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mardi, 19 février 2013

Ebauche pour une mise en scène du fragment Thalia d'Hypérion

Beauté fort rarement égalée dans la littérature que cette première version d’Hypérion, publiée dans la revue Thalia de Schiller en 1794. Le texte, comme la version définitive, est placé sous la garde d’Ignace de Loyola, avec cet épigraphe est dominerait le décor de façon à la fois évidente et énigmatique, comme la signalétique dans un aéroport : « non coerceri maximo, contineri tamen a minimo » (ne pas être limité par le plus grand, n’en tenir pas moins dans les limites du plus petit).

Entre ces deux attitudes, dont Hölderlin compose à sa manière deux idéaux soumis à la libre volonté de chacun et dont il esquisse ses deux personnages, le vide, dont je demanderai à mon technicien lumières de jouer sans retenue ; le spectateur et la perception qu’il développerait de lui-même ne serait au fond qu’une intention arcboutée entre ces deux pôles : « Nous ne sommes rien, c’est ce que nous cherchons qui est tout ». Hypérion et ses multiples autres, répandus dans la salle...

« J’ai peur pour toi quand je te vois si sombre et violent » s’écrie Mélite (1) devant Hypérion, auquel elle intime l’injonction très romantique de continuer à l’aimer sans néanmoins satisfaire son désir : « Dis à ton cœur que c’est en vain qu’on cherche la paix hors de soi quand on ne peut se la donner d’abord » : Toujours ce malentendu amoureux entre une forme de paix qui serait la satisfaction du désir, et une autre d’où, en amont, naîtrait le désir. Vertige du commencement, désolation d’en finir. Le dialogue, l’écriture se nichant dans le précaire équilibre entre les deux. Les mouvements des deux acteurs aussi, ce qu’en terme pédant on appelle la proxemie, à concevoir à partir de cette phrase. Se toucher de loin, autrement dit. S’écarter de près.

« Et comment des mots pourraient-ils apaiser la soif de mon âme ?», confesse Hypérion ou Hölderlin, fondus dans une même lettre, une même voix. Sur scène, l’acteur hésiterait devant cette phrase : simple remarque ontologique ou bien hurlement de douleur ? Il y a des deux, justement. Je demanderai à l’acteur de faire entendre les deux. Qu’il se débrouille et surtout qu’il ne se contente pas d’être technique. Ceux qui croient tout résoudre par la technique ont tué ce qu’Hölderlin et les siens nommaient le sentiment, c'est-à-dire l’art. Le paradoxe du comédien et ses multiples gloses étant leur funeste alibi.

Le projet du spectacle pouvant se déplier à partir de cette phrase d’Hypérion : « je rêve d’abolir le fardeau de la finitude (décor) qui bafoue la sainteté de notre amour (lumières) et, pareil à un homme enterré vivant, mon esprit se révolte contre les ténèbres qui le tiennent captifs (diction, jeu). Remarques et hurlements.

Il y aurait à prendre en compte le temps du spectacle, sa durée. Le fragment Thalia d’Hypérion comporte, dans l’édition de Pléiade, 20 pages  (de 113 à 123). Pas question de retrancher un seul mot. Il faudrait concevoir la durée comme la progression d’une souffrance inouïe, perceptible jusque dans l’haleine des acteurs. La durée, comme une sorte de mime : « Comme si tout le mal de l’existence provenait de la seule rupture d’une unité primitive », indique le poète dans sa langue si maladroite.  Quand un comédien ouvre la bouche, n’est ce pas ce qu’il fait ? Rompre d’avec le silence, et puis grimacer quelque chose, jusqu’à se tordre les muscles de souffrance ? Maladresse des corps comme réponse à la finitude des mots.

Le moment d’applaudir. Retour au point liminaire, en somme, toutes les préoccupations individuelles et sociétales en moins. Un texte serait passé par là. Moment d’applaudir : Sorti de l’obscurité et enfin recentré sur soi-même, le public se bouge quand même un peu, accepte de vivre (« Il est beau que l’enfant ne domine rien, alors même que la mort est à la porte »), il applaudit, geste si possible empli de ferveur, façon de répondre à la plainte du poète :

« Hélas, le Dieu en nous est toujours pauvre et seul. Où trouvera-t-il ses pareils ? Ceux qui furent, et seront là un jour ? A quand le grand revoir des esprits ? Car je le crois, nous fûmes tous réunis, autrefois. Bonne nuit Bellarmin. Demain, ma plume sera plus calme ».

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Plaine de Beotie vue du Mont Citheron, où s'achève Le fragment Thalia

 (1) Laquelle deviendra Diotima dans la version finale

11:38 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, hypérion, thalia, littérature, holderlin, schiller, romantisme | | |

samedi, 16 février 2013

Le langage redoutable

C’est ma grand-mère qui m’a appris à prier. Elle me faisait réciter chaque soir : « Petit Jésus, faites que je sois bien sage. Bénissez ma maman, ma mémé, et tous ceux que j’aime ». Oh, ce n’était pas d’un catéchisme très évolué, je le concède. Un catéchisme de bonne femme, ni plus, ni moins. Suffisant malgré tout pour concevoir qu’on puisse s’adresser à plus haut que soi et que quiconque, et que ce plus haut fût aussi tout petit. De la prière qu’elle m’enseigna, elle avait par ses soins exclus le mot papa. Une rouerie de bonne femme, que j’ai depuis pardonnée, malgré le tort considérable qu’elle me causa longtemps.

Un catéchisme plus officiel me fut enseigné plus tard, dans un immeuble de soyeux de la rue Alsace Lorraine, par une catéchumène âgée du premier arrondissement de Lyon. Son discours allégorique et convenu entrait si violemment en contradiction avec celui de l’instituteur communiste de l’école primaire, vindicatif et sûr de tout, que j’eus du mal à admettre la concurrence des deux.  Ici, on ne parlait que de Dieu, là, jamais de lui.

Coexistaient alors le clan des lecteurs de Tintin et celui des lecteurs de Pif le Chien ; on est, à cet âge-là si avide d’explications du monde : J’aurais pu choisir l’une contre l’autre et comme beaucoup devenir soit catho soit laïcard, rassuré par l’une ou l’autre certitude. La fatuité de ces adultes qui voulaient comprendre et expliquer toute chose me semblait pathétique, et j’éprouvai une sorte de tendresse à l’égard de leur insuffisance à y parvenir.

De cette tendresse qui aspirait à demeurer vivante naquit une égale antipathie envers le discours scientifique, politique et théologique, et ceux qui masquent derrière une connaissance ou une foi trop affirmées pour être honnêtes, qui son ignorance, qui sa peur, qui son doute.

C’est à cette époque que je tombais amoureux de l’imperfection du langage. Par les sentiers de la littérature, je partais en chasse  des érudits véritables et des authentiques saints. Espèces rares.

Commencèrent à s’ouvrir alors les pages des livres. 

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11:14 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, langage, lyon, culture, tintin, pif le chien | | |

vendredi, 08 février 2013

Everest

Nino d’Introna nous a habitués à la finesse d’exécution de ses mises en scène. Avec Everest, sa toute dernière création au TNG, il ne déçoit pas son public.

A l’origine, la commande d’un texte traitant du thème du père, que Nino d’Introna proposa à Stéphane Jaubertie (1). Ce dernier inventa un huis-clos à trois, un père, une mère, un fils. Une famille pauvre, chez qui l’on mange des oignons et des mini-saucisses, où on ne prit jamais le temps d’écouter sa « demande intérieure » ni, « jusqu’au plus loin de nos ancêtres » celui d’ouvrir un livre.

Entre le père qui s’évade régulièrement dans la forêt (« ma cathédrale à ciel ouvert », dit-il) et la mère qui sait ce qu’elle veut (« une chaudière neuve et qui vous change la vie », dit-elle), le fils unique qui grandit est le principal récitant du spectacle (« mes parents n’étaient pas méchants. Ils me faisaient du mal, mais gentiment », dit-il). Toute la mise en scène se construit autour de son point de vue, à travers des variations très subtiles de la taille de ses parents, qui alternativement diminuent et grandissent, par la grâce du théâtre d’ombres et de marionnettes. 

L'action se déroule sur et autour d’une table de cuisine, laquelle s’encombre peu à peu de livres. Car sans dévoiler le fantastique de l’intrigue, on peut dire qu’Everest est avant tout un apologue sur la nécessité de la littérature, « des sommets de la littérature », qui seuls permettent de retrouver dans un univers miniaturisant une taille d’homme et tout ce qu’elle représente métaphoriquement. La figure du père est donc plurielle puisque derrière lui se cachent celles des auteurs de la littérature universelle.

Sur le plateau, derrière un voile qu’animent des jeux de lumière, l’arrière plan, le hors-champ : la chambre nuptiale où le fils rêve de dormir, la salle de bains où la mère va pleurer, la forêt où le père se fait piquer par le serpent, la banque qui refuse de prêter l’argent, la maison du voisin où se déroule l’adultère, l’Everest, enfin, que le fils devra un jour conquérir.

Everest est un pari audacieux qui mêle la légèreté et la cruauté du conte initiatique pour suggérer en creux les menaces qui pèsent sur notre époque. Car le texte de Stéphane Jaubertie, non sans faire courir à la scène le risque d’un pesant didactisme, formule au fil des tableaux de multiples questions : la plus singulière aventure est-elle intérieure ou extérieure ? L’homme se doit-il plus à l’amour ou à la forêt ? Aux autres ou à lui-même ? Est-ce l’homme qui fait l’enfant, ou l’enfant qui fait l’homme ? C’est le talent de Nino d’Introna de créer à partir de ces thèmes généraux des visuels poétiques, avec le souci du détail dans les enchainements et le raffinement de la mise en espace qu’on lui connaît, non sans la précieuse collaboration de Patrick Nejean pour la musique et d’Andrea Abbatangelo pour la lumière.

 

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© : Cyrille Sabatier

Everest, de Stéphane Jaubertie, mise en scène de Nino D’Introna, avec : Angélique Heller, Cédric Marchal, Gabriel Hermand-Priquet en alternance avec Alain-Serge Porta 
TNG, jusqu’au 22 février.

1     C’est la troisième fois qu’il travaille avec lui, après,  Yaël Tautavel et Jojo au bord du monde

jeudi, 07 février 2013

Rapport sur moi

Grégoire Bouillier est un écrivain attachant. Il a publié chez Allia successivement Rapport sur moi (2002) et L’invité mystère (2004). C’est ce premier texte que Matthieu Crucciani vient de représenter auxthéâtre des Ateliers, en ouverture du festival Sang neuf, qui se prolonge jusqu’au 9 février

« J’ai vécu une enfance heureuse » Ouverture d’un récit, qui se clôt quelques 150 pages plus tard par un « c’est encore heureux », lâché par le narrateur, à qui sa mère vient d’expliquer qu’elle a raté son suicide. Le spectacle est de bout en bout tenu par un Pierre Maillet éblouissant de justesse, de drôlerie et parfois de réserve, pour donner vie à ce texte a priori difficile. Car il s’agit d’un texte autobiographique, dans lequel Grégoire Bouillier raconte sans concession ni pour lui ni pour les siens ce que furent les moments fondateurs de son enfance, et ce qu’il en fit.

Parler longtemps de soi, dans un monde comme le nôtre qui bannit le lyrisme et l’exaltation du moi, n’est possible que sur le registre nuancé de la fausse candeur ou celui de la dérision, et presque sur le ton de l’excuse. Maillet, qui jouait avec bonheur le curé dans l’Entêtement de Spregelburd il y a peu à la Croix-Rousse, manie fort bien ces tonalités, pour raconter les douleurs et les tentatives d'évasion du personnage, ses illusions, ses soumissions et ses déceptions.

Crucciani a retenu les moments nodaux du récit de Bouillier sans céder à la facilité, et on peut l’en remercier. Y compris  les plus difficiles, comme celui où l'écrivain (que fascine Joyce) évoque le personnage d’Homère. « C’était comme si j’offrais mon visage au soleil », lâche alors dans un sourire  le comédien, avant d’expliquer qu’en filigrane, comme un certain Bloom ou un certain auteur de théâtre dans le Mépris de Godard, « les aventures d’Ulysse se révélaient les miennes, non pas identiques mais reprises ». C’est le moment où se délivre à la fois la clé du récit et la clé du spectacle, le moment où « comme le Roi-Soleil entouré des quatre femmes qu’il avait aimé », le personnage se donne presque naïvement comme « un inédit d’Ulysse », faisant de la fiction en tout cas un rempart contre la réalité decevante.

Le fil de la narration est entrecoupé de séquences musicales puisque la scène est en réalité un moment de répétition entre trois musiciens des Klongs, joués par Eléonore Du Bois -Jouy et Mathieu Desbordes, remarquable batteur, qui servent un peu trop souvent de simples  oreilles bienveillantes à Pierre Maillet lorsque ce dernier ne brise pas le quatrième mur en s’adressant directement au public. Là réside la faiblesse de cette mise en scène, qui ne va pas jusque au bout du parti pris proposé en se refusant à établir des rapports significatifs entre les musiciens. Mais elle garde le mérite de restituer fidèlement l’univers singulierement générationnel de Bouillier, et pour cela, le spectacle vaut le déplacement.


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Photos © Jean-Antoine Raveyre

Les Ateliers de Gilles Chavassieux, qui traversent actuellement une passe difficile avec le récent départ de Simon Délétang, proposaient ce spectacle dans le cadre d'un festival consacré à des formes innovantes, qui s'achevera le 9 février, Sang Neuf.  A suivre ici les principaux renseignements sur les autres spectacles. 

mardi, 05 février 2013

Père

Le chemin vers la dissémination lui semblait encore long

Tant la poussière, les crachats, s’accrochaient aux talons

Il parcourut d’un regard fier la rondeur des collines

Que striait jusqu'au soleil le tracé droit de sa route

 

Tu les retrouveras, songea-t-il,

Ta femme,

Ton fils,

Ton travail,

Ta maison,

Ta lignée,

Ta race.

 

Lorsqu’il s’étendit contre le fer,

Il ressentit la douceur de l’édredon

Imprégnant toute sa chair

Son sexe comme au premier éjaculat

Se fit poignard, immense de chaleur

Et brûlant de lumière.

 

Il ne parvint à rien contenir

De la joie limpide qui flambait

De violence natale.

 

Un monde né d’un tel coup de reins

Qui pourra le démembrer, se dit-il,

Des votes de l’assemblée sénile

Ou des fioles folles des laboratoires marchands?

 

Alors, éclat de bonheur

Ivre et comme fondu de durée,

Il terrassa d'un geste le travestissement odieux de leur monde

En répandant ces mots.


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04:19 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poème, littérature, pma, père | | |

lundi, 21 janvier 2013

BUCHNER : L'intégrale

 L’Intégrale…  Quelque chose de magique, dans le terme, quelque chose qui en jette. Pour justifier son choix de monter l’intégrale de Buchner, Ludovic Lagarde a coiffé d’un titre son projet: Désir et pouvoir. Ce qui revient à orienter la lecture des trois pièces de Büchner du côté de deux thèmes génériques : l’érotique et le politique, et les liens naturels aussi bien que culturels qui existent entre les deux. Au risque de réduire d’autres lignes mélodiques du texte.

Ce parti-pris donne à entendre, entre les personnages du jeune dramaturge allemand, quelques oppositions significatives : la truculence de Danton, dont le pouvoir est menacé  (« Pourquoi ne puis-je contenir  toute la beauté en moi, l’absorber toute entière), la lassitude de Léonce, dont le pouvoir est assuré (« Les abeilles sont posées avec tant de nonchalance sur les fleurs et le soleil étire ses rayons par terre avec tant de paresse. Une effroyable oisiveté suinte de partout »), l’inanité sociale de Woyzeck, qui n’a pas même les moyens, lui, de formuler la question (« On sue même en dormant. Pauvres gens que nous sommes »).

La réussite de Lagarde est incontestablement cette unité de lieu qu’il parvient à créer grâce à un dispositif scénique censée représenter « l’évolution d’un même lieu à travers l’histoire. » Elle n’est d’ailleurs jamais autant manifeste et autant réussie que dans la Mort de Danton, lorsque le lit face public, tour à tour lieu d’ébats amoureux, tribune politique, cellule de prison, charrette de condamnés devient l’espace théâtral splendide et sobre sur lequel tout se joue, le plaisir, le politique, la réclusion, la mort. Des trois pièces de Büchner, la Mort de Danton est incontestablement celle qui est la mieux servie par le projet, parce qu’elle en constitue sans doute à la fois le cœur et le commencement. Et cette finale de La Mort de Danton est un très beau moment de théâtre. Mais est-il suffisant pour sauver l’ensemble d’un projet par ailleurs fort discutable ?

Car du même coup Léonce et Léna, bluette à la Musset projetée en plein XXIe siècle, tout comme Woyzeck, chef d’œuvre expressionniste tristement amputé des scènes de foire et de cabarets, souffrent d’un aplatissement certain. Léonce et Léna, proposé par Lagarde comme un aboutissement, n’est en fait chez Büchner qu’un point de départ, un pastiche talentueux fait d’emprunts, et cette fantaisie a du mal à conclure les débats posés par Danton. Woyzeck, au contraire, pièce inachevée proposé comme point de départ, est, comme Lagarde le dit lui-même, « le joyau noir » de la trilogie, le lieu où le mystère se densifie, et non pas la meilleure façon d’entrer dans l’œuvre.

Je ne suis donc pour ma part pas convaincu du tout de la nécessité de  rapprocher en une seule unité d’action et de temps ces trois pièces qui, il faut le rappeler, n’ont pas été pensées comme une trilogie par leur auteur. Les points de convergence, s’ils existent bien, gomment - et c’est dommage - la singularité esthétique et spirituelle de certaines d’entre elles : où est passée le romantisme désenchanté de Woyzeck dans ce traitement trop linéaire et cette proposition amputée de plusieurs scènes ? Où, la fantaisie gratuite de Léonce et Léna, à qui Lagarde tente en vain de prêter un propos plus sérieux ?

Reste le spectacle. On peut regretter que Lagarde cède à des facilités purement spectaculaires : la nudité insistante de Woyzeck, tout comme l’écran de télé de Léonce et Léna, dans lequel aboient le président entouré du maître d’école et de ses conseillers, ne sont pas les éléments les plus créatifs de cette intégrale, c’est bien le moins qu’on puisse dire. Ils relèvent là encore plus de la volonté du metteur en scène que de l’écoute attentive de ce que l’auteur a écrit. Si l’énergie de l’interprétation (particulièrement chez Poitrenaux, Délatang, Allouf),  la scénographie d’Antoine Vasseur etla régie lumière minutieusement pensée sauvent le spectacle, qui se laisse  finalement regarder, je ne sais, pour conclure, si  le très beau moment central qu’est cette Mort de Danton suffit à combler l’incohérence globale du propos.

 

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Crédit photo : Pascal Gely


 

vendredi, 18 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (2)

Un homme en rase un autre, une discussion s’engage : la motivation de cette discussion tient un peu du parler pour ne rien dire. Les propos du capitaine ont donc une visée moins sérieuse qu’il n’y paraît. Ses énoncés sont souvent creux : «  Woyzeck, quel temps fait-il aujourd’hui ? », «La morale, c’est quand on est moral ! » On parle pour tuer le temps, pour combler le silence. Woyzeck, quant à lui, est concentré sur autre chose : il travaille. Plusieurs fois, il répond « Oui mon capitaine », et ce Oui n’a aucune valeur d’acquiescement aux propos du capitaine. Il signifie tout autant « Laissez-moi travailler » que « Taisez-vous donc » et en même temps : « Si vous voulez ! Vous êtes mon supérieur, vous avez forcément raison ».

 L’action, par ailleurs, place Woyzeck (inférieur hiérarchique) en situation de force : il dispose d’une arme (le rasoir) et le capitaine est passif, vulnérable. L’action inverse le rapport de force entre les personnages, et cela oriente également la compréhension qu’on peut avoir de l’échange. Lorsque le capitaine attaque Woyzeck sur sa vie privée (« Il a eu un enfant sans la bénédiction de l’Eglise »), ce dernier sort brusquement de sa réserve.

Cela peut s’expliquer de deux façons : la séance de rasage est terminée ; il ne supporte plus la leçon de morale, il explose. Nul doute qu’il ne l’aurait pas fait dans une autre situation, à la caserne par exemple. Pour une fois, Woyzeck parle vrai : « Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. » 

Il justifie par la misère ses manquements à l’ordre moral. C’est alors que le capitaine introduit la notion de vertu  (la morale est acquise, la vertu est innée). Si on n’a aucune morale sociale, on peut au moins avoir une vertu naturelle ; mais Woyzeck ne fait pas très bien la distinction entre ces deux notions, qui lui paraissent abstraites et qu’il ne comprend pas : Vertu, morale, c’est pour lui la même chose, qui ne s’acquiert que grâce à un statut social  (« Si j’avais un chapeau, une montre et un lorgnon, j’aurais de la vertu »).

Le comportement du capitaine ne l’aide guère à comprendre la distinction entre ces deux notions, puisque la vertu n’est pour ce dernier qu’un moyen de tuer le temps. Au final, comme en témoigne l’épuisement du capitaine à la fin de la scène, c’est le pauvre et l’ignorant qui l’emporte : Il n’a peut-être pas de vertu (= de morale), mais il « suit sa nature » (il est donc vertueux, à sa façon).

       Le point de vue de Büchner est donc exposé à travers l’action : il prend ici clairement partie pour les pauvres, à qui l’ordre social demande d’adopter un point de vue moral qu’ils n’ont pas, pour des raisons économiques, les moyens d’adopter. Cette demande est d’autant plus injustifiée que le représentant de la classe dominante (le capitaine) confond lui-même morale et vertu (culture et nature), a de l’argent (il paye pour se faire raser), et donc possède, selon sa théorie, les moyens d’être moral et vertueux. Or il adresse à Woyzeck des reproches qu’il ferait mieux de s’adresser à lui (« Tu penses trop, tu as toujours l’air si excité ») Ici, mon rôle de metteur en scène est de poser ce point de vue devant le spectateur, et je cherche comment en répétitions.

       Une façon de s’en sortir est de faire attention à la manière dont une notion circule de scène en scène, de personnage en personnage. Prenons par exemple celle de pauvreté : Büchner joue avec le double sens de ce mot  (pauvreté matérielle : « je suis un homme pauvre », pauvreté morale : « je suis un pauvre type »). Son personnage signe les deux à la fois : Sa pauvreté matérielle le rend dépendant, sa pauvreté morale influençable.

 Comme il ne rencontre aucun soutien ni aucune compréhension dans son entourage, il est dès lors entraîné dans la spirale de la folie.

La coïncidence entre misère matérielle et misère morale, le manque de soutien et de compréhension pourrait engager Woyzcek à chercher refuge dans la nature : mais la nature, l ‘homme l’a « trouée » : les dieux sont morts.

Il ne peut donc que mourir avec eux, et entraîner Marie dans la mort. Büchner ne fait pas l’apologie du meurtre ni celle de la violence. Il invite le spectateur à se demander comment venir à bout de la violence que la société fait subir à l’individu.  Comment venir à bout de la misère matérielle et de la misère morale ? Certes, la pièce n’apporte pas de solution rationnelle, puisqu’elle présente un certain usage de la raison et de la science comme étant, précisément, l’une des causes de cet état de fait. Ce n’est donc pas une morale hâtive et superficielle qui peut apporter une solution, mais davantage la réflexion, l’introspection (retour sur soi) de chacun devant le jeu des coïncidences dont Büchner suggère qu’il n’est pas forcément une fatalité. 

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Woyzeck (Alex Crowther, à gauche) rase le capitaine (Anthony Némirovsky)

Mise en scène de Mark Jackson

 

Quand le capitaine entre, Woyzeck lui enlève sa veste en le malmenant (c’est pourquoi le capitaine dit : lentement, lentement), puis l’invite à s’asseoir.

Le capitaine n’est effectivement assis qu’au milieu de sa réplique. Il prend son temps. Prendre son temps est sa seule force. Ce choix, contraire à la didascalie du début de la scène (Le Capitaine est assis), a été fait pour rompre un effet trop statique (de même à la fin, le capitaine se lève et sort).

Lorsque le capitaine traite Woyzcek de « bête » (quatrième réplique), si l’acteur qui joue Woyzcek fait mine de lui placer le rasoir sous la gorge, le revirement du capitaine (« Woyceck est un brave homme ») prend un autre sens (légitime défense). Sans insister non plus, donner du rythme. 

Les trois « Oui mon capitaine » pas sur le même registre

 Le texte contient un jeu sur les pronoms qui doit être joué. Tandis que Woyzeck vouvoie le capitaine, ce dernier  le tutoie (familiarité) ou  emploie une troisième personne (mise à distance). Au moment où le capitaine, excédé du silence de Woyzeck veut le faire parler (sixième réplique du capitaine) le il et le toi se rejoignent : « quand je dis : il, je veux dire : toi, toi ».  En passant du « il » au « toi » (le second toi étant forcément plus violent que le premier), le capitaine s’adresse enfin directement à Woyzeck, pour le solliciter en tant qu’interlocuteur à part entière et sur un plan d’égalité. Mais ce dernier refuse ce dialogue en n’utilisant pas le pronom  je : Par le silence qu’il laisse entre « nous » et « les pauvres », Woyzeck indique à quel point il a compris que son existence individuelle compte peu parmi la masse, à quel point il est vain que le capitaine essaye de comprendre ce qu’il pense et surtout de lui parler d’égal à égal. Le nous a, dès lors, quelque chose de menaçant pour le capitaine et de réconfortant pour Woyzeck qui, en invoquant une appartenance de classe, peut prendre en son nom la parole dominante de ceux qui savent : (« Voyez-vous mon capitaine… ») et ne pas rentrer dans une illusion d’égalité avec un supérieur hiérarchique.  Habilement, Woyzeck établit ainsi un rapport de force en sa faveur dans le discours. C'est tout ça qu'il faut trouver et retrouver encore. 

 

 

(à suivre) 

08:04 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : thépatre, littérature, woyzeck, büchnet | | |

jeudi, 17 janvier 2013

Woyzeck de Georg Büchner (1)

« Nous, les pauvres ! Voyez-vous mon capitaine, l’argent, l’argent ! Quand on n’a pas d’argent ! Qui de nous peut miser sur la morale dans ce monde ! Nous aussi, on est fait de chair et de sang ! De toute façon, nous autres, on n’a pas de chance dans ce monde, et aussi dans l’autre. Je crois que si on allait au Ciel, il faudrait encore qu’on aide à faire le tonnerre. »                                       (Büchner – Woyzeck)

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J’avais eu l’occasion de travailler à une mise en scène de Woyzeck en 2002. Bien avant ce qu’on pourrait appeler la mode Woyzeck, elle était de mes pièces préférées, auprès de Phèdre et du Misanthrope. Goût classique, sans malice et sans grande originalité, j’en conviens. Si j’étais directeur d’un centre dramatique, je crois que ma première saison prendrait corps avec les trois, voyez. Du nourrissant. Qui compterai-je comme abonné ?

Dimanche, je file à Paris pour assister à l'intégrale que Lagarde monte du théâtre de Büchner au théâtre de la Ville Du coup, je resors quelques extraits du dossier que j'avais publié à l'époque (il y a onze ans, diable....)

Woyzeck m’a conquis dès la première fois que je l’ai vu sur scène, à la Piscine de Chatenay Malabry je crois, parce que c’est à la fois l’histoire d’un pauvre type et d’un être exigeant, et que cet alliage (ou cette alliance) est constitutive de nos destins particuliers, qui que nous soyons finalement.

Parce qu’aussi, comme tous les metteurs en scène qui se frottèrent à l’objet l’ont écrit un peu partout au point d'en faire un lieu commun, c’est une pièce inachevée, fragmentaire, ouverte. La monter offre un vrai risque, une belle occasion. Jean Pierre Vincent a très justement dit un jour que Büchner y cherche l’expression minimum (contrairement à la Mort de Danton, verbeuse, tellement verbeuse…). Parmi les quatre versions qu’on connait, nul ne sait quel ordre des scènes est le bon. En même temps, c’est du décousu très cousu, si j’ose dire. Une promenade à travers tout ce qui bouge, sans quitter un point fixe. Comme quand on regarde le monde en grandissant trop vite.

Au commencement, un fait divers. Dans la soirée du 31 juin 1821, le soldat Johann Christian Woyzeck, poignarde sa maîtresse à Leipzig. Très vite arrêté, l’assassin reconnaît le meurtre. Folie ou pas ? Ce qui compte, c'est que d'ordinaire, l'être Woyzeck devient extraordinaire.

Il était pourtant de notoriété publique que le soldat Woyzeck se comportait souvent de façon étrange : il entendait des voix, voyait des signes dans le ciel, s’intéressait aux pouvoirs occultes des francs-maçons. Le tribunal ordonna une expertise afin de déterminer le degré de responsabilité mentale du meurtrier.

Le Dr Clarus, conseiller à la cour, conclut une première fois à la pleine responsabilité du sujet (septembre 1821) D’appel en contre-expertise, de condamnation en recours en grâce, Woyzeck est plusieurs fois jugé jusqu’à ce que le tribunal propose une nouvelle expertise (février 1823) au même docteur Clarus, dans laquelle ce dernier conclue à nouveau à la responsabilité de Woyzeck. La bataille juridique continue jusqu’au 27 août 1824, date à laquelle Woyzeck est passé par le fil de l’épée sur la place de Leipzig, trois ans après son arrestation.

 Büchner a découvert les pièces du dossier dans la bibliothèque de son père médecin. La pièce commence après le meurtre, alors que Woyzeck est interné. Il revoit les éléments de sa vie qui l’ont conduit dans sa prison-hôpital. Les scènes se succèdent avec pour fil conducteur la seule mémoire de Woyzeck qui, se souvenant, cherche à comprendre : l’ennui dans la caserne avec son camarade Andrès, les rebuffades de son supérieur hiérarchique, les petits métiers complémentaires faits pour récolter l’argent du ménage (barbier du capitaine, cobaye pour les expériences du docteur Clarus), les scènes d’auberge et de fête foraine, dans laquelle il se promène avec sa femme Marie.

La découverte, enfin, que cette dernière le trompe avec un tambour-major, et le meurtre final, auquel en partie, Marie paraît consentir. On ne sait jamais, bien sûr, si les scènes qu’il revoit se sont passées réellement, ou si elles sont réfléchies, éclairées, modifiées par la conscience que l’épreuve a aiguisé jusqu’à ce qu’on appelle, autour de lui, la folie.

A travers le parcours de son personnage, Büchner engage une enquête   : qu’est-ce donc, ce que la société de son temps appelle « folie » ? En quoi cette « folie » peut-elle engager la responsabilité de celui qui en est victime ? Et quel sens a tout cela lorsqu’on n’est maître de rien dans sa vie, toujours soumis aux ordres ou à la pression d’autrui ?

Là où la raison cherche à établir un système de causalité, Büchner propose plutôt un système de coïncidences : la fragmentation du récit en séquences isolées est l’emblème du morcellement de l’identité de l’homme du peuple, pulvérisé par l’oppression sociale, et par la destinée. Contrairement à Danton, le fait politique s’y fait discret, pudique ; et donc efficace : En mettant en garde ses contemporains contre les méfaits d’une croyance absolue dans la générosité des scientifiques, en prenant le parti des pauvres et celui de la nature contre les zélateurs du pouvoir, en dévoilant les zones d’ombre de certaines franc maçonneries, Büchner dit des choses simples et actuelles : Méfiez-vous de qui veut vous changer, donnez-vous les moyens d’être libres, au risque de la folie.

(à suivre) 

05:16 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : georg büchner, woyzeck, littérature, théâtre | | |

mercredi, 09 janvier 2013

Une compagnie indéterminée

On voit plusieurs types de solitaires : certains méticuleux, presque maniaques, rangeant tout derrière eux comme pour ne laisser aucune trace de leurs faits et gestes, de leur passage. D’autres moins soignés, qui laissent volontiers après leur repas traîner leur assiette sur la table, une cuillère dans l’évier, un lit non fait…

Les premiers ont l’air d’attendre sans cesse quelqu’un, dont l’ordre qu’ils s’imposent est une forme d’accueil inconscient ; les autres ont fait d’eux-mêmes ce quelqu’un, et de leur négligence un souci constant de feindre sa compagnie.

On ne vit jamais, autrement dit, ni complètement sans l’autre ni non plus en la compagnie véritablement de soi-même.

littérature,poésie

photo Blanc & Demilly

21:39 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, poésie | | |