mercredi, 28 avril 2010
Le lion blessé & le rat sceptique
De la fenêtre de ce wagon, le 23 mai 1920 à 23h45, chuta un Président de la République. Dans cette affaire, l’improbable fiction rencontre l’anecdote historique et la coïncidence, à la fois comique et démystificatrice, est propice au songe. Quand j’étais petit, tout ça ne manquait pas de me fasciner. Aussi m’imaginais-je à la place du cheminot André Rabeau (rat beau, quel patronyme !), me trouvant nez à nez, un quart d’heure avant minuit à douze kilomètres de Montargis dans le Loiret, avec un type en pyjama, ensanglanté, le visage tuméfié et distingué, articulant, un peu hagard : « Mon ami, cela va vous étonner, mais je suis le Président de la République ».
La fable, et son univers bâti de hasard, ne sont plus très loin. Comme on imagine ce que ce Rat beau a pu penser, on voit sans mal quel joli récit en son siècle d'or un La Fontaine aurait ficelé, à partir de ce Lion Blessé et de ce Rat sceptique.
Le Rat Sceptique, légitimement persuadé d’avoir affaire à un ivrogne emmèna lestement le Lion Blessé dans la maison du garde-barrière le plus proche, celui du passage à niveau 79 (près de Mignerette) un certain Gustave Dariot. Lui, ça pourrait bien être un renard en son terrier. Aux gendarmes et aux journalistes (une meute de chiens, pour sûr, une espèce valant bien l'autre) qui accourront par la suite, ma commère sa renarde d’avouer que son flair avait tout de suite repéré « aux pieds propres » que « c’était un monsieur. » On ne prévint par télégramme le sous-préfet de Montargis, M Lesueur (que je verrais bien en hautaine cigogne) qu’une fois l’aventure présidentielle avérée, vers cinq heures du matin, et le ministre de l’Intérieur (une sorte de punaise ? ) ne constata la disparition effective du lion blessé dans le convoi que lorsque ce dernier arriva à Roanne, vers les 7 heures du matin.
Le train présidentiel se rendait de Paris à Montbrison où Paul Deschanel devait inaugurer un buste à la mémoire d’un pionnier de l’aviation mort dans les tout premiers mois de Quatorze, un certain Emile Reymond, sénateur de surcroît. La petite histoire nous dit que le train ne roulait qu’à 50 km heures ce 23 mai, à cause de travaux sur la voie. Le président aurait eu chaud et, pour se rafraichir, se serait pencher jusqu’à basculer soudainement sur le ballast . Un certain docteur Logre (on passe de la fable au conte avec un tel nom) expliqua cette chute par le syndrome d'Elpenor : « un état de désorientation survenu au cours d'un réveil incomplet chez un sujet, fatigué et qui avait pris avant de s'endormir un médicament hypnotique » Le septennat du onzième Président de la République, qui avait été le tombeur d'un Tigre (Clémenceau) ne devait durer que sept mois. Deux ans plus tard, le lion blessé, et c’est pourquoi on parle ici de lui aujourd’hui, rendit l’âme, un 28 avril 1922, victime d’une pleurésie
Les morales de l’Histoire ? Il y en a trop. « On a toujours besoin d’un plus petit que soit. » serait la première à venir à l’esprit. « È pericoloso sporgersi. » (les seuls mots que je connaisse en italien) s’impose aussi. Sans compter le fait que la réalité dépasse souvent la fiction. Mais surtout, quand on mesure qu’on ne retient de Paul Deschanel (1855-1928), qui fut aussi homme de lettres et fascinant orateur, et qui réalisa une carrière politique d’exception, que cet incident et la réputation de cinglé que lui taillèrent ses ennemis politiques jusqu’à obtenir sa démission, que la renommée est bien ingrate avec ses grands hommes, et qu’on tombe vite de son train dès qu’on n’est plus exactement à la bonne hauteur : voilà sur quoi le locataire actuel de l’Elysée, et sans aucun doute bon nombre des candidats à sa succession, devraient sans aucun doute ardemment méditer.
06:30 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : paul deschanel, andré rabeau, fable de la fontaine, république, politique, littérature |
mardi, 27 avril 2010
Bloy, Serge & Jules Bonnot
Le 27 avril 1912 mourait Jules Bonnot. Il y a de cela 98 ans Selon la légende, Bonnot avait été un temps le chauffeur privé de Sir Arthur Conan Doyle. Plus prosaïquement, il fut l’amant de l’épouse de Thollon, l'humble gardien du cimetière de la Guillotière à Lyon, et un petit malfrat de province avant de devenir le grand Bonnot, chef de la bande de la rue Ordener, révélée au grand public par le casse de la Société Générale à bord d’une mythique Delaunay Belleville verte et noire de 12 CV, modèle 1910, le 21 décembre 1911. La bande à Bonnot : Rien n’est plus ridicule que cette chanson de Joe Dassin, qui traine encore sur You Tube ou Daily Motions, rien de plus niais non plus que ce navet, les Brigades du Tigre, avec Clovis Cornillac et Jacques Gamblin.
Non…
Pour se souvenir de Bonnot, il faut lire ou relire les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, journaliste à l’Anarchie qui fut assimilé par la police à sa bande et, pour l’avoir connu, aimé et protégé, qui fut condamné à cinq ans fermes, qu’il passa à la Santé puis à Melun, dans des conditions proprement épouvantables : isolement cellulaire la nuit, travail forcé le jour.. Voici le récit sommaire de la mort de Bonnot que fait Victor Serge dans ses magnifiques mémoires d’un Révolutionnaire récemment réédités par Laffont dans la collection Bouquins, avant le long récit du procès de la bande.
« Bonnot, surpris chez un petit commerçant, à Ivry, engageait dans une chambre obscure un corps à corps avec le sous-chef de la Sureté, Jouin, l’abattait de plusieurs balles de browning lâchées à bout portant, faisant un instant le mort sur le même plancher, puis enjambait une fenêtre et disparaissait. Rejoint à Choisy-le-Roy, il soutint un siège d’une journée entière en se défendant à coups de pistolet, écrivit dans les intervalles de la fusillade une lettre innocentant ses camarades, se coucha entre deux matelas pour se défendre encore contre l’assaut final, fut tué ou se tua, on ne sait pas au juste. »
Peut-être faut-il aussi jeter un œil dans le journal de Léon Bloy (Le Pèlerin de l’Absolu), qui relate ainsi l’événement en date du 29 avril :
« L’événement qui remplit toutes les feuilles et toutes les cervelles, c’est la capture et la mort de l’anarchiste Bonnot, chef d’une bande qui terrifiait Paris et la province depuis des semaines : vols, cambriolages, assassinats. En remontant jusqu’à Ravachol, je peux dire que je n’ai rien vu de plus ignoble, de plus totalement immonde en fait de panique et d’effervescence bourgeoise.
Le misérable s’était réfugié dans une bicoque, à Choisy-le-Roi. Une multitude armée a fait le siège de cette forteresse défendue par un seul homme qui s’est battu jusqu’à la fin, quoique blessé, et qu’on n’a pu réduire qu’avec une bombe de dynamite posée par un héros (!) qui a opéré en se couvrant d’une charrette à foin et cuirassé de matelas.
Les journaux ne parlent que d’héroïsme. Tout le monde a été héroïque, excepté Bonnot. La population entière, au mépris des lois ou règlements de police, avait pris les armes et tiraillait en s’abritant. Quand on a pu arriver jusqu’à lui, Bonnot agonisant se défendait encore et il a fallu l’achever.
Glorieuse victoire de dix mille contre un. Le pays est dans l’allégresse et plusieurs salauds seront décorés.
Heureusement Dieu ne juge pas comme les hommes. Les bourgeois infâmes et tremblant pour leurs tripes qui ont pris part à la chasse, en amateurs, étaient pour la plupart, j’aime à le croire, de ces honorables propriétaires qui vivent et s’engraissent de l’abstinence ou de la famine des pauvres, chacun d’eux ayant à rendre compte, quand il crèvera, du désespoir ou de la mort d’un grand nombre d’indigents. Protégés par toutes les lois, leur infamie est sans aucun risque. Sans Dieu, comme Bonnot, ils ont l’hypocrisie et l’argent qui manquèrent à ce malheureux. J’avoue que toute ma sympathie est acquise au désespéré donnant sa vie pour leur faire peur et je pense que Dieu les jugera plus durement.
Cette brillante affaire avait nécessairement excité la curiosité la plus généreuse. Ayant duré plusieurs heures, des autos sans nombre avaient eu le temps d’arriver de Paris, amenant de nobles spectateurs impatients de voir et de savourer l’extermination d’un pauvre diable. Le comble de l’infamie a été la présence, dans les autos, d’une autre armée de photographes accourus, comme il convient, pour donner aux journaux tous les aspects désirables de la bataille »
21:27 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : jules bonnot, victor serge, léon bloy, littérature, anarchie |
lundi, 26 avril 2010
L'Ancêtre-laboureur
Passé la journée dans le Haut-Jura. Vu quelques champs de colza, de nombreux prés couverts de pissenlits, quelques vaches, des forêts, des chemins de terre, une ou deux cascades. Traversé des villages, vides. Vieilles pierres, des bâtisses, des églises, des murets, des fontaines. Revu tout cela après une semaine durant laquelle je suis resté chez moi, claquemuré presque.
Ressenti brièvement l’Ancêtre-laboureur.
Ce texte est une republication :
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Ses ancêtres, de quelque côté qu’il se tournât, avaient poussé la charrue.
Etrange, cette envie, qui leur avait fait quitter leur sillon. Je me demande à présent : était-ce l'envie de nous ?
Une lueur au loin : c'était la ville. Là-bas, des sourires carnivores et du papier-monnaie. Sourires quand même, s’étaient-ils dit. Et, bien que les pantalons de velours leur usassent l'intérieur des cuisses, ils s’étaient mis en route des sentiers jusqu'aux ateliers. Souci de prospérité ? Envie de foutre le destin par-dessus-bord ? Suivisme ? Envie de dire collectivement son mot dans l'Histoire : le peuple et ses légendes… Besoin de bouffer.
Nous nous retrouvâmes au cours de l'épisode suivant, tous entassés à plusieurs générations dans des lieux exigus au fond d'arrière-cours assez malodorantes, il faut bien le reconnaître, mais poussés au sens propre hors de nous-mêmes par une force tenace qui ne voulut plus voir dans le troupeau que des individus, force cérémoniale qui devint tant bien que mal une tradition démocratique. C'est alors que nous avons peu à peu abandonné les récits de nos ancêtres pour le discours des orateurs urbains. Alors que le passé, jusqu'alors simple, devint composé.
Certains carreaux de la cuisine étaient branlants et nous n'avions pas de chauffe-eau pour se laver. Quand les filles se dénudaient, il fallait faire le pied de grue à la porte. Mais le progrès filait sa route, et nous la sienne. Nous avons appris à lire dans les journaux. La liberté guidant le peuple. (1)
A force de se tourner vers l'avenir, nous avons oublié le passé, le plus simple comme le plus compliqué. Des brocanteurs ont vidé de nos greniers les épaves que les ancêtres y avaient laissées, pour les vendre fort cher à des collectionneurs de passage. Il fallait voir comme le plus quelconque de nos moulins à café avait l'air de les enchanter. Les imbéciles ! Adieu, les mouchoirs en dentelles brodées aux initiales d'antan qui sentaient les herbes de Provence et les doigts de nos grand mères. De vote en vote, nos mouchoirs usagés, à présent, nous les jetons.
Puis nous avons vendu les planchers de nos greniers et les culs de nos armoires à tant le mètre carré. De ponts en ponts, nous sommes parvenus enfin à la capitale. La capitale, pour nos esprits étroits, c'était presque l'Amérique ! Sur ses affiches électorales, un président de la République - je ne sais plus lequel, il y en a tellement eu - et puis c'est si commun, un président de la République ! - souriait à pleines dents.
Quand nous songions à l'ancêtre laboureur, nous pouvions nous imaginer sans frémir de ridicule que nous étions devenus des êtres civilisés. Qu'il pourrait être fier de nous, le gueux qui chiquait.
Un jour pourtant, tandis que nous vieillissions, il revint hanter nos traits peu à peu. Je ne sais quel fut le premier d'entre nous dont il se saisit.
Sous le galurin posé de guingois, la ressemblance avec sa photo écornée et jaunie - encore que nul parmi nous n'était encore capable de dire si c'était bien lui qui figurait dessus, ou bien un petit-fils ou un voisin, qu'importe en la maison commune - la ressemblance était si frappante qu'on en restait tous au perron comme saisis, hésitants à l'inviter à prendre place au repas de famille, devant une assiette de surgelés.
A quelques mètres sous le carreau, là, sous nos pieds, c'était encore la terre, son domaine, son sillon. La terre, qu'il pointait du doigt. Deux ou trois siècles étaient passés, guère plus. Suffisamment pour balayer tous nos savoirs et de vent établir nos domaines. Son regard était, malgré cela, et malgré la grande fatigue, et toute sa vieillesse, demeuré confiant et droit. Nous n'eûmes plus, dès lors, qu'à attendre (attendre, nous avions perdu, entre autres, cette habitude...) qu'il ouvrît la bouche, nous demandant plein d'effroi en quel patois il articulerait son premier mot, de quel geste il accompagnerait sa première sentence
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(1) Tiens, je signale au passage, même si ça n'a rien à voir (mais quel hasard !), qu'aujourd'hui lundi, c'est l'anniversaire de la naissance d’Eugène Delacroix .
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Il n'est donc pas totalement incongru de placer en vis à vis ces deux photos, celle de l'Ancêtre-Laboureur, et la reproduction du maître tableau d'Eugène, romantique bâtard du rusé Talleyrand. Cliquer sur le nom d'Eugène là au-dessus pour une (re)lecture du billet de cent...
00:00 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, poème, poésie, labour, laboureur, ancêtres |
samedi, 17 avril 2010
Paul Jorion
« La socialisation des pertes : Quand on a vu les chiffres qu’il fallait dégager, on s’est aperçu que les Etats eux-mêmes étaient entrainés dans la chute du système. C’est eux qui prenaient à charge les dettes, et ils étaient incapables de le faire. Avec les événements qui affectent la Grèce, le Portugal, les conséquences de cette tentative ratée d’éponger les dettes se poursuivent. »
« Le capitalisme s’effondre tout seul sans que personne ne le pousse, sous le poids de sa complexité, sous le poids de l’invraisemblable tissu de fragilités qui s’est créé avec le remplacement d’un système économique de richesses par un système économique de crédit – c'est-à-dire de reconnaissances de dettes. »
« Les dominos, là, maintenant, ce sont les nations. On se dispute comme des chiffonniers. Les Allemands disent : « C’est pas nous qui paieront », la Grèce dit : « si on ne veut pas nous aider, on se tournera vers le FMI » Le système continue de s’effondrer : il ne s’effondre plus au niveau des entreprises ou de Wall Street, il a entraîné dans sa chute les Etats et c’est à ça qu’on est en train d’assister, et très mal engagé.
« Les idées sur ce qu’il faudrait faire pour passer à autre chose ne sont pas encore là. Il ne faut pas se contenter de phrases en l'air, il faut venir avec du solide... »
Paul Jorion - 19 mars 2010
Paul Jorion - Le temps qu'il fait le 19 mars 2010
envoyé par PaulJorion. - L'info video en direct.
Voilà qui me rappelle, à nouveau, Musset; cet extrait de la première partie de La Confession d'un enfant du siècle : "Mais si le pauvre, ayant bien compris une fois que les prêtres le trompent, que les riches le dérobent, que tous les hommes ont les mêmes droits, que tous les biens sont de ce monde, et que sa misère est impie ; si le pauvre, croyant à lui et à ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour : Guerre au riche ! à moi aussi la jouissance ici-bas, puisque le ciel est vide ! à moi et à tous, puisque tous sont égaux ! ô raisonneurs sublimes qui l’avez mené là, que lui direz-vous s’il est vaincu ?"
20:21 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : jorion, capitalisme, musset, littérature, économie, société, crise, grèce |
vendredi, 16 avril 2010
L'ère du foot
Sur cette photo, tout le foot actuel : Une cage vide, à prendre d’assaut. Derrière, une foule anonyme, des visages fondus, une simple muraille de spectateurs. Un entraineur en costume cravate, mains dans les poches, décontracté & speedé juste ce qu’il faut, l’homme moderne, quoi, comme on dit dans la pub. En pleine crise. Entre la muraille de spectateurs et l'entraineur stressé, une muraille de pubs, justement. L’air du temps. Au sol, du gazon. Important, le gazon, dans le foot. Quand on s'emmerde, on compte les brins.
Sur cette vidéo, tout le foot également : le capitaine de l’Olympique de Marseille Mamadou Niang sortant de l’entrainement où l’attendent depuis deux heures des supporters. Il est multimillionnaire. Ils sont pauvres. Comme il passe d’un trait en feignant de les ignorer, l’un d’entre eux botte en touche sa bagnole. Son carrosse. L’idole descend, et, sans faire dans la dentelle, l’insulte, le gifle. Escarmouches. L’air du temps à nouveau. L'ère du foot
Voilà qui rappelle une page de Musset dans la Confession d’un enfant du siècle. Les pauvres de Ménilmontant regardent passer les calèches des aristocrates à l’occasion d’un carnaval. La farine manquant (cruauté du jeux de mots), la boue vint à pleuvoir. Que dire ? Au moins les aristocrates de ce temps-là avaient-ils plus de tenue que ceux d’aujourd’hui. Et les pauvres étaient quand même moins abrutis.
Ci-dessous, le texte de Musset L’un de ses plus beaux. Dédié à l' Eventail. Et aussi à la mémoire de Jacques Seebacher , qui nous commentait si intelligemment cet extrait de Musset au premier étage d'une tour de Jussieu il y a fort longtemps - un siècle autre - mais les paroles demeurent.
09:42 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, musset, football, politique, mamadou niang, laurent blanc, carnaval, révoltes, société |
A propos de Jacques Seebacher
Je place en ligne l'article de Francis Marmande (Le Monde, 24 avril 2008), en hommage à Jacques Seebacher (10 avril 1930 - 14 avril 2008), ainsi que le billet que j'avais édité sur ce blog le mardi 22 avril 2008 lorsque j'avais appris son décès. A l'attention de tous ceux qui, comme moi, ont eu la chance d'être l'un ou l'une de ses étudiants et de croiser les lumineuses explications de ce très grand professeur. ICI, l'hommage que lui rend Guy Rosa dans la Revue d'histoire littéraire. Et ICI, une biographie détaillée.
J’apprends avec beaucoup de tristesse la mort de Jacques SEEBACHER. Dans le tintamarre médiatique, les grandes intelligences et les beaux esprits s'en vont fort discrètement. Jacques Seebacher a été mon professeur à Paris VII pendant plusieurs années. Je lui dois, comme beaucoup d'autres de ses étudiants, des centaines d'heures d'un plaisir exquis, rare, indicible : celui de comprendre un grand texte auquel on consacre, pour rien, quelques heures de sa vie. Et cela chaque semaine. Et cela durant plusieurs années. Jacques Seebacher qui prit la succession de Pierre Albouy était un spécialiste de Victor Hugo (il dirigea l'édition du centenaire dans la collection Bouquins).
C'était un dix-neuvièmiste complet, si une telle expression a du sens, un homme réellement cultivé, attaché à la transmission comme un paysan à sa terre. Je me souviens d'explications de lui de Michelet, de Renan, de Sainte-Beuve, de Musset, de Baudelaire, de Lamartine ou de Sand, bien sûr, mais également de Ronsard, de Racine, De Pascal, de Montesquieu, d'Apollinaire, de Valéry... Des explications scrupuleuses et lumineuses, au sens propre. Des explications généreuses, qui donnaient à leur auditeur l'impression d'être intelligent... Il était un professeur à la fois plein d'humour, de rigueur et d'intégrité, capable d'être cassant lorsqu'il se trouvait devant une personne qu'il jugeait malhonnête sur le plan intellectuel, heureux lorsqu'il apprenait qu'un de ses étudiants avait réussi quelque chose. La dernière fois que j'ai parlé avec lui, c'était de Béraud, par téléphone, il y a quelques années déjà. Je n'ai eu que très peu de véritables professeurs dans toute ma scolarité, déjà ancienne. J'en dénombre trois, tous de lettres : il était l'un deux. Il était parti à la retraite au tout début des années quatre-vingt dix.
L'époque, déjà, n'était plus trop littéraire, et avec son départ, j'eus l'impression, oui, qu'un siècle, qui jusqu'alors avait été mien, avait été nôtre, commençait à s'en aller aussi. Voici quelques lignes de lui que je tire de la préface qu'il avait alors rédigée pour Victor Hugo ou le calcul des profondeurs (PUF écrivains, 1991) :
« Voilà un peu plus d'un demi-siècle, en un Noël de guerre, un enfant de neuf ans commettait sa première inconvenance littéraire en demandant qu'on lui offre Les Misérables, pour en avoir lu un fragment dans ce merveilleux livre de lecture de l'école publique qui s'intitulait Une heure avec... Ce fut un couple d'Anglais, que l'invasion nazie allait bientôt contraindre à l'exil dans leur propre pays, qui consentit à ce caprice, avec les quatre volumes de la collection Nelson. « De l'Angleterre, tout est grand », dit l'auteur de L'homme qui rit. Peu importe de combien d'exils se compose toute pairie et de combien d'escarpements se conquiert le plain-pied quand on a compris comme Romain Gary et Ajar réunis qu'avec Hugo, l'éducation européenne consiste à avoir la vie devant soi ».
Le jour où Le Monde annonce la mort de Césaire, 18 avril 2008, on enterre Jacques Seebacher (1930-2008) du côté d'Amboise (Le Monde du 23 avril). Jacques Seebacher était un professeur de littérature de ce style disqualifié par la vulgarité qui règne : flamboyant, magnifique, contestataire, consentant à tous ses désordres et à toutes ses fidélités, amoureux du plaisir, désinvolte sur la forme et d'une exigence terrible sur les principes, dandy très capable de remplir la nuit des milliers de fiches érudites. Pour qui, ces fiches ? Certainement pas pour sa gloire, non : pour les groupes, les bandes, les tribus qu'il aimait susciter. Découvrant de très précieux secrets touchant à un manuscrit de Victor Hugo, assez en tout cas pour bétonner trois carrières universitaires et toute sorte de livres inutiles, il en fit des petits paquets soigneusement annotés de sa main, qu'il offrit en partage aux hugoliens de ses amis.
Il pratiquait l'amitié, la musique, le jardin, la conversation avec ce soin dilapidateur que d'autres mettent à naviguer sur MySpace. Jouait-il d'un instrument ? J'ai oublié de le lui demander. Il jouait de sa voix, sa voix grave, sa voix de viole de gambe, sa voix suave soudain cassante, sa voix aussi riche d'harmoniques que les vins dont il savait d'un coup de nez identifier les arômes. D'une intelligence féroce, soudain insupportable, cinglant, drôle, charmeur, méprisant, communiste et puis plus communiste sans en faire tout un plat mais sans se renier, constant de l'inconstance, il parlait sans notes, ne laissait jamais une phrase cul-de-jatte, ses mains alors semblaient des mésanges, un étudiant lui avait dit : « Nous, nous écrivons comme nous parlons, vous, vous parlez comme sont écrits les livres. » Ah oui !, Seebacher laissait tomber sans même y songer : « L'intelligence, ça s'apprend. »
Voilà, adieu berceau, cuillère en or dans la bouche en naissant, sapin de Noël, non, la vérité, c'est que l'intelligence, ça s'apprend. Ça ne tombe jamais du ciel. D'ailleurs, sauf pour les vélivoles et Galilée, le ciel n'existe pas. L'intelligence n'a rien d'un don, c'est une pratique.
Quels points communs entre Seebacher et Césaire, en dehors de ce 18 avril, jour de la Saint-Parfait ? Intermittents du communisme ? Bonne piste. Violemment autonomes ? Pas mal. Normaliens ? Soit. Mais l'Ecole normale, c'est bien joli, y entrer est à la portée de tous, le seul point qui compte, c'est de savoir en sortir. Ne pas s'y enterrer, il sera toujours temps au soir de la vraie mort. Ah oui, leur point commun : Hugo, la langue, le peuple, tout Hugo, le tendre comme le Hugo de La Bouche d'ombre. La langue, la farouche exactitude de la langue, seul accès à soi, au désir, donc aux autres, à la règle, à l'Histoire.
Seebacher, inconnu de tous, sauf de ces chercheurs aux mains nues en voie de disparition, et Césaire, le cri noir, la révolte, l'éloquence de la Révolution mâtinée de palabre, sortaient du peuple et s'en trouvaient gaillards. La colère noire chez Césaire, rien de cet "humanisme", cette "tolérance" dont se gargarisent tous les couteaux châtreurs de la classe politique (droite de droite et droite de gauche pour le coup confondues), répond à voix haute à l'intransigeance de Seebacher. La colère poétique. La colère théâtrale du Nègre. Nègre ou juif, disait-il, on ne naît pas nègre, on le devient. Nègre, ça sonne péjoratif ? Mais c'est pas nous qui l'avions inventé. La négritude, c'était une réponse à la provocation." Aujourd'hui, on veut imposer la sale habitude de mettre une feuille de vigne au racisme ambiant en disant "black".
Décidément, Guy Rosa, professeur lecteur de Hugo, Césaire et Seebacher, a raison : « Il est des morts qui meurent plus que d'autres. »
Francis Marmande, Le Monde,24 avril 2008.
00:23 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (28) | Tags : jacques seebacher, littérature, paris7, enseignement, université |
jeudi, 15 avril 2010
Gunther Anders 56
Il est des textes qui laissent songeur. Ainsi celui-ci, de Günther Anders : « Le monde comme fantôme et comme matrice – Considérations philosophiques sur la radio et la télévision » Il a été publié en 1956. J’avais un an. Et vous, combien ? Tout ceci me laisse songeur. Devant tous les fadas de la responsabilité, de la culpabilité, je me demande : quelle chance, déjà, nous laissait ce brave new world qui nous mordait au vif avant même que nous ne sussions parler…
11:04 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : gunther anders, philosophie, littérature, post-modernité, images, écrans |
mercredi, 14 avril 2010
L'échouement
C’est un monde sans suite, sans fondement
Un monde où chacun, dès qu’il le peut, prend le fauteuil de l’autre
Un monde dur, et sans reconnaissance,
Un monde où la compétition s’est emparée des mains, des pieds, de chaque organe
Chacun au final pour y survivre
N’a que son cri
Voilà qui promet de jolis concerts, le printemps revenu,
Et de furieuses débauches
Parmi les dépecés.
Pas d’inquiétude pour autant : le pouvoir central a déjà prévu les podiums et les stades
Et vend à chacun des billets d’entrée au prix le plus fort.
C’est un monde qu’on aimerait voir changer.
Mais le pourra-t-il ? Le saura-t-il ?
Tandis que les plus malins s’enrichissent
C’est précisément ceux-là même qui prétendent aux plus grands changements
Qui ont durci sa nature et arrangé l’imposture centrale.
09:49 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie, photographie, sylvain lagarde |
samedi, 10 avril 2010
Le métro de Paris anagrammé
L’idée est de Gilles Esposito Farèse : sur le mode de l’Oulipo, recomposer une carte du métro parisien avec, en lieu et place du nom original de chaque station, son anagramme : Rue du Bac devient ainsi « Au bec dur », Cluny - La Sorbonne « Brûlons-y le canon », Saint-Germain des Prés « Garnements à dissiper », Place des Fêtes « Pacte des elfes », porte de Saint-Cloud « ce tordu désopilant », Vaugirard « dur à vagir », stade de France Saint-Denis « Essai de défi transcendant », Gare du Nord « Ô dur danger ! », Porte de Clignancourt « Plan d'égout incorrect », Rue Saint-Maur « Utérus à marin », Richelieu Drouot « Huître de couloir », Grands Boulevards « Survol de bagnards », Porte de Bagnolet « Protège ta blonde », Saint-Philippe du Roule « Hôpital du pénis puéril », Étienne Marcel « Mécène ralenti »…
18:04 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : farèse, paris, littérature, oulipo, ratp, métro de paris |