lundi, 09 février 2009
Lieux communs sur le Lyonnais
Des rues noires, étroites, ou plutôt des ruelles se frayant un chemin sinueux au travers des maisons colossales, enduites d’une couche uniformément sombre par la vétusté jointe aux fumées de la houille ; un pavé boueux en toutes saisons ; de bâtardes allées vomissant dans la rue des ruisseaux d’une onde suspecte ; des boutiques obscures et de mince étalage ; de grandes portes cintrées, munies de barreaux de fer, éclairant, pour toute ouverture, les ténèbres à peine visibles de magasins que le soleil n’a jamais éclairés de ses reflets dorés et où la lampe mélancolique s’allume quelquefois dès le milieu du jour ; une population soucieuse, affairée, peu curieuse de la forme, et pour tout luxe d’équipage, dans ces rues dignes du XIIIème siècle, de lourds véhicules supportant des monts énormes de ballots de soie. Le Lyonnais est une sorte de Hollandais auquel le ciel a refusé les grâces frivoles de l’affabilité, de la légèreté, de la sociabilité, cette fine fleur de l’intelligence qu’on nomme esprit ou, pour mieux dire et être plus juste, cet agréable badinage dont le plus pur béotien de Paris sait si bien masquer sa radicale nullité, en même temps que ce vernis d’urbanité et d’élégance qui fait illusion aux étrangers et cache la vulgarité foncière ou l’égoïsme renforcé.
Le Lyonnais rit quand il a le temps. Son commerce, son industrie, ses chiffres l’absorbent tout entier. De là sa physionomie grave, morne. Il est austère sans effort. Il dîne à deux heures, soupe à neuf et se couche vertueusement ensuite, comme un marchand du Moyen Age. Ses jours, qui ne diffèrent pas sensiblement de ses nuits, il les passe, la plume à l’oreille, dans une façon de cave ou de rez-de-chaussée ténébreux qu’il affectionne ; car à la garde de ce lieu peu avenant sont confiés ses marchandises, son grand livre, le répertoire et le siège de ses affaires, le grand intérêt de sa vie.
Le Lyonnais qu’enrichissent, à moins d’un grand désastre, trente ans d’une telle existence n’a pas un seul instant l’idée de se servir de sa fortune au profit de son bien-être. Il n’en jouit ordinairement qu’à la troisième génération. Non seulement il blâme le luxe chez autrui, mais il ne l’aime point pour lui. Il connaît ses concitoyens et juge de leur naturel ombrageux par le sien propre. Les dépenses et l’étalage qui ailleurs soutiennent le crédit, le compromettraient à Lyon ; la seule joie que se permette le négociant enrichi, la seule que ne lui défendent pas les usages de la cité consiste à acheter une maison de campagne dans les environs de la ville pour y aller passer patriarcalement le jour du Seigneur en famille. L’aristocratie lyonnaise, qui est toute composée de commerçants passés par l’échevinage, est indifférente à tous les efforts que l’esprit humain peut tenter dans un autre but que la perfection du tissage ou la broderie des étoffes.
L’étranger se sent envahi promptement par les méphitiques vapeurs de la tristesse et de l’ennui, ne sait où se pendre pour combattre cette malaria endémique et contagieuse qui l’oppresse. Les cafés, ce palliatif et grand narcotique de la vie de province, ne lui offrent pas un topique. Mornes et enfumés, ils ont plus de rapport avec les tavernes anglaises qu’avec ces élégants palais tout de glaces, d’or et de moulures érigés à la demi-tasse parisienne par des limonadiers artistes. Les plus célèbres restaurants sont des bouges que dédaigneraient nos cuisines à vingt-cinq sous.
Le spectacle finit de bonne heure à Lyon. La population, sage, rangée, matinale, ne fait pas du jour la nuit. Si bien que deux librairies suffiraient à approvisionner la deuxième ville de France, et qu’un seul grand théâtre est plus que suffisant à satisfaire sa curiosité. A dix heures, les rues sont désertes, les phares des cafés et des boutiques s’éteignent, et l’étranger regagne une hôtellerie maussade où, dans une chambre confortable comme une posada espagnole, il écrit de rage à ses amis, à l’univers, que la seconde ville de France est la plus laide, la plus triste, la plus ennuyeuse, la plus etc, etc …
Article de l’ Illustration (journal parisien), daté de 1848.
18:07 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : lyon, l'illustration, littérature, culture, presse |
dimanche, 08 février 2009
Saint-Bonaventure et le magasin Zilli à Lyon
Les retables des chapelles de la Vierge et de Saint-Joseph de l’église Saint-Bonaventure sont sales,
Sales autant que sont miséreux les roumains mendiant devant l’église du bon docteur séraphique,
Sales autant que sont désertés les offices quotidiens de 16 heures,
Sales autant qu’obscène est à deux pas le magasin Zilli,
Un intrus récent dans ce très vieux quartier.
Benoît de Valicourt est fier de ses manteaux en agneaux ou crocos, de ses costumes à 3000 euros, de ses cravates en soie-duchesse.
Une statue du patron de Saint-Bonaventure trône encore dans la pénombre de l'église, juste au-dessus de la sacristie.
Elle est en carton. On la sortait encore en 1905 pour des processions dans les rues :
Que dirait le pauvre docteur séraphique devant ce faux luxe qui pue l’aéroport de Dubaï ?
Sauvegardé dans la fraîcheur d'un silence vaste et dallé que surplombe une série de lustres,
Le sanctuaire impose à grand peine dans ce quartier dévasté un espace vide et magnifique où prier.
Ici, on trouve encore des cierges à 0,40 euros pour allumer à ses mortes,
Et à ses morts bien-aimés.
La première église du couvent des Cordeliers date de 1232 :
Elle est la mémoire de ce quartier des bords du Rhône où jadis le quai s’appelait Bon Rencontre.
Lorsque se tint en 1274 à Lyon le Concile convoqué par le pape Grégoire X, ancien chanoine de cette ville,
Jean de Fidenza vint, là, mourir à l’âge de cinquante-trois ans.
Qu’ils dorment en paix, les bons morts, qui ne connurent jamais le magasin Zilli, sa clientèle vulgaire internationalement, niché
Juste en face de l’église du bon saint.
Autour de la nef jadis,
Chaque confrérie de métiers accumula au fil des siècles sa propre chapelle de guingois :
Corroyeurs, confituriers, tissutiers, taverniers, fondeurs et bouchers,
Tondeurs de draps, tailleurs d’habits.
Pendant la guerre, la plupart des vitraux sont tombés
Lors de l’explosion du pont Lafayette en 1944.
Elle a fait du bon travail, Mme Lamy-Paillet ;
Merci à Mme Lamy-Paillet, et au dessinateur Louis Charrat
Qui les ont restaurés : ils illuminent de bleu roi, orange, vert lumineux, pourpre.
J’aime tout particulièrement le petit personnage de Saint-Louis, agenouillé en bas du dernier vitrail de gauche dans la chapelle Saint-Antoine de Padoue,
Erigée en 1567 par les pigniers, puis attribuée aux hôteliers et taverniers.
On y voit Saint-Louis passer un habit franciscain par-dessus sa robe toute bleue parsemée de lys dorés :
L’habit franciscain par-dessus l’habit doré :
Une parabole, pour Benoît de Valicourt.
Planet Saturn & le nouveau Monoprix pour les pauvres, l’intrus Zilli pour les riches, le Palais du Commerce juste en face :
Symboles outrageux cernant le coeur sanctuarisé de la défunte paroisse,
Lorsque retentissent les orgues de Saint-Bonaventure, dans les cieux d’hiver comme dans ceux d’été,
Merci mon Dieu que demeure encore l’ancienne église, sa marche usée et son portique masqué,
Surmonté de paroles latines :
« Erunt oculi mei aperti et aures meae erectae ad orationem ejus qui oraverit in loco isto, dicit Dominus »
« Mes yeux seront ouverts et mes oreilles attentives à la voix de celui qui priera en ce lieu, dit le Seigneur. »
23:37 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : zilli, saint-bonaventure, grolée, lamy-paillet |
samedi, 07 février 2009
L'Etude (dédiée à Georges Pérec et Françoise Sagan)
Ce port résolu, ce livre vert fermé, pressé contre soi, ce rameau d’olivier tenu si négligemment qu’on la croirait sur le point de le porter à ses lèvres pour en mâcher distraitement un petit brin : Ce billet affirme la volonté, l’intelligence et la joie d’une étudiante émancipée juste ce qu'il faut, mais encore stricte et très stylée dans un chandail élégamment torsadé, sagement boutonné, soigneusement repassé, les traits un peu sévères à cause de l’arceau vert qui rejette ses boucles de cheveux et dégage son front. Classique mais, déjà, oh déjà, si moderne : L’Étude de 1945 affiche une beauté en technicolor. Songe-t-elle à quelque film américain qu’elle irait voir, avec un amoureux ? Quelque air de swing qu’on danserait, une histoire de vacances sur la côte d’Azur ? Une histoire de soleil, simple et presque banale, racontée à toute vitesse, à toute allure, - tant et si bien qu'on la croirait couchée sur papier pour le livre de poche déjà, le supermarché, la décapotable. Sagan, cette fille de Flaubert, rappelait en ces temps-là avec l'élégance d'un Musset : "Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste, que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. (...) Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j'accueille par son nom, les yeux fermés : Bonjour Tristesse."
On l’imagine ensuite, Sylvie d’un quelconque Jérôme devenue rien qu’une chose en son salon, écoutant un air de jazz dans un poste radio d’après-guerre que lui aurait offert ses parents. « L’œil glisserait sur la moquette… » Fièrement élancée, lançant loin devant elle et devant sa vie le regard, fièrement assurée devant le globe qui tourne sur lui-même dans son dos, grosse boule liquide d’où émergent des continents, des hommes… Un monde dont le centre, sur la vignette, n’est la France qu’afin de lui permettre de se croire la citoyenne d’un pays calfeutré, elle-même, n'étant que pour elle-même le centre d’un monde déjà sur orbite. Quelques quinze ans plus tard, ils, comme disent les gens simples, poseraient le pied sur la lune. Sur le billet qui porte aussi le nom de Génie français, cette figure, donc, à peine allégorique et déjà très individualisée de l’Étude. Une figure qui n’a plus grand chose à voir avec la statuaire de ses ancêtres du dix-neuvième que logeaient encore les billets roses et bleus de la Belle Epoque. Ce billet, qui est l'œuvre de Sébastien Laurent, fut imprimé sur papier de ramie et frappé de très beaux filigranes. Il est le dernier à posséder une telle largeur : décidant, en 1952, d'homogénéiser sa production, le gouvernement de la Banque de France le condamnait implicitement : le retrait définitif de l'Etude s'opéra un 11 décembre 1956. Georges Pérec avait vingt ans. Françoise Sagan, à peine un de plus. Le monde allait s’emplir de plus en plus de choses. Bonjour, tristesse.
15:13 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, pérec, sagan, l'étude, billets français, bonjour tristesse |
vendredi, 06 février 2009
L'argent du divertissement
Je suis toujours très étonné de la façon dont comiques, sportifs et chanteurs de variétés jouissent auprès du grand public d'une sorte de blanc-seing économique. Les mêmes qui s'insurgent devant les fortunes impunément accumulées par des patrons industriels ou des financiers véreux vont trouver normal qu'une Céline Dion, un Jean-Marie Bigard ou un Thierry Henry fassent en peu de temps des fortunes considérables, créent de véritables dynasties (Dutronc 1, Dutronc 2 - Noah 1 Noah 2 ...), et deviennent les gurus d'une société de plus en plus décervelée, prête à s'extasier devant n'importe quelle nouveauté technologique. Et pour reprendre une remarque évoquée dans le commentaire d'une autre note : « Les mémés à petites retraites qui dansent sur Capri c'est fini se souviennent-elles qu'au pire moment de ce qu'il appelle sa traversée du désert, un type comme Hervé Vilard gagnait 30 000 francs par mois en n'en tirant pas une rame de la journée, grâce à l'industrie délétère du disque ? »
Les arguments qu'on oppose à toute critique de l'argent du divertissement sont toujours les mêmes : d'abord, on élude la question de l'argent du divertissement pour ne retenir que celle du divertissement lui-même : et si vous critiquez le divertissement, vous êtes forcément un peine-à jouir ou un dépressif. Ah bon ? Pourtant le propre du rire, n'est-il pas d'être gratuit ? Ne pouvons-nous plus rire de nous mêmes par nous-mêmes ? et en quoi avons-nous besoin de la bande à Djammel ou de la bande à Ruquier ? Je préfère rigoler à la terrasse d'un café avec des amis en buvant une tournée que d'aller voir des spécialistes du rire, gens cyniques et malsains comme ces capitaines d'industries dont les salaires et les primes défraient régulièrement la chronique. Pas touche, dit Florent Pagny, à ma liberté de penser. Mais quelle différence entre la liberté de penser de Florent Pagny, celle de Zinedine Zidane, et celle des patrons des banques et des groupes industriels ?
L'autre argument est de faire de ces gens, footballeurs, histrions, et autres suceurs de micros des artistes à part entière ou des acteurs de la vie culturelle. Le monde consacrait hier une page entière à un rugbyman, Thierry Dusautoir, sous un titre à la Libé, Serial Plaqueur. C'est vrai : que serait la France sans Thierry Dusautoir, n'est-ce pas ? Et le monde, sans le bon Yannick Noah ? Non seulement tout ce ramassis d'opportunistes incarne donc la vie culturelle mais de surcroit, « la vie culturelle populaire ». Et donc si vous critiquez cet argent qu'ils accumulent sur finalement ni plus ni moins la connerie du plus grand nombre, vous êtes non seulement un peine à jouir et un dépressif, mais de surcroit un élitiste (avec toutes les connotations négatives que ce beau mot trimballe avec lui désormais) et sans doute un jaloux...
J'en conclus que l'argent du divertissement, comme jadis celui de l'Eglise, est devenu un tabou. En dénoncer le trafic scandaleux relève du sacrilège, dans cette société du spectacle où la duplicité est parvenue à s'ériger en morale absolue et en syntaxe universelle. Continuons donc à dénoncer les salaires de Sarkozy et ceux des grands patrons de la société du spectacle en nous régalant des exploits des sportifs et des histrions médiatisés par ses soins. Qui a dit (et redit) qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères ?
21:07 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : culture, littérature, variété, divertissement, actualité, société |
jeudi, 05 février 2009
Une affaire de goût
Beaucoup de gens disent que leur goût est naturel. Et de ce goût prétendument naturel, ils font la mesure de tout jugement esthétique, parfois même éthique. "J'aime, j'aime pas", variante assez stupéfiante du médiatique "pour ou contre", qui structure de plus en plus leurs opinions. Impression que demeure ainsi un choix, que ce choix relève d'un goût, et que ce goût est naturel. Et de ce goût prétendument naturel, ils font l'étalon absolu, la mesure exacte de ce qu'ils voient, de ce qu'ils rencontrent. "J'aime, j'aime pas" : Sorte de pensée magique, de crédo mystique, la référence en matière de sapes, objets, livres, films, tableaux, people, manifestations, festivals et parfois même, idées ... Jamais nous n'aurons vécu aussi loin de la nature, jamais, nous ne l'aurons mise à autant de sauces : c'est naturel, disent-ils de tout et n'importe quoi... mais comment peut-on sérieusement penser que le goût est naturel alors qu'on vit dans une société où, précisément, plus rien ne l'est ?
La nature, elle-même, Séjour des dieux chez les Grecs, Mère providentielle chez les humanistes, Asile miséricordieux chez les romantiques, chez nous, & par la grâce de notre sémantique, n'est plus qu'un simple environnement. Voilà à quoi nous avons réduit la représentation que, collectivement, nous nous en faisons. Cela n'empêche pas quelques-uns d'entre nous de l'admirer, certes : mais toujours de très loin; mais comment, loin de cette nature qui nous environne, aurions-nous pu conserver un goût naturel, lequel serait passé à travers tous les filtres de l'éducation, du conditionnement, de l'idéologie, des affects... pour toutes les saloperies que la grande distribution, commerciale ou culturelle, nous refile à digérer ? Froissés, sans doute, de n'être pas le centre réel de l'univers comme l'avaient cru les Antiques, nous, modernes, nous nous sommes en quelque sorte configurés un centre. Et de là, de ce centre où les notions d'inné et d'acquis ne sont même plus identifiables, éloignés de la tradition du goût, nous prenons la mesure de ce tout qui nous entoure. Combien de gens pensent-ils encore qu'en matière esthétique, le goût est avant tout une affaire d'éducation ? Combien de gens ont-ils encore l'humilité de se dire qu'ils pourraient, qu'ils devraient éduquer leur goût ? Combien de gens en ressentent-ils encore la nécessité, dans cette étrange et partout régnante confusion ?
20:53 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : goût, culture, enseignement |
mardi, 03 février 2009
Ces gens-là
Qui peut encore sérieusement croire qu'une littérature, qui ne soit pas textes de pure consommation, a encore un avenir dans une société qui n'a d'autre idéal que de perpétuer son idéal de consommation au prix de la destruction pure et simple de la planète ?
Qui peut sérieusement penser qu'un théâtre, qui ne soit pas un théâtre de simple divertissement, peut conquérir le moindre crédit dans une société où l'individu-spectateur n'a d'autre revendication que le droit au divertissement ?
Qui peut vraiment prendre au sérieux une production cinématographique que les lois de la distribution contraint à n'être que de la propagande, dans une société du spectacle dont le credo constant est que « the show must go on... », et que « yes, we can »
Qui peut encore attendre de la télévision qu'elle joue un autre rôle que celui qu'elle joue depuis plus de cinquante ans, à savoir tisser l'incessant éloge de son pouvoir de nuisance pour, auprès de gens très naïfs ou très désespérés, le muter en un pouvoir de "tenir compagnie" ?
Qui peut attendre quoi que ce soit de la politique dans une société qui affirme qu'être informé est suffisant, et que c'est un droit au même titre que, par exemple, la liberté ? Et que nous serons égaux lorsque nous serons tous semblables ?
J'ai passé l'âge où se poser ce genre de questions serait attristant. J'ai compris que l'humanité était embarquée dans le sale destin qu'elle s'est elle-même tissée, que cette pente est irréversible, au vu du grand nombre d'humains que nous sommes, et que je n'y peux rien changer.
Il existe une littérature déjà écrite. Elle est fort vaste, et au fond, tout bien pesé, en quoi avons-nous besoin d'en produire une nouvelle à notre image ? La question du théâtre serait plus délicate à traiter. Pourtant je crois vraiment que la nécessité que l'individu-lambda, la plupart du temps très inculte et le plus souvent illettré, ressent du théâtre est désormais quasiment nulle. A notre image, nous avons le cinéma, et cela suffit au spectateur ivre de narcissisme encore capable de s'asseoir dans une salle obscure devant un écran blanc : Qui se doute encore aujourd'hui que cette phrase, si prémonitoire, fût de Cocteau, chantre par ailleurs de la modernité : « Je plains la jeunesse moderne, obligée de n'attendre que des fantomes à la sortie d'un film ? » (1) A quoi bon déranger, dès lors, les voix puissantes de Sophocle, Calderon, Molière, Tchékhov ou Claudel, qui naquirent du désir puissant de leurs contemporains, quand nos contemporains se satisfont en si grand nombre de Muriel Robin ou de Line Renaud, de Laurent Ruquier ou de Djamel Debbouze ?
Quant à la poésie, il suffit de dire qu'elle n'est qu'un grand corps malade, pour ne pas dire décomposé.
Je crois que le temps est venu de s'occuper de soi en parfait égoïste, avide en tous cas de rendre réelle sa propre survie.
Quitte, dit un saint hindou qui, tout autant, aurait pu être un saint chrétien : « quitte ces gens-là, et va adorer ! »
Nous sommes quelques-uns seulement, malgré ces propos - en apparence seulement pessimistes, à demeurer en mesure de nous comprendre.
(1) Jean Cocteau, Portraits, Souvenirs, Cahiers Rouges, Grasset,
00:05 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (56) | Tags : littérature, théâtre, cinema, culture, société |
lundi, 02 février 2009
Notre grand 7
La ligne 7 fut inaugurée une premier avril 1881. Elle cheminait de Perrache aux Brotteaux par le pont Morand, avec un terminus à Charpennes qui, dès 1911, fut prolongé jusqu'à Cusset. Certes cette zone était alors presque déserte : quelques villas, des guinguettes, des jardins. Il n'empêche que la ligne 7 gagna alors à être la plus longue et la plus attrayante de la ville, reliant joliment le centre de Lyon à celui de Villeurbanne. Elle devint aussi la plus dense du réseau, qui portait à l'époque le nom de Cie OTL (omnibus & tramways lyonnais). Durant la seconde guerre mondiale, cette ligne fut la seule à desservir les Brotteaux et battit alors des records de fréquentation, avec ses rames de deux ou trois voitures, parfois surchargées jusqu'à 300 voyageurs. Ligne des gares (Perrache & Brotteaux), ligne des grands magasins (Galeries Lafayette, Printemps), ligne des théâtres (Célestins, Opéra, TNP), elle acquit un tel panache que ses conducteurs en parlaient avec orgueil et distinction. Le trajet par la rue de la République puis par le cours Vitton et par le cours Emile Zola devint si populaire que ce fut celui qu'on choisit pour la première ligne de métro. Un dessin de la ligne 7 orne la maquette du livre de Tancrède de Visan, qui parut en mai 1934. Il s'agit d'un recueil de nouvelles, sans rapport apparent avec la ligne en question.
Dans sa préface, l'écrivain explique ce choix :
« J'ai réuni ces bagatelles sous le titre symbolique : Perrache-Brotteaux. C'est la qualification de notre tram le plus populaire, le mieux achalandé - notre grand 7 -, celui qui, prenant le départ proche notre antique presqu'île marécageuse, aboutit - avec le temps - au quartier neuf de notre cité, en longeant la place Bellecour et notre artère principale dénommée, comme partout, rue de la République. »
On reconnait là la fausse ingénuité et l'ironie de l'écrivain monarchiste, chauvin au énième degré et mondain jusqu'au bout des ongles.
Ci-dessous, un dessin qui ne vous rajeunira pas, ni vous, ni moi.
Mais ne correspond-il pas bien à ce mois de février 2009 qui débute, grave, mélancolique, enneigé ?
06:21 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : tcl, ligne 7, lyon, perrache brotteaux, culture, société, littérature |
dimanche, 01 février 2009
Chronique du 1er février
Je n’aime pas les 1er février. En règle générale, c’est tout le mois de février que je n’aime pas, non plus. Février, ce mois bancal et biscornu, le seul à n’être pas foutu d’arriver à 30 jours, voyez, même les années bissextiles. Je ne l’aime pas pour de multiples raisons. La première, c’est qu’il met fin sournoisement au premier mois de l’année. Il commence à peine qu’un douzième de l’année est déjà passé. Un douzième d’une année de plus : avec lui, sans bien s’en rendre compte, on quitte un commencement. On se dirige vers une fin. Ce n’est jamais drôle.
La deuxième - mais qui s’en souvient ?- c’est que chez les Etrusques, Februus fut le dieu de l’enfer et de la putréfaction. Pas vraiment joyeux. D’où le verbe latin februo, faire des expiations religieuses, purifier, d’où le mois romain des purifications, ainsi nommé Februarius en raison de ces fêtes en l’honneur des morts.
Troisième raison, dans le calendrier républicain, février correspond en gros à pluviose, le temps des pluies. Le temps de la flotte qui dégringole sans discontinuer et celui des parapluies qu’on oublie partout, dans les bars, les autobus, les rames de métro.
Quatrième raison : les vacances de février, comme on dit, l’industrie de la neige qui est pire encore que l’industrie du sable et de l’eau salée, avec tous ces doryphores, comme en rigolent certains montagnards, produits par le tourisme de masse, qui s’abattent sur les stations telle vérole sur bas clergé, avec l’intention de jouir au plus vite de ce que leur foutu billet aller-retour leur donne droit d’espérer du climat. Pouark !
Si je cherche bien, il doit bien y avoir d’autres raisons de ne pas aimer le 1er février. Claude François est né un 1er février, tiens. Et je n’ai jamais supporté cette voix nasillarde que toutes les radios nous infligeaient quand j’étais adolescent, et ces claudettes empapaoutées comme des sapins de Noël autour du blondinet. Février, c’est encore le mois de la Saint-Valentin, le quatorze, très exactement, l’une des fêtes les plus idiotes qui soit, vous ne trouvez pas ? D’ailleurs, n’est-ce pas aussi un quatorze février que la Chambre des députés, dans une séance présidée par Gambetta, a adopté La Marseillaise comme hymne national ? Moi, la Marseillaise, je ne l’ai jamais sifflée, ni sur un stade ni ailleurs ; je n’irai pas réclamer qu’on en changeât les paroles, mais enfin, je n’en fais pas non plus mon chant favori. Je n’oublie pas que février, c’est aussi le mois où commença la bataille de Verdun, l’une des batailles les plus épouvantables que les hommes se firent. Non, vraiment, les chansons de Clo-Clo, pas plus que les hymnes nationaux ne sont ma tasse de thé. C’est ainsi.
Mais bon, il a tôt fallu se faire une raison et vivre un par un tous les mois de l’année, ainsi qu'ils se présentaient. Février compris. Il va donc falloir passer celui-là, encore. C’est en février, il y a deux ans déjà, que l’immobilier américain est entré en crise et ce février qui arrive ne sera pas le mois de l'accalmie sur ce front-là non plus. Qui voit le bout du tunnel ? Ce qu'on peut chanter comme balivernes ! Pas grand monde, à vrai dire. Février 2009, on va commencer à le grignoter en espérant qu’il ne nous grignote pas trop la santé ni le moral, lui. Après, ce sera mars. Le mois du printemps et celui de saint-Joseph. Le troisième de l’année. Un des meilleurs, celui qui suit, je vous le dis. Une bonne raison - la seule peut-être - de ne pas désespérer de février : c'est lui qui y conduit. Et c'est ainsi qu'Alexandre est grand.
00:10 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : vialatte, février, actualité, calendrier, vacances de fevrier, neige |