lundi, 03 novembre 2008
20 francs & les faux-monnayeurs
Le cartouche de ce billet, dessiné par Chazal, avait d'abord servi pour une coupure de 25 francs, dont l'impression ne dura que quelques mois, du 16 aout au 5 décembre 1870. A l'occasion de sa sortie, la Banque de France inaugura son imprimerie de Clermont Ferrand, où la moitié du stock postérieur vit le jour. On trouve au recto une allégorie très classique de l'industrie.
Muse adulée d'un dix-neuvième siècle septuagénaire, elle trône, assise au centre un cadre de feuillages. Ronde de visage, large de hanches, dans le genre de Lisa Macquart, la charcutière du Ventre de Paris dont la chair se confond avec l'étal. Comme tous les billets dits bleus de ces temps-là, cette coupure fait la fête à l'article 139 du code pénal, qu'elle reproduit quatre fois (deux fois par face) dans des cercles bleu foncé : Depuis le 12 août 1870, on punit des travaux forcés à perpétuité tous ceux qui se risqueraient à contrefaire, falsifier ou introduire à l'intérieur du territoire français de faux-billets. Ce billet de vingt francs, bicolore sur fond pâle, reste d'une imitation facile pour bon nombre de professionnels le 25 septembre 1873, le nombre de contrefaçons atteint 48, 21 faussaires sont condamnés par les tribunaux. Trois ans plus tard, un rapport de la Banque de France signale que 15.769 billets de 20 francs faux sont en circulation. La plupart proviennent d'ateliers installés en Espagne, à Pampelune et Barcelone (1). Il fallut donc, pour déjouer de nouvelles contrefaçons, changer de billet, et améliorer ce qu'on appellerait à présent « le design »
Sur papier filigrané en provenance d'Angleterre le recto représente, dans un encadrement bleu cobalt et un fond bistre, Mercure et Cérès assis chacun en un coin, le regard détourné l'un de l'autre, comme s'ils venaient de se disputer. Le dieu des voleurs et la déesse de la moisson sont les deux allégories préférées de la Banque de France : un aveu ? Comme on peut le voir ci-dessus, leur posture est moins figée que celle de l'allégorie de l'Industrie du billet précédent. La somme de vingt francs (il n'existe pas encore de billet de 10 et la seule coupure inférieure est le billet de 5) s'y trouve reproduite 3 fois en gros caractères. Une série de médaillons représentant des visages ornent le fond bistre, de façon à compliquer la tache des falsificateurs. 10 050 000 billets sont imprimés en 1874 et 1875. En 1904, l'impression est reprise avec 724 autres alphabets de 25 000 unités. Ce billet, qui fut retiré au début de la Première Guerre Mondiale pour laisser la place au 20 francs Bayard a marqué la transition entre les billets monochromes et ceux polychromes de la fin du XIX° siècle.
Lui en poche, vous pouviez inviter dix personnes à déguster des bouquets de crevettes fraîches à la terrasse du fameux restaurant Marquery sur le boulevard Bonne Nouvelle. Dans ce même lieu très couru à la Belle Epoque, il fallait en aligner deux pour les régaler de dix portions de homard à l'Américaine. Dans un caboulot plus populaire, il donnait droit à dix repas complet. Le tarif des fiacres pris en gare étant, à l'époque, de 2 francs par heure, il permettait donc 10 heures de promenade dans Paris. Au théâtre Antoine (prix des places 5 francs), on pouvait à quatre se payer une représentation pur jus naturaliste. Avec la chance, peut-être, de rencontrer le maître. C'était aussi, en gros, le prix d'un livre broché. Un numéro de l'Assiette au beurre coûtait alors 50 centimes. Avec le vingt francs de l'époque, on pouvait donc s'offrir une jolie collection. Encore fallait-il avoir le temps de lire... (2)
(1) Henri Guitard, Vos billets de banque, Ed. France Empire
(2) Source : Le Crapouillot n° 29, spécial Belle Epoque.
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jeudi, 23 octobre 2008
Clio, Descartes et les moissons
Le 15 mai 1942, la Banque de France lance l'impression d'un premier alphabet de cette très belle coupure en hommage au philosophe René Descartes (1596-1650). Le choix d'un grand homme pour figurer sur un billet, à tel ou tel moment de l'Histoire, a toujours quelque chose d'étonnant. Pourquoi Descartes, en 1942 ? A quelle raison le pays occupé, grignoté par le doute, avait-il alors besoin de se rendre ? La réponse, en tous cas, est assez belle à regarder. Le vert est la couleur dominante du billet; un vert tendre, presque printanier : on dit que c'est la couleur de l'espoir. Grave et un peu souriant, l'auteur du Discours de la Méthode siège au tout premier plan. Derrière lui la muse Clio maintient de son bras dodu et rose un volume relié, celui sur lequel doit s'écrire à l'insu de chacun d'entre nous le cours des événements. Volume sur lequel elle s'appuie. Dans un bel effet de symétrie, tous deux, le philosophe et la muse nous contemplent. Solennel et inattendu duo. La composition de Lucien Jonas joue sur une très belle harmonie entre ce vert tendre des frondaisons, du drapé de Clio & la couleur pourpre du pourpoint plissé. Sur le côté gauche, le rond crémeux du filigrane, formé en partie par le bras courbé de la muse, en partie par le feuillage qui se découpe, profile un espace vierge, une échappée pour les esprits que pressent les angoisses du moment présent. Ce qui sépare les deux personnages, c'est, posé entre eux, la silhouette toute débonnaire d'un sablier. Entre ce que les classiques appelaient nature et culture, un équilibre est ainsi suggéré, dont 1942, comme 2008, avait sans doute particulièrement besoin.
« Vous pouvez douter avec raison de toutes les choses dont la connaissance ne vous vient que par l'office des sens. Mais pouvez-vous douter de votre doute et rester incertain si vous doutez ou non ? ... Vous qui doutez, vous êtes, et cela est si vrai que vous ne pouvez en douter davantage. »... Dédié au père du Cogito ergo sum (qu'avec raison, Hannah Arendt le rappelle dans Condition de l'homme moderne, on devrait nommer Dubito ergo sum), ce billet parait donc avoir été imprimé pour que la France, alors en pleine débâcle, renoue avec l'une de ses plus fières traditions : la maîtrise du doute.
Le billet ne circula réellement que du 19 juillet 1944 au 4 juin 1945. Et pourtant, il me semble, oui, bel et bien l'avoir eu en poche, un jour. A l'heure où le doute a cessé d'être universel pour se borner à n'être que planétaire, a cessé d'être philosophique pour devenir platement existentiel -. allez donc savoir pourquoi me trouble tant cette Victoire Ailée du verso de ce Cent Francs Descartes, une Victoire aux plis de bronze, toute occupée à inscrire sur le revers de son bouclier le mot PAX, un peu comme nous le faisions sur l'ardoise que nous tendions au maître d'école de notre enfance. PAX.
Tandis qu'au loin, le long d'un sentier boueux, tiré par quatre chevaux, une charrette de foin se dirige vers la maison, la moisson faite. La présence de l'allégorie ne dérange personne, dans cette France rurale : la charrette passe, poussée par de lourds animaux, aux pas lents. Les deux univers, celui de l'épargne et celui de l'agriculture, semblent se côtoyer harmonieusement. Et donc, malgré le doute, l'ordre règne.
Le billet fut retiré de la circulation le 4 juin 1945, sur les ordres du Gouvernement. Il s'agissait de faire perdre toute leur valeur aux nombreuses coupures qu'avaient saisies les Allemands et dérobées les auteurs d'un hold-up à la Michel Audiard, non loin des portes de l'imprimerie à Clermont-Ferrand. Le Cent francs Descartes fut alors remplacé par le Cent francs Jeune Paysan & je ne saurai jamais pourquoi il me demeure encore si familier. Ainsi prirent fin, en ces années particulièrement agitées de l'Histoire de France, les tribulations monétaires d'un philosophe qui avait, certes, imaginé les pires cauchemars (de l'absence de toute réalité véritable à l'existence d'un dieu trompeur omnipotent), mais pas celui de naviguer de poche en poche au travers d'une Guerre Mondiale, le visage scotché sur un billet de cent francs. Comme quoi tout peut arriver, le pire comme le meilleur, le meilleur comme le pire, ainsi en a décidé l'Histoire : fous que nous sommes, et trop bardés de certitudes, nous devrions n'en jamais douter.
07:03 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : monnaie, billets français, descartes, clio, littérature, crise, philosophie |
vendredi, 10 octobre 2008
Un billet pour la Paix
Il y a dans ce billet de 500 francs que la Banque de France commanda à Sébastien Laurent, le 23 décembre 1938, quelque chose d'extrêmement touchant. Cela tient au fait que le peintre prit ses propres enfants pour modèles : le billet représente une femme en buste, blonde, tenant un rameau de laurier, drapée de bleu et, au verso, les profils superposés d'un jeune travailleur et d'une jeune fille. Rita Dreyfus n'eut que le temps de la graver, le premier alphabet de sortir des presses, le 4 janvier 1940 : Juin 40, la débâcle survenait. Il fut, curieusement, baptisé La Paix, ce billet à l'image de la jeunesse, de l'espérance, qui circula durant les années sombres de l'Occupation, de février 41 jusqu'au 4 juin 1945, date à laquelle il fut retiré.
Cette jeunesse, donc, qui se tient de profil, à l'esthétique quelque peu soviétique, tournée vers l'avenir, cette jeunesse qui fut celle de France aux années douloureuses, s'apprêtait sans le savoir à rencontrer l'Histoire. La Paix : l'histoire des billets, c'est celle du pays, elle en est indissociable, ce qui donne à ces images toute leur valeur à la fois symbolique et affective. Je songe, en regardant le profil de cette jeune fille, à Madame Denise Domenach-Lallich qui écrivit un très joli petit livre sur cette jeunesse-là durant ces années là, Demain il fera beau, aux éditions Permezel. « Journal, dit le sous-titre, d'une adolescente de novembre 1939 à septembre 1944 ». Avec beaucoup de justesse, de tact, elle raconte quel fut le choix qui s'imposa à sa génération, alors qu'elle-même venait de passe son bachot. A propos de son engagement progressif dans la Résistance, voilà ce qu'elle dit :
« J'ai cherché loyalement de quel côté était le salut de la France; j'ai essayé de me dégager de toute sentimentalité, de tout préjugé. J'ai vraiment cherché loyalement. Et depuis que j'ai trouvé, je crois avoir trouvé le seul chemin sur lequel la France puisse s'engager sans faillir à sa dignité, sans trahir sa mission, c'est-à-dire avec l'espoir du salut au bout du dur chemin. J'essaye de faire comprendre aux autres, avec prudence, bien sûr, leur devoir. C'est difficile, dangereux surtout. Papa me l'a bien fait remarquer, mais je suis persuadée que nous n'obtiendrons pas le salut de la France sans mettre en péril notre tranquillité, et il le sait bien. »
Le billet est imprimé en quatre couleurs, sur papier de ramie. Le dernier alphabet imprimé de cette coupure date du 8 juin 1944.
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mardi, 09 septembre 2008
Le cardinal et le billet de mille.
Aujourd'hui, 9 septembre, c'est l'anniversaire de Richelieu. Naquit-il à Paris ? Naquit-il à Richelieu ? Les historiens, qui sont gens sérieux mais divisés, s'étripent sur la question.
Quelques quatre cents ans et plus après ce 9 septembre 1585 où Armand Jean du Plessis de Richelieu, quatrième enfant d'une noble famille française, duc et pair de France, futur cardinal et ministre de Louis XIII, il serait quand même temps de trancher.
Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’il Richelieu naquit l'année même où Montaigne quittait la mairie de Bordeaux ; qu’il fut de huit mois le cadet de Vaugelas, lequel occupa le fauteuil 32 de l'Académie Française, dont il avait été à partir de 1635 le fondateur et le protecteur.
On doit à Richelieu la devise "A l'Immortalité", qui figure sur le sceau de l'Académie, d'où les "Immortels" (Valéry Giscard d'Estaing & Max Gallo compris), tiennent leur surnom.
Figure kaléidoscopique et hautaine, car Richelieu ne fut pas seulement un cardinal d'Académie. Richelieu, c’est également un point de dentelle, des verres à pieds, une sauce ma foi fort bonne au palais, un pâté en croute tout aussi délicieux… sans compter qu’il donna son nom également par tout le pays à un nombre incalculable de deux, trois et quatre étoiles pour représentants de commerce, couples adultères et séminaristes en goguettes. A quoi il convient également de rajouter la Bibliothèque Nationale, d'avant l'ère mégalo-mittérandienne, ce qui n'est pas rien, et une rivière, sinueuse, assez sale, grâce à laquelle Champlain (le lac) se rend à Saint-Laurent (le fleuve).
Ci-dessus, le portrait en pied de celui qui fut (comme on le dirait aujourd'hui) l'une des plus grosses fortunes de son temps (estimée à 20 millions de livre). Portrait en pied par Philippe de Champaigne, auteur également du triple portrait (profils et trois-quarts, ci-contre), dont s'inspira Clement Serveau lorsqu'on (la Banque de France) lui passa commande du billet.
Un homme de Dieu... Un homme d'Eglise... Sur un billet de banque !
L'homme d'Etat, il est vrai, en avait connu d'autres…
Le premier alphabet date du 2 avril 1953; le dernier du 4 janvier 1963; dix ans, c'est un bel exemple de longévité. Le franc, entre temps, par la magie d'Antoine Pinay, était mort et ressuscité : "A nouvelle République, franc nouveau" (La formule, de Marcel Dassault, se trouve dans Paris Presse du 30 décembre 1958.) Deux jours auparavant, dans l'une des allocutions radiotélévisées dont il avait le secret, DeGaulle s'était exclamé : « Quant au vieux franc français, si souvent mutilé à mesure de nos vicissitudes, nous voulons qu'il reprenne une substance conforme au respect qui lui est dû ».
Et c'est ainsi que le matin du 1er Janvier 1960, le cardinal qui valait mille anciens francs n'en valut plus que dix nouveaux. (sur la photo ci-dessous, une coupure de mille surchargée 10 NF) .Divisé par cent, comme ses compagnons de l'époque (Victor Hugo, Henri IV, Bonaparte), mais, rassurait la communication gouvernementale, cela ne changerait rien puisqu'on diviserait aussi bien les dépenses que les recettes. « En terme de prix des marchandises, proclamait Pinay, on retrouverait d'ailleurs les échelles de 1927 ». C'était une référence forte à l'Age d'Or du franc Poincaré, à un souci affiché de redressement économique, à la solidité monétaire du franc lourd d'avant 14 dont la France (qui cesserait bientôt d'être un Empire) rêvait encore. L'effigie conservée de Richelieu, dans cette affaire, assurait une sorte de continuité de l'identité française, d'un ancien régime aussi romantique qu'un roman de Dumas, à un nouveau aux prises avec le monde moderne : pour comprendre les Trente Glorieuses, il faut aussi regarder yeux dans les yeux les grands hommes de ses billets.
Sur celui de mille comme sur le nouveau billet de dix, le cardinal se détache devant une estampe rappelant les façades rectilignes du Palais-Cardinal (Palais-Royal), tel qu'il fut peu après sa construction en 1622. Sur les beaux toits gris de Paris, « ville jolie », s'attarde un ciel onctueux, lisse, crémeux, comme si la capitale s'était tout entière repliée dans les pans rosés du jupon cardinalesque. Le regard suave et la barbichette affutée, ce dernier veille, conforte, rassure.
Au verso, même prestance, même allure : la figure de l'homme d'Etat en pleine force tranquille, non loin de sa gentilhommière provinciale, devant les remparts du bourg de Richelieu, sourcil hautain et lèvres pincés, sous ce même ciel rose fané.
Si ce billet fut l'un des plus populaires qui sortit des presses de la BdF, c'est aussi parce qu'il fut l'un des plus abouti : dans sa composition se résume une certaine conception du Pouvoir dit gaullien, propre à la fois à l'Ancien Régime et au Nouveau, à la Province comme à Paris, à l'Esthétique comme à l'Idéologie. Avec la crise, le passage à l’euro, la mythification médiatique des années soixante et la nostalgie des Trente Glorieuses, il se peut bien que cette effigie fasse encore rêver…
15:25 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : cardinal richelieu, littérature, billets français |
mardi, 02 septembre 2008
Solitudes de Saint-Exupéry
Depuis quelques années, l'aéroport de Lyon-Satolas est devenu Lyon-Saint-Exupéry. Sur la place Bellecour, l'écrivain est représenté, assis sur un socle, en tenue d'aviateur. Son personnage fétiche se tient debout derrière lui, une main posée sur l'épaule, comme pour le consoler d'on ne sait quel accablement structurel. Tous deux ont les mains glissées dans les poches. Ces deux silhouettes ont l'air de planer sur la pollution insupportable de l'endroit, et en même temps d'être comme figées dans une lourdeur de bronze ou de plomb. D'attendre on ne sait qui. On dirait un père divorcé et son fiston, attendant sur un quai de TGV l'improbable retour de maman. Le double hommage de la ville de Lyon à cet auteur à la renommée internationale a quelque chose de poignant : s'agissait-il de transformer en « auteur lyonnais » l'écrivain de Terre des hommes qui n'a jamais célébré outre mesure sa ville natale ? On ne s'étendra pas ici sur la question.
De fait, le malheureux Saint-Ex demeure à présent indissociable de son étrange clone à l'écharpe flottante. J'en veux pour preuve la maquette du premier billet de cinquante francs dressé à son effigie, maquette dans laquelle tous deux figurent à nouveau cote à cote. Non seulement cote à cote, mais le regard tourné dans la même direction, comme si c'était décidément la seule façon de s'aimer. Sur cette première ébauche, Tonio fait une drôle de gueule, et le fond mauve confère a son teint quelque chose de maladif, tandis que le petit prince, en son rouge pantalon, fait songer à un zouave égaré dans l'espace. La solitude du petit prince double ainsi celle de son créateur, dans un troublant effet de redondance. Autour de Saint-Exupéry s'est cristallisé un mythe, plus médiatique qu'autre chose, qui fait qu'en surface, on ne peut qu'aimer niaisement le créateur du Petit Prince ou bien le rejeter en bloc : C'est dommage... Tout le monde a priori est sommé d'aimer ou de détester ce petit prince, lequel fit de Saint Exupéry, et ce en pleine guerre, le Français le plus apprécié des Américains, plus célèbre même que De Gaulle ! Dans un bref Journal qu'il tint en décembre 1943, et qu'il appelle Nuit dans la tête et froid dans le cœur, Saint Exupéry donne pourtant à lire une face cachée du petit personnage fort intéressante, parce que beaucoup moins lisse que celle vendue dans les supermarchés de l'enfance ; une face, qu'il crayonne enfermée dans un cachot sombre où galope une araignée hystérique, cloitré seul et la tête dans les mains, devant un verre de vin vide. Extrait : "Cette incommunicabilité de l'époque me touche plus que tout au monde. J'ai tellement envie, déjà, de les quitter tous, ces imbéciles. Qu'ai-je à faire ici sur cette planète ? On ne veut pas de moi. Comme ça tombe bien ! Je ne voulais pas d'eux ! Je ne parviens pas à en trouver un qui ait quelque chose à me dire qui m'intéresse. Ils me haïssent ? C'est surtout fatigant. Je voudrais bien me reposer. Je voudrais être jardinier parmi des légumes. Ou être mort.". C'est dommage. Cela nous rappelle à quel point fut grande et complexe la solitude de Saint-Exupéry :
Solitude politique, résumée par Raymond Aron dans la courte mais belle préface de ses Ecrits de Guerre (1) : "Les gaullistes lui en voulaient d'autant plus que son apport à la cause (la Résistance) eût été plus grand. Ils l'accusèrent de sympathie pour Vichy : puisqu'il n'était pas gaulliste, il devait être vichyste. Dans l'univers manichéen, il n'y avait pas de place pour lui."
Solitude morale : Je suis triste pour ma génération, qui est vidée de toute substance humaine. Qui, n'ayant connu que le bar, les mathématiques et la Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd'hui entassée dans une action strictement grégaire, qui n'a plus aucune couleur." Un peu plus loin : "Tout lyrisme sonne ridicule. Les hommes refusent d'être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : Nous acceptons ce job ingrat. Et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir." (2)
Solitude affective : "Et puis, la poignante méditation des heures de vol au-dessus de la France, si proche à la fois et si lointaine ! On en est séparé comme par des siècles. Toutes les tendresses, tous les souvenirs, toutes les raisons de vivre sont là, bien étalés à trente-cinq mille pieds sous les yeux, bien éclairés par le soleil, et cependant, plus inaccessibles que les trésors des pharaons sous la vitrine d''un musée" (3)
Solitude historique : "Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi, sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libre de marcher. Je hais cette époque où l'homme devient sous un totalitarisme universel bétail doux, poli et tranquille." ( 4)
Solitude spirituelle : "Nos buts de guerre ? Ils sont de défendre notre substance même. Plus que nos lois, plus que nos pierres, plus que les Fables de La Fontaine, qui reviennent périodiquement dans la bonne propagande patriotique. Nous nous battons pour qu'on n'ait point le droit de lire nos lettres au public, pour n'être point soumis à la masse. Pour prier quand il nous plait si nous sommes religieux. Pour écrire comme il nous plait si nous sommes poètes. Nous nous battons pour gagner une guerre qui se situe exactement à la frontière de l'empire intérieur." (5)
Le Bréguet 14, survole le désert dans un ciel de neige et d'encre. Autant que la littérature, c'est ainsi l'épopée de l'aérospatiale que le graphisme très planétaire du billet tient à célébrer. Sur le recto, le visage d'après photo d'Antoine de Saint Exupéry. Au fond, une mappemonde sur laquelle se profilent les contours de l'Europe et ceux de l'Afrique. On distingue le tracé de deux parcours effectués par l'aviateur. Au sommet gauche du billet, la silhouette ombrée d'une autre légende de l'aviation, le Latécoère 25, silhouette saisie de face et en plein vol. Dessous, toujours, l'indécrottable Petit Prince. Comme si, non content d'enfermer l'aviateur dans sa cartouche, la BdF emprisonnait l'écrivain aussi dans un seul de ses livres. Appartenant à la dernière série, le 50 francs St-Ex fut l'un des billet les plus sécurisés de la BdF. Le trop fameux éléphant digéré par le boa, le non moins trop célèbre mouton apparaissent dans une vilaine couleur vert fluo. Ces motifs qui, avec le strap de sécurité, sont censés protéger le billet des contrefaçons, se sont promenés un peu partout sur sa surface au fil des ratés des diverses impressions, si bien que les collectionneurs recensent in fine plus de six variétés de cette coupure.
Sur la dernière coupure de cinquante francs que nous avons tous eue en poche, l'enfant aux cheveux d'or devenu icône de ce qui est invisible pour les yeux trône, évidemment seul sur son astre, une étoile posée non loin du crâne en guise d'auréole. Derrière lui, un bi-places, l'un des mythiques
Le mythe du petit prince s'est ainsi forgé à la croisée de plusieurs autres : En premier lieu, celui de l'Aéropostale, dont on n'imagine pas aujourd'hui la force et la vivacité : "Mon travail ne valait rien si, en même temps qu'il me nourrissait matériellement, il ne me faisait pas être de quelque chose. S'il ne me faisait point pilote d'une ligne, jardinier d'un jardin, architecte d'une cathédrale, soldat d'une France. Si nos créations de ligne nous enrichissaient le coeur, c'est à cause des dons qu'elles exigeaient de nous. La ligne naissait de nos dons. Une fois née, elle nous faisait naître. Si aujourd'hui, je retrouve un camarade, je puis lui dire : Te souviens-tu? C'était une époque merveilleuse, puisque noués par les mêmes dons, nous nous aimions les uns les autres." (6) La Résistance fut le deuxième ingrédient qui a permis au mythe de se cristalliser. Une Résistance d'autant plus vive qu'elle se fondait sur le non-compromis (ni avec de Gaulle, ni avec les communistes); non-compromis où se déclinent l'élégance, le courage, mais aussi l'aveuglement du solitaire invétéré; Enfin le troisième élément est celui de l'écrivain engagé dns l'action, celui d'une littérature moderne placée à mi-chemin entre le roman et le reportage : Saint-Exupéry, de ce point de vue, fut une sorte d'Albert Londres des nuées - tout comme ce dernier mort tragiquement- une sorte d'Albert Londres avec ses titres qui sonnent comme des manchettes de journaux dont on distinguerait les gros caractères dans la lumière crémeuse de l'aube : Vol de Nuit, Terre des Hommes, Courrier Sud... A ces trois ingrédients, l'Aéropostale, la Résistance et la Littérature de reportage, s'est rajoutée la disparition énigmatique du héros : ce fameux 31 juillet 1944, jour où Icare, à point nommé, a brisé ses ailes à bord du Lightning P 38. Avec le "monstre léger", il venait pourtant de retrouver "un cœur de vingt ans" : "On pilote ce monstre léger qu'est le Lightning P 38 à bord duquel on a l'impression non de se déplacer, mais de se découvrir présent partout à la fois sur un continent." (7).
Plus de 80 millions d'exemplaires vendus dans le monde, Le Petit Prince affiche une réussite commerciale sidérante. Il est traduit dans quelque 160 langues et dialectes, dont l'amazigh (berbère) et compte entre 400 et 500 éditions différentes, une aubaine pour les Éditions Gallimard. Un an avant sa mort, le 8 juin 1943, Saint-Ex écrivait d'Oudjda une lettre à Curtice Hitchkock : "Curtice, je ne sais rien du Petit Prince. Je ne sais même pas s'il a paru ! Je ne sais rien de rien. Ecrivez-moi." (8) Six mois plus tard (janvier 44), dans un billet à Georges Pélissier posté d'Alger, St-Ex se plaint d'avoir perdu son unique exemplaire du Petit Prince alors qu'il est en contact avec un intermédiaire londonien pour le tournage d'un film : "Que vous ne vouliez pas me dire ce qu'il en est, que vous n'ayez ps une seconde pour ce qui est pour moi vital et de l'ordre de 50 000 dollars m'est incompréhensible. Ceci n'est pas inamical. Seigneur. Mais si je perds 50 000 dollars en 5 minutes, ça vaut peut-être 30 secondes de conversation : Où est mon livre ?"
Qu'a-t-il manqué, dès lors, à la légende dorée d'Antoine de Saint-Exupéry, le presque canonisé ? Un album d'Hergé, peut-être... Album dans lequel Tintin, le célèbre grand frère du Petit Prince, tout aussi naïf mais un peu plus dégourdi que lui, aurait mené l'enquête dans une Europe de l'Après-guerre coupée en deux par de méchants soviets et arrosée de bons dollars américains. Un album qui se serait intitulé "l'affaire de la gourmette disparue" ou bien "l'épave mystérieuse".
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1. Ecrits de guerre, edition Folio 2573, préface de Raymon Aron.
2. "Vers les temps les plus noirs du monde", p. 277
3. "J'ai un coeur de vingt ans", p. 401
4. "Vers les temps les plus noirs du monde", p. 283
5. "La morale de la pente", p.463
6. "Maintenant, les Américains sont engagés", p.178
7."J'ai un coeur de vingt ans", p. 401
8. Lettre à Curtice Hithckck, p. 273
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samedi, 19 juillet 2008
La victoire, en chantant...
La taille-douce est une technique d’impression permettant, grâce à une gravure en creux réalisée dans le métal, de déposer une faible épaisseur d’encre en surimpression. Le relief obtenu est perceptible au toucher et l’image acquiert une plus grande netteté. Dès l'année 1852, les techniciens de la Banque s'étaient préoccupés des garanties que pouvaient apporter aux valeurs fiduciaires l'emploi de la gravure en taille-douce et avaient étudié les fines et artistques gravures des billets des banques américaines. En 1883, ces études reprirent d'une façon suivie, cette gravure ayant été déjà adoptée par les Russes et les Autrichiens. La Banque de France innovait cependant avec son procédé de taille douce à sec, ce qui permettait d'éviter le jeu du papier, et lui laissait la possibilité d'ajuster ses filigranes sur un papier très fin.
Le billet de 5 000 F type 1934, oeuvre peinte par Sébastien Laurent, puis gravée par Rita Dreyfus et Piel, est donc le premier en France à bénéficier de cette technique, censée décourager les entreprises de plus en plus habiles et perfectionnées des faux-monnayeurs. Outre cette caractéristique, ce billet se signale par ses qualités esthétiques. Il représente une effigie féminine symbolisant la France, drappée d'une toge, coiffée d’une couronne d’olivier et placée dans un cadre de feuilles de laurier. Saisie de profil, et reproduite parfaitement à l'identique sur chaque face, elle tient à la main une Victoire ailée, symbole heureux dont l’origine remonte au monnayage grec. La figure de cette Victoire Debout ayant quatre couleurs, les textes, les numérotages et les signatures en nécessitant huit, la coupure exige au total douze impressions. Un tour de force, pour l'époque.
Si la pose hellénique, la couronne d’oliviers, la chevelure lissée, le teint pâle, le sourcil épilé, l’épaule et la joue ronde de cette Victoire Debout lui conférent, à la bien observer, l’air nettement académique et quelque peu figé d’une star du cinéma muet, n'est-ce pas afin que ce mutisme (à jamais garantie par de fines lèvres rouges en forme de cœur) tînt confidentielle la comédie rusée des petits films qui se tournaient dans les alcôves et les palais de ces années mille neuf cent-trente, et sût taire à jamais la tragédie sans paroles des multiples faillites, la pantomime des récurrentes élections, les drames des captations d'héritages des grands-pères replets de notre modernité ?
Dans l’engrais de ces comédies, dans le terreau de ces héritages, dans le fumier de ces faillites, grâce à l'imposture d'une agitation politique qui allait faire tourner la planche à billets de plus en plus vite et de plus en plus fort, un monstre nouveau, en effet, enfant conçu sur un air de piano en ces alcôves, vagissait. Il s’apprêtait à tordre le cou au monde des essences valéryennes comme à celui des déréglements rimbaldiens de tous les sens, et à saisir de sa poigne internationale les affaires du pays : l’homme du ciment, l’homme des produits chimiques, l’homme de la banque et l’homme de l’automobile, le mâle économique pour qui le franc Germinal venait d’être converti en franc Poincaré et qu'ébranlait de loin en loin une affaire Stavisky ou autre, voyait, en fumant des cigarettes odorantes, s'élever des dictateurs qu'il pensait d'opérette de pays en pays. L'Europe, la vieille Europe de Byron, de Goethe et de Chateaubriand, l'Europe des diplomates cultivés et celle des capitales en fêtes se métamorphosait lentement pour devenir dans les manchettees de ses journaux l'Europe des foules qui marchent en silence dans des rues couvertes d'affiches, l'Europe de la propagande, de Rome à Berlin et de Vienne à Moscou. Tournez, rotatives ! Et tournez, planches à billets !
Et pourtant, la toute-puissante et rageuse esthétique de la modernité, comme le vieil univers de l’épargne, découvrirent pour un temps, en cette Victoire Debout, leur bien commune égérie & leur fort précieuse muse : "N'avions-nous pas gagné la dernière guerre, disaient-ils en la bichonnant, et vaille que vaille rétabli peu à peu l'ordre ainsi que la prospérité ?" Avec quelle prudence, quelle ingénuité, quel culot peut-être-même, cette Victoire Debout tient-elle en mains son trophée surestimé, prête à le glisser dans le gras porte-feuilles des seuls privilégiés ! Prostituée, comme une vraie fille des banques, mais sans en avoir l'air ! Insouciante, telle une star du cinema muet : Cinq mille francs ! Or dans cette coupure, la symétrie n’était qu’apparente : elle ne faisait que mettre en scène hypocritement un moment d’équilibre plus feint que réel ; durant la durée de circulation de ce billet à la taille belle et douce, de 1934 à 1944, son apparence d'équilibre n’allait cesser de se rompre, précipitant artisans et banquiers, industriels et commerçants, politiques et militaires, diplomates et ouvriers, artistes et paysans, prostituées et mendiants dans un mouvement continu d'exil hors de toute victoire, et de tout redressement, jusqu'aux fracas irrémédiables (et à cette heure-là inimaginables) que furent Auschwitz et Hiroshima.
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jeudi, 15 mai 2008
Les chagrins de Mercure
Dieu des messagers, mais également des menteurs et des commerçants Mercure est un hôte régulier de la Banque de France depuis ses premiers filigranes. Prince des éphèbes, patron des contrats, porteur de tous les messages, qu'ils soient ou non codés, Hermès est un ambigu notoire. Du chapeau rond (pétase) dont il est parfois affublé, il n'a gardé sur la reproduction très années trente ci-contre que les ailes. Fragiles, pas très développées, presque ridicules, ces ailes. Mais admirez au passage la droiture du nez. Cela voyez-vous, c'est du profil commercial, où l'on ne s'y connaît pas. Du profil poétique également. La vigueur de ce Mercure-là, que Valéry ne renierait pas, nous fait aussi penser à quelques fragments du Narcisse :
" ..... Le bruit
Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !
Tu trembles !...."
Cette vignette est le verso du trois cent francs Clément Serveau, une valeur qui aujourd'hui se négocie très cher en salon numismatique, lorsque le billet a pu conserver sa blancheur d'ivoire et et son craquant d'origine. Fort cher... Au recto, le visage de Cérès. Entendons-nous bien, une Cérès des années trente également, une Cérès qui ressemble vaguement à Beauvoir. et dont il fut question ici. Une Cérès, vraie pendant féminin de ce Mercure-là, lequel n'a, lui, pas grand chose à voir avec Sartre, convenons-en, mais plus avec quelque Jean Marais qui poursuivrait sa lecture des Fragments du Narcisse, glissant à l'oreille d'une dame mure :
O visage ! ... Ma soif est un esclave nu ...
Jusqu'à ce temps charmant je m'étais inconnu,
Unique coupure de trois cent francs, qui ne circula que quelques mois, après la seconde guerre. A la base du cou sur la droite, se devinent les chiffres mauves, et de l'autre côté au sommet, la somme en toutes lettres. Mauve ? Eh! Pour quelle raison cette couleur ? Qui fut celle du souvenir furtif, celle de la mélancolie... Mercure, me direz-vous, comme Narcisse, Mercure ne peut, en ce vingtième siècle, qu'habiter en mélancolie, et dans l'alcove fanée de quelque appartement parisien, charmer comme Paul une femme lettrée, rieuse, en déshabillé élégant. Colette, par exemple. Colette qui mourut en 1954, tint ce billet en main. Rien que de penser à cela aiguise je ne sais quel appétit d'art émoussé, quelle réverbération intolérable du souvenir : Oui, la moue de Mercure est emprunte, oui, d'une sorte de mélancolie spirituelle et méditative, moue de chat qui me fit penser à Colette, à Valéry, parce qu'elle recèle de la bouderie. Et combien songe-t-on, combien longtemps et insolemment bouderaient un tel Mercure, une telle Cérès, devant la laideur exceptionnelle des billets européens sur lesquels plus un humain ne parait, plus la moindre véritable arabesque, plus le moindre chagrin et plus le moindre doute. George Steiner a souvent rendu de lucides hommages à la mélancolie. Je veux dire la mélancolie intelligente, celle qui donne à penser, celle sans laquelle il n'existe d'ailleurs pas de Véritable Pensée, digne de majuscules. Cette face de Mercure pourrait ainsi être l'allégorie d'une dernière réflexion, d'un dernier songe, avant l'abandon définitif du monde par les dieux.
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mardi, 15 avril 2008
L'esprit des lois
Sur la page du site de l'Académie Française qui lui est consacrée, on précise qu'il y eut fort peu de monde aux obsèques de Charles de Montesquieu. Etrange information. Contre-éloge ou médisance ? A l'aube du 10 février 1755 , Charles de Secondat, baron de Montesquieu mourut dans sa soixante sixième année, d'une vile pneumonie, loin de ses vignes, de ses arbres, de sa famille, de ses armes et de ses vins. Sa dépouille fut inhumée à la hâte dans une chapelle latérale de la vieille église de Saint-Sulpice.
De fait, on ne possède aucune relation écrite de ses obsèques, ni mention du nom de qui célébra l'office, ni l'écho de quelque hommage rendu au « législateur de l'Europe » par ses pairs. Comme la mort d'Hugo laissa, plus tard, la place libre à l'impatient Zola, Voltaire en premier lieu et quelques Encyclopédistes en second durent sans doute se réjouir de la disparition de cet encombrant aîné, qui venait de triompher avec éclat de la cabale menée par les jésuites et les jansénistes contre L'Esprit des Lois. Ses restes ne survécurent pas à la tempête révolutionnaire et lorsque les chefs de la révolution thermidorienne souhaitèrent les transférer au Panthéon, ils ne les retrouvèrent pas.
« C'est une sotte chose que son propre portrait », avait écrit le Président dans ses Pensées. Il avait attendu la soixantaine venue, en effet, pour faire effectuer le sien par l'illustre graveur suisse Jean Dassier, attaché à la monnaie de Londres, artiste dont la réputation était alors immense. Col ouvert, cheveu libre, fin visage au nez hardi, il apparaît de profil, tel un sage véritablement antique sur la ronde médaille. De ce profil s'inspirèrent tous les peintres et les sculpteurs qui durent par la suite réaliser l'image du Seigneur de la Brède et créateur des Lettres Persanes. Ses biographes ont tous reproduit sa phrase d'accueil au graveur, venu spécialement de Londres :
« Monsieur Dassier, je n'ai jamais voulu laisser faire mon portrait à personne. La Tour, et plusieurs autres peintres célèbres qu'il nomma m'ont persécuté pour cela pendant longtemps. mais ce que je n'ai pas fait pour eux, je le ferai pour vous. Je sais qu'on ne résiste pas au burin de Dassier, et qu'il y aurait plus d'orgueil à refuser votre proposition qu'à l'accepter »
Des souvenirs personnels ont associé à jamais dans mon esprit ce billet ludique et grave aux plateaux de fruits de mer et aux choucroutes garnies de la Brasserie d'Alesia à Paris. La saveur des huîtres de novembre et des saucisses de février que les Montesquieu d'alors me permirent de savourer et d'engloutir tout à la fois est immuable en mon palais. Une certaine foi dans le politique, également, qui flotta quelques années dans l'air après l'élection de François Mitterand, me semble contenue en filigrane dans le vert un peu fané de ce billet mouvementé : La tête comme coupée du Seigneur de la Brède ne donne-t-elle pas l'impression de le traverser d'un coup vif, un peu comme le rêve et l'illusion traversèrent, en ce début des années quatre vingt, la plupart des citoyens d'un peuple, aujourd'hui inquiet de ce qui demeure sous l’ère Sarkozy l'esprit de ses lois?
09:10 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : montesquieu, billets français, culture, francs, littérature |
samedi, 22 mars 2008
Bergère, ô tour Eiffel
"Le billet de 200 francs à l’effigie de Gustave Eiffel (1832-1923) rend hommage au génie créatif et au talent de cet ingénieur à travers son chef-d’oeuvre le plus connu, la Tour Eiffel, construite pour l’Exposition universelle de 1889. La Tour Eiffel illustre à merveille la révolution que constitua l’introduction du fer dans l’art de la construction et symbolise l’esprit d’invention et de découverte de la fin du XIXe siècle." C'est ainsi que la BdF présente au public l'émission, fin octobre 1996, de son nouveau billet de 200 francs. Il fait partie de la dernière gamme du Franc, gamme hyper sécurisée ( filigrane, strap, motifs à couleurs variables, encre incolore brillante, transvision, microlettres, numérotation magnétique, code infrarouge...) où l'on rencontre également le Saint Exupéry, le Cézanne et le Curie. Ces billets de la dernière série, qui ressemblent à des coffre-forts, sont de véritables allégories de la société qu'on met alors en place, monde de codes, d'alarmes et de surveillance-vidéo : Sont-ils encore des francs ( rappelons que franc signifie libre ) ou déjà des euros ? Ce que le prospectus de la Banque de France omet de dire, c'est qu'Eiffel et sa Tour ont remplacé in extremis un autre projet consacré aux frères Lumière et au cinéma, projet brusquement abandonné en raison d'une polémique quant à l'attitude des deux frères durant le gouvernement de Vichy.
Au recto, le portrait de Gustave Eiffel se détache devant la silhouette du viaduc de Garabit, construit entre 1880 et 1884 dans le Massif central. Eiffel a la barbe bien coupée et la mêche dynamique des sages élèves de la Modernité. Il regarde vers la gauche ( vers le passé, dit-on). De part et d’autre de l’arche métallique du viaduc, des lignes courbes violettes, bleues, rouges et jaunes — inspirées d’une étude aérodynamique du patron — forment des cercles concentriques et symbolisent le mouvement. À l’arrière plan du portrait, on distingue le détail d’une charpente évoquant la Tour Eiffel, dont la structure métallique seule pèse 7 300 tonnes (avec les équipements, le poids total de la Tour s’élève à plus de 10 000 tonnes). Au verso, une vue de la Tour Eiffel et du Champ de Mars lors de l’Exposition universelle de 1889. Au loin, le dôme du Palais des Beaux-Arts ainsi que la verrière de la Galerie des Machines, construite à l’occasion de la même exposition et démolie au début du XXe siècle. En haut, à gauche du filigrane, une partie de la structure métallique de la Tour Eiffel est reproduite de manière symbolique ; lors de la construction de l’ouvrage, 2 500 000 rivets ont été utilisés pour assembler les quelques 18 000 pièces composant l’édifice. "Nul monument, depuis les cathédrales et peut-être depuis les pyramides, n'a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l'humanité, écrit Rémy de Gourmont en 1901 dans Le Chemin de Velours. Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l'étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d'émotions. On chercha à le détourner, il était trop tard, le succès était venu.", Léon Bloy consacre un article entier (qu'on peut trouver dans Belluaires et Porchers) à la promenade qu'il effectua dans les entrailles de cette nouvelle dame de fer, alors qu'elle n'était pas même achevée. Pages sublimes d'ironie, dans lequel il se réjouit du fait que les ferrailleurs, dont les poutrelles métalliques sont désormais capables de rivaliser avec la pierre des bâtisseurs de cathédrales, devront se montrer à la hauteur de leur moderne ministère. " Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel..." : Tout le monde connait la pétition des artistes contre l'érection de la Tour, qui parut dans le Temps du 14 février 1887, parmi lesquels on retrouve François Coppée, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant... Pour clore cet article, il resterait à se demander si le nombre de Japonais qui ont effectivement photographié cette foutue tour de Gustave est bien, comme l'affirma un jour Serge Gainsbourg ivre à Michel Debré enrhumé, supérieur de trente fois la population autrichienne d'avant-guerre au nombre de libéllules vivant au Vénézuela. Mais une telle vérification, votre serviteur ne se sent pas capable de l'établir avec exactitude. Il suffit de croire, avec l'éditeur du Guide du Routard et celui des oeuvres d'Amélie Nothomb, que ce chiffre est élevé. Très élevé. Autant que le nombre de Monégasques qui photographièrent le viaduc de Garabit ? A l'âge du numérique, nul ne le saurait dire. Et c'est ainsi qu'Eiffel est grand.
08:23 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, eiffel, billets français, belle époque, société, culture |