jeudi, 25 février 2010
La fleur rance
C’est une petite librairie, coincée entre une agence immobilière et une sandwicherie. Le patron fait des efforts pour essayer de vendre lui aussi « ce qui se vend quand ça marche», comme il dit. Tirer sa part du gâteau. Tout à l’heure, quand je suis allé chercher le pain, j’ai vu dans sa vitrine le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas. J’ai lu quelque part que l’ouvrage de la dame aurait atteint les 210 000 exemplaires de tirage après quatre réimpressions. « Aurait » dis-je, car avec ces chiffres, il faut toujours garder raison. C’est comme avec ceux des sondages. Le livre culminerait au sommet du Top 20 Ipsos/Livres Hebdo des meilleures ventes de la semaine du 15 au 21 février.
Ben ça alors ! Je me demande qui peut bien acheter ça, 19 euros. Dix-neuf euros ! Pas des femmes de ménage, j’espère. Encore que. Il y a forcément parmi les femmes de ménages autant d’idiotes que parmi le reste de la population. Mais quand même. A ce point-là ! A 1,9 euro par exemplaire vendu, x 210 000, la Florence a beau avoir côtoyé « la France d’en bas », comme elle dit (horreur de ces raffarinades) son SMIG aura une autre gueule que celui des autres, in fine. Vous me direz qu’elle, elle en aura fait un livre… Justement ! Se foutre de la gueule des pauvres à ce point-là … Non vraiment il y a quelque chose que je ne comprends plus chez mes contemporains.
En tout cas, je ne regrette pas de n’avoir jamais versé la moindre larme le jour de la libération, ni filé le moindre pognon tout le temps qu’a duré la prise d’otages pour le coup !
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mardi, 23 février 2010
Les transformations de l'homme
La première vertu de ce livre au sujet austère, c’est son aspect narratif. « Son œuvre entière est traversée par une immense sollicitude envers les réalités vivantes. » disait Jacques Dufresne de Lewis Mumford (1895-1990). Avec justesse. Et raison : Mumford est un conteur né et cela transparait dans ses livres qui pourtant ne sont pas des récits. Je viens d’achever « Les transformations de l’homme » (lequel date de 1956), dans une nouvelle traduction de Bernard Pécheur, que l’excellente maison l’Encyclopédie des Nuisances a éditée en 2008.
Le titre The transformations of man, donne déjà le ton. Lewis Mumford, contrairement aux progressistes béats applaudissant à tout rompre toute innovation technologique rompt avec ce terme imbécile d’évolution, qui postule implicitement l’idée d’une transformation forcément positive. Car s’il est vrai qu’il est des transformations aux effets positifs, il en est de nombreuses aux effets négatifs : Mumford est l’un des pionniers de la critique moderne du machinisme industrielle et de la société technique, et pour sûr des gens comme Marcuse ou Ellul l’ont lu avec attention.
Tout exposé d’ensemble du développement humain court bien sûr le risque de l’extrapolation ou celui de la généralité. L’axe que suit Mumford est cependant rigoureusement posé : au vu de la gouvernance technique du monde, gouvernance assurée de plus en plus par des machines, quelles illusions peut encore se faire le bipède humain sur le sort de sa propre liberté sans être ridicule ?
Dans le développement du monde, Lewis distingue plusieurs périodes. Au vrai, il les « raconte » (j’en reviens à l’art du récit, comme chez la Fontaine) :
Celle de « l’homme archaïque », en compagnie duquel nous restons quelques dizaines de pages. C’est l’occasion d’évoquer aussi bien des cueillettes de Neandertal que les Travaux et les Jours d’Hésiode, occasion de rappeler aussi quelles traces, du bon sauvage rousseauiste au sapiens middle class parti ramasser des champignons en famille, ce lointain souvenir nous a laissé. Avec la naissance des premières civilisations survient la première transformation de l’homme, dont l’effet principal (s’il fallait n’en retenir qu’un seul) par rapport au sujet qui nous intéresse fut la création de « l’homme partiel ».[1] Invention de l’écriture, naissance du politique, apologie et systématisation de l’art de la guerre, règne de l’utilitarisme, chef ou pharaon déifiés, développement du « panem et circenses » et des nombreux anesthésiques dont l’alcool ou la prostitution :
« Au fond, les bienfaits de la civilisation ont été pour une large part acquis et préservés – et là est la contradiction suprême – par l’usage de la contrainte et l’embrigadement méthodique, soutenus par un déchainement de violence. En ce sens, la civilisation n’est qu’un long affront à la dignité humaine ».
Mais la civilisation pousse aussi celui qu’elle met en esclavage au dépassement de soi, elle devient un leurre ou un mal nécessaire à une transformation par lequel l’homme grégaire trouve sécurité et protection et surtout parvient à une émancipation et à une domination collective sans précédent. Nous revisitons rapidement, avec Mumford, les grandes épopées, celle de Gilgamesh, le Mahâbhârata, l’Iliade. Pour à nouveau aboutir à ce cul de sac antique, celui où se trouvait Saint-Augustin lorsqu’il commença La Cité de Dieu.
Avec les religions, les philosophies et les maîtres de la pensée axiale, nous entrons dans un nouveau processus qui tente d’humaniser cet homme civilisé sans cesse menacé d’être reconduit à sa barbarie initiale. Débute alors la première phase des temps modernes, celle qui, contestant les apports purement techniques de la civilisation, fonde, de la Chine à l’Europe en passant par le Proche Orient, ce qu’on pourrait en un mot appeler l’Humanisme du vieux monde. « La civilisation, écrit Mumford, cesse d’être un but pour devenir un moyen ». L’écrivain recense tous les apports des religions axiales (qu’on peut assimiler aux religions monothéistes), la principale étant l’invention de la liberté individuelle qui, jusqu’alors, était le privilège du seul souverain. Il n’oublie pas les inconvénients, le principal étant de n’avoir su éradiquer la guerre et d’avoir échoué à créer un réel universalisme.
Nous arrivons peu à peu à l’homme moderne, soumis à des forces de plus en plus hasardeuses et contraignantes. Nous sommes en 1956 : « Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime des sa propre incapacité à développer dans leurs plénitudes ses traits spécifiquement humain ». Et Mumford étudie la manière dont les mécanismes du pouvoir et de l’ordre, censés libérer l’homme moderne, ont contribué finalement, avec une efficacité redoutable à créer de la désorganisation et de la violence, tant dans la société que dans le cœur des hommes. C’est un homme de soixante et un an qui compose le livre, et qui vient de vivre – et c’est au fond toute l’histoire de sa génération – deux guerres mondiales. Les enjeux de la culture mondiale et les perspectives qu’elle ouvre à ce qu’il appelle l’homme post-historique sont-elles réjouissantes ?
Ce livre, écrit à peu près au moment où je naissais, ne donne, à dire vrai, qu’à moitié envie de naître. Mumford conclut par une réflexion cependant positive, concernant la génération à venir (il se trouve que, c’est la nôtre, au sens large, celle des vivants actuels) : « la génération à venir dispose encore d’une autre possibilité de choix, la plus ancienne pour l’homme : celle de cultiver consciemment les arts qui humanisent l’homme ».
Je n’étais pas loin de penser comme lui à dix-huit ans, lorsque je pris fort naïvement mon sac à dos, en partance pour le monde. J’avais déjà vu les rivières de mon enfance, là où nous péchions goujons et brochets à cœur joie, comme des Neandertal, polluées une à une, j’avais constaté l’inévitable assujettissement de chacun à l’impuissance politique que masque en réalité le grand progrès démocratique auquel avait cru l’homme moderne. Avais-je sincèrement, comme lui, la possibilité de croire « aux arts qui humanisent l’homme » ?
Hmmmm...
Ce billet commence à être bien long.
La suite au prochain numéro.
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lundi, 22 février 2010
Hommage (retrouvé) de Péguy par Thibaudet
« Au commencement était Péguy. Au commencement de quoi ? Au commencement d’un mythe. Car depuis la fin de la guerre, le mot génération semble s’être chargé d’un sens futile et nouveau qu’il n’avait pas par le passé. Permettez-moi de parler en homme que l’histoire commence à marquer de son sceau : dans ma jeunesse, on parlait plutôt des « classes ». Les hommes nés comme moi en 1874 - ou comme Péguy, en 1873 - ces hommes, dis-je, eurent vingt ans en 1894 (et l’on disait la classe 94), l’année-même où fut dégradé sur le front des troupes le capitaine Alfred Dreyfus. Entre 1894 et 1904, année des accords Delcassé, ces hommes avaient eu entre vingt et trente ans, et ceux de 93 un an de plus, et l’Affaire n’avait cessé de s’étendre, à tel point qu’on pourrait presque y voir, pour la première fois depuis 1830 et la bataille romantique, un moment formant communauté d’empreintes, autour de quoi pouvait renaître ce mythe de la génération. Mais là ne s'arrête pas le cours de leur temps : ces hommes nés au lendemain de Sedan, l’histoire leur réservait encore de devoir battre ensemble le rassemblement, un rassemblement cette fois-ci général, puisque l’âge où l’on commence à prendre le pouvoir politique, l’âge de quarante ans, notre génération l’eut en 1914.
Péguy je le revois fort bien dans cette échoppe de la rue de la Sorbonne d’où sortirent les Cahiers. Il me parle, un jour de 1901, de son Jean Coste pour la toute première fois. Et je n’ignore pas aujourd’hui quelle dette je contractais à son égard lorsque je lui inventais un cousin, mon Pierre Coste à moi. Je revois encore Péguy la veille de Noël 1912 me dire que le petit B, celui qui écrivait en vrai paysan, bien mieux encore qu'un Jean Coste, était « mort comme un sot ». Et Fournier qui reçut lui aussi une balle en plein front était à nos côtés, et je crois qu’aussi Isabelle Rivière, et nous pleurions, tous, à quoi bon le cacher ? J’ai mis des guillemets autour de « mort comme un sot », parce que je fus étonné mais pas surpris de retrouver le souvenir de René Bichet, puisque c'est de lui qu'il s'agit, à la fin de sa Présentation de la Beauce où l’on aurait dit que Péguy parlait déjà du trou qu’un pistolet à Villeroy lui ferait en plein crâne, quand il ne parlait que de celui qu'une seringue de morphine avait fait dans le bras de notre ami :
« Ô Vierge, il n’était pas le pire du troupeau.
Il n’avait qu’un défaut dans sa jeune cuirasse.
Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace
A passé par ce trou qu’il s’est fait dans la peau. »
Juste avant de mourir, Péguy, qui fut l’étoile littéraire de sa génération, avait fondé pour ennuyer Daniel Halévy, par jeu ou par provocation – allez savoir ?-, ce fameux parti des hommes de quarante ans, auquel mon Pierre Coste ne pouvait qu’adhérer, et vous vous doutez tout ce qui s'en suivit. Je ne sais si notre génération laissera dans la mémoire des hommes une trace aussi durable, aussi sérieuse et pour tout dire aussi mythique que celle de la génération romantique. Ce que je sais, c’est que Charles Péguy, le boursier normalien dont la mère rempaillait des chaises, qui tint tête à Jaurès comme à Barrès et traça la ligne comme d’autres le sillon, fut à son commencement son prince beauceron. »
Albert Thibaudet - (Cet article, initialement prévu en 1923 pour La Nouvelle Revue Littéraire, n'a jamais été publié. La maison vient d'en retrouver le manuscrit à l'intérieur d'un exemplaire de La république des Professeurs dédicacé par Albert Thibaudet à Daniel Halévy, et qu'en musardant, nous avions acquis il y a quelques mois sur les quais de Seine. Tout laisse à croire qu'il est bien de la main du fameux critique.)
14:23 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : charles péguy, rené bichet, albert thibaudet, littérature |
dimanche, 21 février 2010
Béraud de Lyon
Je ne suis pas très association, à vrai dire. Ni non plus « associations d’amis d’écrivains ». Pourtant, dans le cas d’Henri Béraud, les lecteurs de Solko le savent, c’est un peu différent.
Il se trouve que l’association rétaise des amis d’Henri Béraud a accepté de publier un certain nombre des articles que j'avais écrits sur cette œuvre littéraire, pour laquelle j’ai une admiration et une affection certaines. Leur cahier (le XXIème) vient de sortir. Il a tout simplement pour titre BERAUD DE LYON. Il rassemble sur papier plusieurs études sur la période lyonnaise de Béraud (Marrons de Lyon, L’Ours, Voyage autour du cheval de Bronze) ainsi que sur La Gerbe d’Or, Le Plan Sentimental et Lazare, d’abord publiées sur ce blog.
L’Association propose également à la vente, outre ce numéro XXI que j’ai eu le plaisir de signer, les cahiers XII à XX. Chacun des numéros est disponible auprès de l’association
8 euros pièce :
Association rétaise des Amis d’Henri Béraud
B.P. 3 17111 LOIX-EN-RE
Je signale également que le numéro 2 de la revue Livr’arbitres, une revue littéraire non-conformiste consacre son dossier central à Henri Béraud avec des articles de Francis Bergeron, Anne Brassié…
00:05 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : henri béraud, critique, littérature |
vendredi, 19 février 2010
Les anonymes de la Banque de France
C’est essentiellement en temps de guerre que la Banque de France, à l’image de la mère Patrie, eut recours dans son imagerie à des figures populaires anonymes. Encore que quelques inconnus, comme le Forgeron de Luc Olivier Merson & le Jeune Paysan de Robert Poughéon, purent à leur tour devenir les éléments d'une propagande d'Etat dont s'emplirent les poches des gens durant de longues décennies en temps de paix. Mais c’est plus rare : à ces périodes moins turbulentes, la patrie reconnaissante préférait associer la figure des grands hommes.
La monnaie actuelle, du moins celle qui a cours dans la « zone (quelle appellation !) euro », ne présente même plus d’anonymes sur ses vignettes. Elle ignore les hommes et les femmes, qui ne comptent plus pour elle, et qui, de fait, le plus souvent, l'ignorent également : monnaie comme jetons. Les hommes sont désormais bien trop nombreux pour prétendre au moindre souvenir : hommes, comme jetons.
C’est la monnaie de l’après-humanisme, celle des grands ensembles où l’on se méfie, des aéroports où l’on passe, des écrans pullulant partout pour enfoncer dans l’esprit de peuples acculturés, qui ne connaissent quasiment plus du passé de leurs pays respectifs que quelques événements et grands principes tronqués, les noms de stars et de starlettes aussi interchangeables qu’insipides, dont demain se hâtera de foutre le souvenir à la poubelle.
L’euro est une monnaie de consommation, laide, graphique et sécurisée. De mon point de vue, il faut être fou pour la collectionner. Cette monnaie n’aura jamais d’histoire véritable, comme en eurent les monnaies historiques : franc, lire, mark et pesetas.
Cela dit, il ya bien des gens pour collectionner des autographes de footballeurs et des capsules de sodas…
12:31 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : billets français, zone euro, littérature, anciens francs |
jeudi, 18 février 2010
Un billet pour les bretons
«C’est là la meilleure école où doivent aller les jeunes gens. Là est le défi de la mer à l’homme, la lutte où les forts deviendront très forts ». En diagonale de la vignette, le bras aux veines saillantes de ce pêcheur faisant corps avec sa corde ne démentira pas la phrase de Michelet, que je suis allé pécher dans La Mer. Ce billet de 20 francs fut la plus importante des trois coupures populaires éditées sous l’Occupation, après le 5 francs Berger et le 10 francs Mineur. Son premier alphabet est sorti des presses le 12 février 1942. Lucien Jonas cette fois-ci transporte son pinceau à Concarneau, dont on distingue au loin le beffroi, à l’entrée de la Ville-Close. Il met à l’honneur le monde de la pêche avec cet anonyme en suroît rouge et au regard bleu. Le cartouche est fait d’un agencement subtil de cordages et de filets dans lesquels s’emmêlent, dans les deux coins du bas, un poisson aux allures de corne d’abondance. En son verso, le billet célèbre le pays bigouden avec ce groupe de bretonnes traditionnelles, une église basse et son calvaire inspirés de ceux, battus par les vents là où finissent les terres, de Tronoën à la pointe de Penmarc’h.
Un fin connaisseur de la Bretagne écrit ceci dans son recueil de souvenirs : « Quand on visite à pied le pays, une chose frappe au premier coup d’œil. Les églises paroissiales, où se fait le culte du dimanche, ne diffèrent pas essentiellement des celles des autres pays. Que si l’on parcourt la campagne, au contraire, on rencontre souvent dans une seule paroisse jusqu’à dix et quinze chapelles, petites maisonnettes n’ayant le plus souvent qu’une porte et une fenêtre, et dédiées à un saint dont on n’a jamais entendu parler dans le reste de la chrétienté. » La symbolique de ces paniers d'osier emplis de couleurs qu’on voit au premier plan va de pair, bien sûr, avec celle du calvaire, celle des poissons, et celle de ces visages aux joues rondes et joyeuses, aux lèvres rouges comme ces pommes, ces tomates et ces potirons sur lesquels des mains aux doigts gourmands et fins se replient : il s’agit de rappeler au pays sa foi millénaire, alors qu’il traverse une épreuve à laquelle ne se peut comparer que celle qu'il subit du temps de Jeanne d’Arc : « Il me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus » notait, toujours au début de ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, et alors qu’il confessait hardiment ses premiers pas hors de Saint-Sulpice et de la foi de ses aïeux, un certain penseur athée, scientiste et rationaliste, qui ne pouvait s’empêcher, malgré tout, de demeurer breton.
11:47 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : beffroi de concarneau, bretagne, billets français, lucien jonas, littérature |
mercredi, 17 février 2010
Le problème Jean-Jacques Rousseau
On aime ou l’on n’aime pas Rousseau, c’est une affaire entendue. Depuis quelques années, depuis que les grandes voix qui parlèrent de lui se sont tues, il semble que ses ennemis jubilent derrière l’épaisse grimace de leur sourire voltairien : de fait, après Le Contrat social et la Nouvelle Héloïse, Les Confessions paraissent à leur tour de moins en moins lues, étudiées avec enthousiasme en tout cas. Et tous les débats que Jean-Jacques suscita dans les années soixante-dix, et qui bien souvent aboutirent à des lectures à total contre-sens, paraissent à l’heure de la pensée globale d’une telle obsolescence à bon nombre d’esprits des plus spécieux en vérité, que c’en est pitié.
« Ce qui se découvre à nos yeux n’est pas une doctrine achevée ou bien arrêtée, il s’agit au contraire d’un mouvement de la pensée qui constamment se relance », disait Ernst Cassirer en 1932 (1). Et de fait, en affirmant que la pensée de Rousseau ne s’inscrivait jamais dans un système organique clôt, mais saisissait les grands principes de la civilisation dans leur mouvement même, Cassirer parvint fort intelligemment à restituer la vitalité de Jean-Jacques à ceux de sa génération. Starobinski (2) saisit la balle au bond, puis, avec ce souci d’analyse qui jamais ne se départit d’élégance, expliqua en quoi, pour l’auteur des Confessions, la transparence était un mythe d'autant plus nécessaire que l'obstacle était de taille, et que pour celui de l'Emile, l'innocence en était un tout autant, le seul qu'un bon pédagogue pouvait vraiment opposer à l'idée démente qu'on se faisait alors de l'enfance. Ce point là est capital pour qui doit réfuter les penseurs postmodernes de l’innocence naturelle de l’enfant qu’un pédagogisme aussi théorique que benêt a fait croître comme chiendent dans les milieux les plus influents des sciences de l’éducation au nom d'un rousseauisme non seulement mal compris, mais surtout profondément malhonnête.
L’innocence, un mythe, donc. Comme la transparence. Soit. Mais pas l’univers moral qui les revendique à chaque épreuve de son existence. C’est ce qui énerva tant la secte des Encyclopédistes et leur souci aussi constant que pragmatique d’œuvrer pour leur foutue Civilisation. Rousseau n’œuvrait, lui, que pour l’espace qu’on serait encore capable de réserver à l’homme dans cette civilisation en pré-révolution. Et cet homme, comme il le dit si bien, ce sera moi : entendez par là, moi-même en compagnie de chacun de mes lecteurs. Nous touchons là au cœur de ce qui rendra Rousseau aimable pour toujours, quels que soient par ailleurs les reproches qu’on peut adresser à sa pensée, dès qu’on la fige en un coin de notre mauvaise foi : c’est lui qui, dans La Nouvelle Héloïse, donna corps comme jamais, donna chair et pour tout dire incarnation à la société des Belles Ames. Un mythe encore, s’exclameront les voltairiens, qui ne croient qu’aux bienfaits du Parlement, à la beauté de la machine à vapeur et à la ferveur des lois du marché. Lorsque Saint-Preux dépeint à milord Edouard (3) les vertus de la société de Clarens, c’est un coup de poing dans le ventre que Jean-Jacques leur retourne, tant la paix sociale et l’économie domestique proposées y paraissent à mille lieux d’un projet politique défini. Si demeure chez Jean-Jacques une conscience aigue, jamais prise en défaut, et toujours soucieuse d'elle-même, c’est celle que l’homme civilisé n’est jamais acquis, utopie dans laquelle vivent ceux qui vont partout déclarant que, par le prodige de la Raison, ce vieux sauvage le serait pour jamais devenu. Voilà pourquoi on ne peut si facilement décider de le séparer de sa nature. Ni si facilement croire réglé Das Problem Jean Jacques Rousseau. Une belle âme n’est point un don du ciel, c’est le lent produit d’’une longue dialectique qui engagea l’espèce entière avant d’engager chacun d’entre nous, à un moment particulier du développement toujours imprévisible de cette espèce, et toujours imprévisible, de chacun de ses membres.
Il semble que ce soit cet aspect-là de Rousseau qui le rende aussi dérangeant auprès des responsables politiques actuels de tous bords, si ingénument convaincus d’agir en bons humanistes en retirant du champ commun tout ce qui, de près ou de loin, peut susciter en nous le sentiment d’une appartenance à l’humanité : pas seulement ce vaste marché contemporain de vivants interchangeables qu’ils font des peuples peu à peu, mais cet ensemble immuable et vaste qui comprend les vivants et les morts, et dont Jean-Jacques & nous, au plus haut titre bien sûr, faisons partie.
(1) Ernst Cassirer , « Le problème Jean-Jacques Rousseau », 1932
(2) Jean Starobinski , « La transparence et l’obstacle », 1976
(3) La Nouvelle Héloise, IV, lettre 10 et V, lettres 1 à 7
09:34 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : jean-jacques rousseau, littérature, ernst cassirer, jean starobinsky |
mardi, 16 février 2010
Gueule Noire
Boulets de charbon : Je me souviens que l’expression m’a toujours fasciné lorsqu’enfant, je voyais débarquer cet homme sombre qui, dans un déluge de poussière et un vacarme épouvantable, renversait les uns après les autres ses sacs en toile de jute dans le charbonnier jusqu’à l’emplir totalement de leurs pierres noires et polies. Gueule noire était, certes, le bougnat. Mais une gueule noire de l’aval. En amont, il en était une autre, souterraine, plus affreuse encore selon la légende. Un piocheur de l’abime, disait-on, et pour cette vraie gueule noire, le bourgeois Zola avait été jusqu’à écrire un roman, le roman, disait-on, de la guerre sociale.
Boulets de charbon : je n’avais entendu parler que de ceux des forçats, ceux-là, qui venaient du Nord, étaient pour moi parfaitement étrangers. Plus même. Avec leurs pioches, ils descendaient non seulement dans le fond des sols, mais aussi dans le fond des siècles pour en extraire leur diamant noir.
Gueule noire : voici donc le tirage de ce billet, le seul billet authentiquement du Nord que, dans une France occupée par la botte nazie, on commence à imprimer le 11 septembre 1941. Le peintre Lucien Jonas, qui avait longtemps vécu parmi les mineurs de Lens et les soldats de la guerre de 14-18 rendait hommage à l’un des leurs. La teinte générale du billet est bleu ardoise. Comme le berger des Pyrénées tenait ferme son bâton, celui-ci ne lâche pas le manche de son piolet, de ces mêmes mains noueuses qui ne lâcheront pas non plus le morceau : ils sont, dit le dessin, du même peuple. Oserait-on dire, encore, de celui de Michelet ? Le bonhomme, son casque et son piolet, valaient alors 10 francs.
Au verso, cette jeune paysanne de Lorraine. Elle brandit, elle, son piochon, tandis qu’un enfant blond tente de délacer son corsage. Toujours ce sol qu’il faut gratter, cette terre, pour extraire de son ventre un quelconque avenir. Mais là, le ton est plus vert. Dira-t-on plus féminin ? Comme lui son casque, elle son fichu. Le filigrane rappelle la célèbre tête sculptée du musée d’Orléans.
Le billet du Mineur a circulé jusqu’en juin 1949. Il fallut attendre Voltaire et les nouveaux francs dévalués pour retrouver cette valeur faciale, en 1963, et en nouveaux francs. Le mineur n’avait plus que quelques décennies à vivre pour être à son tour, après le tisseur et comme le paysan, peu à peu démonétisé. En septembre 2009, la commission régionale du Patrimoine et des Sites classait ses fosses, au titre de monument historique.
Reste ce billet, comme ses deux contemporains, le cinq francs Berger et le vingt francs Pécheur, et après le cent francs forgeron de Luc Olivier Merson, le cinq francs Docker et le vingt francs Faucheur de 1914, l’un des rares à vraiment célébrer, si cela peut avoir du sens sur du papier monnaie de la Banque de France, le monde du travail à travers la figure du travailleur.
18:34 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : billets français, lucien jonas, littérature, germinal, société |
samedi, 13 février 2010
La Logique, royalement
Un drôle de hasard m’avait conduit chez ce bouquiniste ; je cherchais un ouvrage d’Adorno, et je tombe sur La logique de Port Royal. Et ce fut un raccourci saisissant : de la culture de masse et de sa critique, si l’on peut dire, à la culture du solitaire et de sa raison. Et je vis en un éclair la façon dont nous étions passés d’une société où la culture permettait avant tout aux individus de cultiver leur solitude – dans le silence de leurs lectures ou dans celui de leur écriture (ah, la haute image de Racine coiffant tous ces rayonnages, tandis que d’un pas feutré sur le parquet grinçant, d’autres clients vaquaient autour de moi !) - à un monde où la culture, sous la garde de ses sbires diplômés - ne sert plus qu’à socialiser des individus, lesquels n’ont plus (semble-t-il) le moindre goût pour la solitude.
Et je demeurais accroupi, à feuilleter cette édition ancienne de la Logique de ces Messieurs, comme il se disait à l’époque, à badiner avec moi-même devant la construction juste ou fausse de leurs syllogismes d’un autre siècle. J’en oubliai Adorno –ma foi, tant pis ! Le brave et bon Adorno, qui condamna l’Aufklärung pour avoir cru en la valeur émancipatrice de la Raison, sans avoir saisi quel instrument de domination redoutable cette dernière était par ailleurs, dès lors qu'il s'agissait d'asservir, d'aliéner (d'acculturer, somme toute) les populations.
Dehors, le soir tombait. Une odeur de barbe à papa, aussi séduisante par sa vivacité que répugnante par son uniformité, me tarauda sans ménagement la narine. Impossible de le dire (ni comment, ni pourquoi) : en contemplant les vitrines, les passants, leurs habits, leurs regards, il me sembla (une fois de plus) que nous étions jusqu’à la mort victimes de cette culture de la résignation à laquelle je ne peux me résoudre, bien que je sois immergé dedans, et nourri d’elle. Je pressai le pas pour rentrer chez moi.
Rien de tel, alors, que d’exercer son esprit à un vieux syllogisme de nos parfaits logiciens pour s’en extraire, ou s’en donner l’effet, quelques instants.
18:55 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : adorno, logique de port-royal, littérature, société |