent de contreforts à tout le coteau, soit par l’une de ces rues nouées en cordes aux pieds des maisons comme pour les retenir sur les pentes… En bas, dans la plaine, sous les arcs légers des ponts, le Rhône et la Saône frissonnaient, pareils à de la soie. Vingt églises couleur de suie penchaient comme des visages leurs cadrans jaunes. Elles semblaient mener le lourd convoi d’une armée de pierres, et je voyais, sous leurs clochers, dévaler à perte de vue les fondrières géométriques des toits, d’où montaient une aubépine, une fumée, un air d’accordéon. Des hirondelles tombaient comme des flèches sur la ville bleue. Lyon, mon pays… ».
3. « Il n’avait pas besoin, la gravissant, de relever la tête pour savoir que, presque aussitôt, le passage à allure de coupe-gorge s’élargissait un peu. Il n’éprouvait pas non plus l’envie de tenir la rampe, pour mieux en suivre les capricieux méandres. Il jugeait inutile de regarder le ciel pour le savoir bien là, au-dessus de lui, clouté de rares étoiles, formant entre les murs un ruban de velours. D’avance, il connaissait la route, et qu’au-delà de sa maison, les escaliers se poursuivaient encore, à l’assaut de la colline mystique, puis cessaient brusquement pour faire place au sol pierreux, tout hérissé de pavés ronds. C’était d’abord le pied de la tour métallique, parodie de la Tour Eiffel , popularisée par l’image, avec le reflet écarlate, sanglant, sur les vieilles pierres, de la gigantesque enseigne lumineuse qui lui tisse une robe de feu ; puis, une fois de plus, on tournait à l’angle droit pour, dépassant la célèbre maison de l’Angélique, déboucher enfin sur l’esplanade d Fourvière, devant la basilique… »
4. « De l’autre côté de la rivière, qu’enjambait une frêle passerelle, se dressait un paysage de vertige : entassement d’immeubles efflanqués et superposés, de terrasses et de jardins suspendus dans lesquels ça et là, blanche comme un ossement, émergeait une ruine romaine. Au-dessus des vapeurs vitreuses, les murs, frappés par le soleil, s’éclairaient comme si les derniers rayonnements d’une mer invisible les eussent touchés. (…) La passerelle franchie, mon élan se brisa contre la pente raide d’une ruelle sournoise s’insinuant entre des couvents, des orphelinats, des chapelles, masures à demi ruinées et comme soudées aux flancs de la colline. Courbant l’échine, d’un pas raffermi, je continuai ma course vers la Médecine. A mesure que je m’élevais, sous moi, par delà les tours de la cathédrale et les toits pliants sous leur faix de tuiles romaines, je voyais diminuer la Place des Angoisses, rectangle uni dans le scintillement des fleuves. Au détour du chemin raboteux et tordu, je me heurtai enfin à la perspective de rêve d’un escalier somptueux de cent marches que dominait l’hôpital, bâtiment extravagant de fragilité, surplombant des bâtisses croulantes qu’il semblait menacer d’une chute prochaine, menacé lui-même de pareil écrasement par une basilique énorme, mal plantée au sommet de la colline. »
a. La Gerbe d’or ( Henri Béraud)
b. Montée des Anges (Max-André Dazergues)
c. Place des Angoisses (Jean Reverzy)
d. Sous le signe du Lion ( Tancrède de Visan)[i]
08:25 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : lyon, littérature, solko, reverzy, béraud |
lundi, 17 décembre 2007
Empire Français
En 1939, la Banque de France propose à Clément Serveau, sur le thème de l'Empire Français, la création d'une nouvelle coupure de 5000 francs : il s'agissait de représenter une allégorie de la France, autour de laquelle se grouperaient des types ethniques de ses principaux territoires étrangers.
Sur le recto du billet, que découpe l'horizon rectiligne, l'artiste a déposé un savant dosage bleu et blanc. La Mère Patrie, vêtue aux couleurs de la Méditerranée la plus limpide, vous regarde avec une souveraine et presque christique solennité, entre un paysage de la côte basque et un panorama du port de Rabat. Au verso, sur un fond de fleurs françaises et exotiques, un enfant noir, d’épaisses lèvres rouges, des cheveux crépus, un nez aplati ; de même que, sur de plus anciennes vignettes, le prolétaire portait tous les stigmates de sa classe jusque dans le portefeuilles des nantis et des riches, ainsi sur celle-ci, l'indigène noir amène tous les stigmates de sa race dans celui des habitants de la métropole. Dépaysement garanti : Les "colonies", comme on disait alors !
Côte à côte, non loin de lui, ses deux frères en provenance des autres versants de l'Empire. La mère Patrie veille sur eux-tous, puisque la République est alors un Empire, le second du monde ! On rappelait curieusement au citoyen de la Métropole occupée que l'espace colonial français s'étendait sur 12 347 000 km² terrestres, soit environ 8,6% des terres émergées. La rose, la jeune, la sobre, la sérieuse, la vaillante mère Patrie, devant un faisceau de drapeaux multicolores... Placée en équilibre au centre exact du billet (le nez juste à l'endroit où on le plie en deux), avec son col blanc croisé, son cou droit, sa sobre chevelure de jeune fille catholique devenue laïque mais toujours emplie des meilleurs sentiments à l'égard de ses prochains. La mère Patrie les embrasse tous, ses enfants de l'Union Française, autre nom donné à ce billet.
Le repérage à l'identique de la figure centrale, sur l'une et l'autre face du billet est particulièrement réussi et valut à la Banque de France d'élogieuses appréciations des imprimeurs et instituts d'émission étrangers. On commença l'impression de ce billet de Clément Serveau (1886-1972) à Paris, en mars 1942, en pleine Occupation. Il ne fut mis en circulation que le 5 juin 1945. Mais trois ans plus tard, le 29 janvier 1948, il fut brusquement retiré de la circulation sur décision de M. Schuman, président du Conseil, afin de mettre définitivement fin au marché noir. Chaque foyer dut rendre les billets en sa possession, toute transaction de ce billet devenant brusquement passible de 6 mois à 5 ans d'emprisonnement ou de 100 à 100.000 d'amende. Sur la photo ci-contre, on voit la foule parisienne se pressant devant le siège parisien de la Banque de France afin de se mettre en règles sans tarder. Les plus pessimistes durent, ce jour-là, se souvenir de l'échange de tous les billets français de juin 45.
Un tableau, publié par Le Monde quelques semaines plus tard indique que les agriculteurs furent, bien avant les rentiers et les industriels, les principaux déposants. L'opération fut couteuse pour l'Etat (estimée à 1 milliard et demi). Sans doute fut-elle une sorte de prélude symbolique à la décolonisation en cours, à laquelle la Quatrième République naissante n'allait pas résister : Est-ce un hasard ? A Delhi, le même jour, on tirait trois coups de revolver sur Gandhi, alors qu'il se rendait à la prière. L'histoire était en marche et le temps des empires en train de passer.
08:05 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, numismatique, argent, société, billets français, colonialisme |
lundi, 26 novembre 2007
L'Encouillé
C'était un intérieur de dingue (de vrai). Un intérieur pour romancier. Vous savez, celui d'un type qui ne sort quasiment plus, ni de chez-soi ni de chez-lui. Plus jamais sinon pour se ravitailler en boites de conserves et en journaux. Journaux qu'il empile dans les pièces de son réduit, selon un ordre protocolaire, de lui seul compris. Boites dont il ingère le contenu à n'importe quelle heure du jour comme de la nuit. Journaux, boîtes qu'il paie avec sa pension pour invalide. Un intérieur que personne n'a jamais contemplé, masqué derrière des couvertures tirées sur les carreaux. Trois fenêtres sur cour, quatrième étage.
Une voix s'échappe à heure fixe, quand - on suppose - l'occupant des lieux a oublié d'avaler ses comprimés.
Enculé, dit la voix. Gueule la voix, plutôt. Fort longuement. Non pas "enculé", mais, sauvagement poussé par l'abdomen et surgissant du larynx "Kooôôûûllllllé !" (le é, guttural, tend à disparaître). Son cri de guerre. De désespoir. Ou de routine. Il répète ça, le fou du quatrième qu'on ne voit jamais. Il répète ça et jure sur ce putain de pays, sur la France. C'est sa vie de jurer comme ça. Cest devenu un élément de la vie de tout le voisinage.
Qui s'occupe au fond de ce pauvre type ? A-t-il une famille ? Des amis ? N'en savons rien. Personne n'en sait rien. "Kooôôûûllllllé..." Quand vient l'automne, la douleur est plus discrète. Tout à l'air de rentrer dans l'ordre. Sur des affiches municipales, on lit que c'est la fête des feuilles". Késako, çette connerie ? Encore un coup de la mairie d'arrondissement ? On se le dit. On se dit ça, entre voisins ordinaires.
Dimanche 26 novembre, onze heures du matin, tohu-bohu général. Une fumée noire épaisse qui s'échappe des trois fenêtres de chez l'En-"Kooôôûûllllllé"... Lui, en caleçon, debout sur le rebord d'une de ses fenêtres. On dirait qu'il va sauter. Odeur de cramé dans tout le quartier. Arrivée des pompiers. Rue bloquée. Lances dans la cour, échelle et tout le bastringue, tous les badauds, sur la place, qui contemplent les camions rouges garés aux pieds de platanes que quittent définitivement et non sans négligence les dernières feuilles mortes. On le tire finalement de là, vêtu d'une guimbardine de pompier et coiffé d'un casque. Pimpon Pimpon... Jusqu'ici, rien d'anormal. C'est alors que tout bascule.
Tout, et au sens propre, quand par les fenêtres du réduit sinistré, une fois délogé son excentrique solitaire, toutes ses affaires se mettent à voltiger comme feuilles mortes. Littéralement : magazines et journaux vont tapisser bientôt la cour intérieure de la copropriété. Cela, ça peut encore se comprendre : On se dit ( on = les gens ordinaires, aux fenêtres, qui suivent les opérations) que ça pourrait faire repartir les flammes. Des cartons entiers, qui basculent dans le vide. A l'intérieur, on s'aperçoit bientôt qu'il n'y a pas que des journaux.
Des sapes, des ustensiles de cuisine, des objets divers et variés qui s'explosent la gueule contre le pavé... Risque que tout ça s'enflamme ?
On se demande...
Soudain voltige, du quatrième un frigidaire, et puis c'est un sommier pourri, et puis des fauteuils, des chaises, un banc, une cuisinière... Rien de bien cramé parmi tout ce mobilier. Une table, impeccable, même. Impeccable. J'en ai vu dernièrement des comme elle qu'un broc vendait pas moins de 600 euros... La table aussi, ses pieds et ses rallonges en noyer, s'explose contre le pavé. Puis des cartons, encore, des cartons emplis de papiers, des livres, des classeurs, des cahiers... Une guitare. Des corbeilles. Toute une vie, quoi, qui n'est pas encore crâmée, elle, et dont on sait pas grand chose à vrai dire, dont on ne sait rien, toute une existence que des pompiers zélés font basculer de l'autre côté du décor, là où il n'y a plus de vie sociale, comme s'il était mort pour de bon, définitivement délogé !
Délogé, l'EnKooôôûûllllllé !
J'imagine que lorsque brûle l'intérieur d'un ménage bon-chic bon-genre, on ne balance pas tout, comme ça, les diam's un peu noircis de madame, les porcelaines juste enfumées, et la bibliothèque, la chaîne stéréo et tutti quanti par les fenêtres ! Mais qu'on "sauve les meubles" au moins, en passant, s'il le faut, par l'escalier. Tout, vous dis-je, même les effets personnels (papiers, vêtements...) Bon pour la décharge : Paraît qu'une entreprise privée débarrassera tout ça au plus vite. Pas de souci, m'ont déclaré les pompiers, à la fin de cette journée, avec un air à la fois grave et désinvolte de jouer Fin de Partie.
Le pire, c'est quand on voit soudain voler par les trois fenêtres de l'Encouillé des liasses et puis d'autres liasses de bulletins non validés de Loto, Keno, Euromillions, Loto foot, comme de foutues feuilles mortes virevoltant devant les carreaux du troisième, puis du deuxième, avant de se poser sur le tas de décombres de l'intérieur en miettes du sinistré épandu dans la cour. Les gens ordinaires se regardent. Des bulletins rouges et blancs à grilles, il en avait entassé, amassé, nom de Dieu ! Toutes ces saloperies par lesquelles l'Etat fait payer l'impôt aux non-imposables...
Il paraît que vendredi dernier, quelqu'un a gagné plus de 27 millions d'euros dans les Bouches-du-Rhône. Notre voisin du quatrième, lui, jouait-il ? où est-il, à présent ? Ses bulletins non validés par milliers tapissent à présent les débris de sa pauvre vie privée (ou de sa vie privée de pauvre...) jetée en pâture aux regards de tous. Attestant qu'il avait un espoir quand même, l'encouillé, une espérance vague de vivre autre chose, et ailleurs, derrière ses couvertures accrochées à ses trois fenêtres, que sous les yeux de tous ...
15:35 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, l'encouillé, pompiers, nouvelles et textes brefs, fait-divers |
vendredi, 02 novembre 2007
La fête des morts
.....................................JOUR DES MORTS :
"Enfin ! Nous voilà au cimetière ! Le Paradis Terrestre ! Quelle paix ! Quelle douceur ! Qui pourra dire le rafraîchissement procuré par la vue des tombes ? Ceux qui les habitent, grâces à Dieu ! n'en sortiront pas à leur gré pour tourmenter, une fois de plus, ceux qui ont encore à mourir! "
.....................................
Magnifique Léon Bloy, dont la formule trouvée dans Petits poèmes en prose ("Novembre") ramasse et restitue l'essentiel de ce qu'un promeneur peut ressentir dans les travées d'un cimetière. C'est aujourd'hui la fête des morts, et nous interrompons pour quelques jours le feuilleton des canuts. Cela ne nous empêche pas d'avoir une pensée pour toutes les victimes de 1831, 1834. "Hélas, fit écrire sur sa tombe la comtesse de Noailles, je n'étais pas faite pour être morte". Soit ! Et pourtant elle l'est, comme ils le furent et comme nous le serons, sommes nous tentés de dire. L'humanité compte, on le sait, plus de morts que de vivants. Belle consolation, n'est-ce pas ! Le piquant Brassens se vantait de posséder "des cimetières en abondance", qu'il pouvait visiter le Jour des Morts. Moi, je n'en ai pas tant que ça. Pour ceux qui, par malchance, n'en auraient aucun à visiter, et seraient donc obligés de passer la journée d'aujourd'hui en compagnie des vivants, plutôt que de vous fader les programmes TV, je conseille en tout premier lieu ce site sur le Père Lachaise à Paris, . Là, vous apprendrez l'histoire du plus beau cimetière de la capitale et vous pourrez vous exclamer devant votre écran "Paris à nous deux" sans avoir l'air trop ridicule. Autre promenade très bien orchestrée dans le cimetière de Montparnasse , lequel mérite lui aussi un détour, ne serait-ce que pour Proudhon (1809-1865), Littré (1801-1881),Baudelaire (1821-1867), Tzara (1896-1963), Laval (1893-1945), Sartre et Beauvoir (1905/1908-1980/1986).
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La province recèle, en matière de cimetières de véritables trésors. Voici celui d'Ouessant, celui de Vichy où vous attend Valéry Larbaud, celui de Toulouse, celui de "Mouille-Cul où Mitterand repose à Jarnac. Sur ce site, vous pourrez rendre de virtuelles visites à bon nombre de célébrités disséminées un peu partout sur le territoire.
A Lyon, le cimetière de la Loyasse, sur la colline de Fourvière, offre plusieurs curiosités : une vue sur le mont Thou, magnifique, de nombreux monuments (oubliez celui, stalinien en diable, d'Edouard Herriot), le "jardin des prêtres", une spécificité que je n'ai rencontrée nulle part ailleurs, et qui appartient à l'évéché... Enfin, à tout seigneur tout honneur, vous achèverez cette tournée des cimetières par celui de Sète qu'un de ses illustres habitants a rendu, à jamais, pour le pire comme pour le meilleur, éternellement marin.
07:20 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture, actualité, religion, fête des morts, christianisme, culture |
mercredi, 24 octobre 2007
GASTON COUTE
Un nouveau site sur Gaston Couté présentant la totalité de son œuvre ! Que dire de plus, sinon inviter chacun d'entre vous à vous attarder un peu sur un texte ou un autre de ce poète beauceron anarchiste sur lequel tout et trop a été dit, mais vers lequel on prend toujours plaisir à revenir.
Il faut, à vrai dire, lire Couté à voix haute pour l'apprécier à sa juste mesure. Se le mettre en bouche, vraiment, comme du bon vin. Au sens propre : L'ARTICULER... Voici, pour s'entraîner, en guise d'apéro :
LE CHRIST EN BOIS
Bon guieu ! la sal'commune ! ... A c'souèr,
Parsounne a voulu m'ar'cevouér
Pou' que j'me gîte et que j'me cache
Dans la paille, à couté d'ses vaches,
Et, c'est poure ren qu' j'ai tiré
L'cordon d'sounnette à ton curé
Et qu'j'ai cougné cheu tes déviotes :
Les cell's qui berdouill'nt des pat'nôt'es
Pour aller dans ton Paradis...
S'ment pas un quignon d'pain rassis
A m'fourrer en travars d'la goule...
I's l'gard'nt pour jiter à leu's poules ;
Et, c'est pour çà qu'j'attends v'ni d'main
Au bas d'toué, su' l'rabôrd du ch'min,
En haut du talus, sous l'vent d'bise, .
Qu'ébranl' les grands bras d'ta crouéx grise...
Abrrrr ! ... qu'i' pinc' fort el' salaud !
E j'sens mon nez qui fond en ieau
Et tous mes memb'ers qui guerdillent,
Et mon cul g'lé sous mes penilles ;
Mais, tu t'en fous, toué, qu'i' fass' frouéd :
T'as l'cul, t'as l'coeur, t'as tout en boués !
Hé l' Christ ! T'entends-t-y mes boyaux
Chanter la chanson des moignieaux
Qui d'mand'nt à picoter queuqu'chose ?
Hé l' Christ ! T'entends-t-y que j'te cause
Et qu'j'te dis qu'j'ai-z-eun' faim d'voleux ?
Tell'ment qu'si, par devant nous deux,
I' passait queuqu'un su' la route,
Pour un méyion coumm' pour eun' croùte,
I' m' sembl' que j'f'rais un mauvais coup ! ...
Tout ça, c'est ben, mais c'est point tout ;
Après, ça s'rait en Cour d'assises
Que j'te r'trouv'rais ; et, quoué que j'dise
Les idée's qu'ça dounne et l'effet
Qu'ça produit d' pas avouer bouffé,
Les jug's i's vourin ren entend'e,
Car c'est des gâs qui sont pas tend'es
Pour les ceuss' qu'a pas d' position ;
l's n'me rat'rin pas, les cochons !
Et tu s'rais pus cochon qu'mes juges,
Toué qui m'v'oués vent' creux et sans r'fuge,
Tu f'rais pas eun' démarch' pour moué :
T'as l'vent', t'as l'coeur, t'as tout en bois !
L'aut'e, el'vrai Christ ! el'bon j'teux d'sôrts
Qu'était si bon qu'il en est mort,
M'trouvant guerdillant à c'tte place,
M'aurait dit : " Couch' su'ma paillasse ! ... "
Et, m'voyant coumm'ça querver d'faim,
l'm'aurait dit : " Coup'-toué du pain !
Gn'en a du tout frés dans ma huche,
Pendant que j'vas t'tirer eun'cruche
De vin nouvieau à mon poinson ;
T'as drouét coumm' tout l'monde au gueul'ton
Pisque l'souleil fait pour tout l'monde
V'ni du grain d'blé la mouésson blonde
Et la vendange des sâs tortus... "
Si, condamné, i' m'avait vu,
Il aurait dit aux jug's : " Mes fréres,
Qu'il y fout' don' la premier' pierre
C'ti d'vous qui n'a jamais fauté ! ... "
Mais, toué qu'les curés ont planté
Et qui trôn' cheu les gens d'justice,
T'es ren ! ..., qu'un mann' quin au sarvice
Des rich's qui t'mett'nt au coin d'leu's biens
Pour fair' peur aux moignieaux du ch'min
Que j'soumm's... Et, pour ça, qu'la bis' grande
T'foute à bas... Christ ed' contrebande,
Christ ed'l'Eglis ! Christ ed' la Loué,
Qu'as tout, d'partout, qu'as tout en boués ! ...
06:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, poèmes, poésie, écriture, culture, gaston couté |
mardi, 02 octobre 2007
La fête des Anges
A chaque fois que, dans la Bible, Dieu a voulu s'approcher des hommes, on trouve un ange. Ange messager, ange décrypteur, ange intercesseur, ange accompagnateur, ange délivreur, ange gardien : L'ange, qui voit Dieu, assume en même temps une intimité fraternelle avec l'homme. L'ange, qui est de toute éternité, se meut dans la grâce de l'instant éphémère comme s'il était chez lui. Alors, si la présence et l'existence de Dieu interrogent, celles de l'ange ont toujours eu l'air d'aller de soi. Comme l'habileté de cet être-ange est étrange ! Peut-être parce qu'il n'est pas, comme Dieu, une figure du père, mais plutôt du frère aîné. On croit volontiers qu'un ange veille sur son pauvre destin, sur ses ailes de désir comme sur ses ailes de foi.
L'ange est avant tout une figure hautement littéraire. Avec SERAPHITA, Balzac consacra un roman savoureusement congelé aux amours angéliques. Qu'il soit maudit, comme chez Lautréamont (Chants de Maldoror), ou bien lumineux, comme chez Hugo (La Fin de Satan), le personnage de l'ange figure bien ce compagnon du jeu humain, à la fois proche de l'aube et familier de la nuit, et glissant dans l'espace et dans le temps dans un rapport de gémellité fort troublant. L'ange est bien le double magique et féérique auprès de qui la perception de l'existence d'une simple journée devient multidimensionnelle, celle d'une vie dotée de sens. Une des chansons qui permit aux Français de garder le moral après juin 40 n’avait-elle pas pour titre : Mon Ange ?
De littéraire, le personnage devint très vite cinématographique. Et passa même dans la B.D. Et de la B.D à la carte postale, aux bibelots. Les anges sont partout. Pas tous, il est vrai, gardiens ou protecteurs. La société contemporaine les malmène tout autant qu'elle malmène les humains. On n'hésite plus à les instrumentaliser. Je connais des gens qui n'invoquent le leur rien que pour trouver une place où se garer. Je ne sais pas si fut jamais soufflé à l'oreille par l'un des leurs la grille de l'Euromillions à l'un des rares gagnants. Qu'importe l'idée que l'on se fait de leur mission, qu'importe l'usage que l'on fait de leur soutien : c'est aujourd'hui leur fête ; la fête de tous les anges. N'oubliez donc surtout pas de souhaiter au vôtre la sienne. Qui pense à son ange pense à soi, et qui pense à soi n'est jamais en mauvaise compagnie.
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vendredi, 07 septembre 2007
Yasmina en quête de marguerites...
« Ce qui m'interésse, c'est de contempler un homme qui veut concurrencer la fuite du temps ». Eh bé! Rien que ça, Yasmina ! Profitant du récent boom de la littérature people ou de la littérature politique, bref, de l'avènement de la non-littérature, la Réza a flairé un bon coup éditorial. Un coup dans le genre d'Art, mais en encore plus démago, par ce que susceptible de toucher le grand public, c'est à dire l'ensemble des GFrançais qui ont voté ou n'ont pas voté pour le Sarko nouveau qui vient d'arriver. Il faut croire que parier sur la connerie des gens, c'est après tout un bon placement puisque ça marche ! Le Monde des livres, évidemment, qui depuis déjà bon nombre de rentrées n'a plus honte de rien, suit l'aventure de près. Et publie chaque semaine, avec un satisfecit ragoutant, la progression fulgurante de la miss, au box-office de la rentrée.
L'aube, le soir ou la nuit, on sait que c'est comme ça que ça s'appelle : manière de dire que Sarko-Reza (autre variante du couple Sarko-Dati), cet étrange attelage, il n'a jamais une minute pour lui, quoi : l'existence, c'est boulot, boulot, boulot... En véritables pros qu'ils sont, l'un de la politique-comm', l'autre de la littérature-comm'. 192 pages de littéraire, donc, (forcément littéraire, aurait dit Marguerite Duras, illustre devancière de Yasmina dans ce genre d'entreprise qui consiste à légitimer le quelconque, du footballeur Platini au joggeur Sarkozy) durant lesquelles la Reza guette le regard plat, le détail insipide, voulant sans doute faire "un livre sur rien". Seulement voilà, ça fait lurette que n'est pas Flaubert qui veut. "C'est une étreinte que j'ai vue mille fois", dit-elle à propos de l'étreinte Clavier / Sarkozy... Son livre, c'est un livre qu'on a lu mille fois, quelque chose comme le carré vide qui a trôné au centre de la campagne électorale, qui trône au centre de notre époque. Le style de Reza, puisqu'il parait que ce récit ne tient que sur le style, c'est comme la cravate de Stéphane Bern dans un talk-show, voyez, ça défrise pas grand chose et c'est triste à mourir :
« Metteur en scène de cette superproduction, Teresa Cremisi, toute-puissante directrice littéraire de Flammarion. Pas question que les « épreuves » circulent auprès des journalistes politiques et des critiques. Faire circuler le livre l’aurait défloré et aurait abîmé son caractère littéraire, explique-t-elle. Les anecdotes auraient été éparpillées et les gens auraient eu le sentiment d’avoir déjà lu le livre. »
Pas d’interviews, sauf une seule avec Le Nouvel Observateur. Pas de photos non plus. Leçon élémentaire de teasing : moins on montre, plus le désir grandit. Bien sûr, la stratégie échoue : fuites ou double jeu, Le Point a décortiqué l’ouvrage malgré l’embargo et des extraits copiés-collés ont fleuri un peu partout. L’éditeur habituel de la dramaturge, Richard Ducousset, directeur d’Albin Michel et coéditeur de L’Aube…, est un peu désabusé. « Même si c’était un mauvais livre, le succès serait là. C’est significatif de notre époque », déplore-t-il. Alors que les tirages habituels de Reza oscillent entre 50 000 et 80 000 exemplaires pour un roman et entre 20 000 et 30 000 pour une pièce, son nouvel ouvrage devrait rapidement devenir un best-seller." (Jean-Sébastien Stehli -L’Express)
Significatif de notre époque, en effet. Que faire ? Pendant ce temps-là, les Bleus de l'équipe de France ont déjà leur portrait dans le Figaro Littéraire. Je conseille à Yasmina d'ouvrir l'enquête dans les vestiaires où se cache peut-être son futur best-seller. Faute d'y trouver l'inspiration, elle y savourera du muscle et de la sueur, de quoi concurrencer la Duras en termes de forcément sublime ! ... Et puis, avec les nombreuses disparitions d'Immortels ces derniers temps, il y a des fauteuils à prendre à l'Académie. Elle peut, en continuant à ce train là, espérer marcher sur les traces d'une autre Marguerite. Mais Yourcenar, en ces temps-là, il est vrai, c'était une autre pointure, un autre calibre, une autre classe.
10:20 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : écriture, sarkozy, société, actualité, littérature, connerie |
vendredi, 03 août 2007
La prose poétique de Béraud
Le Vitriol de lune(1921) de Henri Béraud renoue avec le récit historique, en plongeant son lecteur dans une intrigue à la Dumas : conspirations, empoisonnements, écartèlement, énucléation, errances et voyages sur fond de querelles religieuses et politiques. Personnages fictifs et personnages historiques (Louis XV, Damiens…) s’y côtoient, le fil conducteur étant la tendresse filiale qu’un oncle ( Giambattista), porte à son neveu orphelin (Blaise Cornillon). Une tendresse bourrue, fidèle, protectrice.
Le héros de Au Capucin Gourmand (1925) est quant à lui un paysan dauphinois du dix-huitième siècle, lequel vivait heureux avec sa Jeannette jusqu'à ce qu'un soldat de passage violente cette dernière durant son absence. S’estimant déshonoré d’avoir été incapable de la protéger, il la rend à son père, gagne Lyon, où il se fait recruter par le racoleur du régiment du Dauphiné. C’est ainsi que le paysan Lèbre devient le beau Sergent du Roi.
Plus de quinze ans plus tard, il retrouve l’agresseur de sa femme, un certain sergent Merru, qu’il provoque en duel et qu'il tue. Lorsqu’il regagne son pays, il retrouve une Jeannette si lasse et si usée qu’après un an passé en sa compagnie, il engage une aventure auprès de Fanchon, une comédienne et prostituée lyonnaise. Après l’avoir entraîné dans la ville, Fanchon intègre peu à peu à sa bande de « chevaliers » son beau sergent, le pousse au vol, puis au crime. Arrêté, condamné, le sergent Lèbre finit seul et exécuté sur la place des Terreaux. Ces intrigues populaires plus ou moins empruntées (on passe à l'abbé Prévost, notamment) offrent à Béraud l’occasion de travailler son style. Ainsi, dès Le Vitriol de Lune et surtout Au Capucin Gourmand, le projet littéraire qui le conduira aux futurs chefs d’œuvre de la Conquête du Pain prend forme et mûrit :
« Rue de la Limace , à Lyon, tout contre la manécanterie de Saint-Nizier, il y avait un cabaret. Sous l’enseigne Au Capucin Gourmand, un bouchon d’herbe pendait. Deux tilleuls protégeaient le jardin, où étaient des tables et des bancs. On y accédait par dix marches, que rongeaient les brouillards du Rhône »
(Henri Béraud – Au Capucin gourmand, incipit)
La prose poétique de cette séquence repose sur l’usage alterné de mètres pairs et impairs : on trouve en effet deux mètres de 7 syllabes : « Rue de la Limace , à Lyon », « un bouchon d’herbe pendait », trois de 9 syllabes : « Sous l’enseigne Au Capucin Gourmand », « Deux tilleuls protégeaient le jardin », « où étaient des tables et des bancs », ainsi que trois octosyllabes : « Il y avait un cabaret », « on y accédait par dix marches », « que longeait le brouillard du Rhône ». La simplicité du vocabulaire, empruntée à la chanson traditionnelle, estompe évidemment la structure métrique du paragraphe. Seul un segment de treize syllabes se détache, que clôt le mot Saint Nizier, qui domine le fragment tout entier.
Ainsi se forge le style artisanal de Béraud. Souvent composée de mètres identifiables, la proposition va au plus court, incisive. Le terme juste tombe, équilibré sur de discrètes allitérations. La phrase, rarement complexe, forme une séquence close sur son seul prédicat. Lorsque surgit une comparaison, elle est toujours aussi simple qu’inattendue. Béraud, c’est un Boileau qui aurait lu son Michelet. Alors que le roman traditionnel entre dans une crise qui menace de lui être fatale, plusieurs décennies avant le film de capes et d’épées, il invente, si l’on peut dire, le classicisme moderne du roman populaire français :
« Il faisait un froid sec qui, devant les boulangères, fouettaient les femmes attroupées. On vendait le pain, huit sols la livre. Tous les souffles du ciel semblaient se jeter par les rues étroites, sur les malheureux de Paris. Les fumées se couchaient contre l’échine de toits comme des queues de bêtes. Dans l’azur glacial, des brumes flottaient. »
Le Vitriol de Lune II.9
07:15 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : béraud, littérature, lyon, écriture, houdaer |