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mercredi, 04 mai 2011

Disait-elle

Ma vieille prof de théâtre  était toujours vêtue d’un pantalon fuseau et d’un pull over à col roulé. « On peut, disait-elle, réduire le jeu d’un comédien comme tout ce que raconte la totalité  du Répertoire à deux mouvements fondamentaux : dire oui, dire non.  Pour cela, vous  disposez du regard, du geste, de la parole. Et c'est tout. »

Sur ces deux grandes tendances – le refus ou l’acquiescement-, elle nous expliquait que se greffait la gamme entière des nuances et des émotions qu’il nous faudrait jouer sur scène, et l’existence de milliers de personnages : honte, pitié, colère, désir, raisonnement…  Tout cela ne revenant in fine qu’à approuver ou réfuter ostensiblement quelque chose, du regard, du geste ou de la parole, avec une intensité plus ou moins affirmée.

Pour le reste, nous disait-elle, il n’est de secret que l’articulation. Avant de monter sur scène, elle nous faisait répéter : Gros grand grain gris creux d’orge, quand te dégros grand grain gris creux d’orgeriseras-tu ? Je me dégros grand grain gris creux d’orgeriserai quand tous les gros grand grain gris creux d’orge se dégros grand grain gris creux d’orgeriseront. Idem avec le petit pot de beurre et d’autres pis-aller.

Après ça, elle nous fichait un texte entre les mains, un monologue d’Othello, un sermon de Bossuet, une chanson de Gaston Couté, ou tout autant une liste de commissions, et il fallait se débrouiller pour lui dire oui ou non avec ce texte-là, du regard, du geste, de la parole. Sans s’occuper du reste.

Elle se tenait en fond de salle, cigarette au bec. Elle ne fumait que des Gitanes. Dans la pénombre, cela formait une lueur, un grésillement, une écoute, un peu de fumée bleue. Quelques recommandations. De compliments, jamais.

Quand elle était contente de quelqu’un, elle le lui faisait savoir en lui proposant un petit rôle. On venait en car de toute la région pour voir les spectacles qu’elle montait dans son théâtre non subventionné. Des pièces de boulevard, écrites par elle ou par son mari. Un canevas bien rôdé, des répliques à l’efficacité éprouvées durant ses cours. Du 100% maison, disait-elle. 

 

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09:17 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : théâtre, littérature, lyon | | |

jeudi, 24 mars 2011

Vous qui savez, à la Renaissance

« Voi che sapete che chosa e amor… » : L’air de Chérubin des Noces de Figaro est un peu la diagonale du fou du dernier spectacle de  Jean Lacornerie, juste avant son départ du théâtre de la Renaissance à Oullins pour celui de la Croix-Rousse. Pour cet « adieu » enjoué, il s’est entouré de noms prestigieux : Thierry Escaich pour l’orchestration, Jean Paul Fouchécourt pour la direction musicale. Une équipe de solistes tous passés par les plus grandes mains et les meilleures formations techniques ou vocales.

On prend, certes, plaisir à écouter les 17 morceaux choisis du « programme musical », sorte de best-off qui effectue un tour d’horizon efficace et varié en piochant parmi les pages des opéras les plus célèbres de Mozart : Noces de Figaro, Don Giovanni, La Finta giardiniera, Cosi fan tutte, comme quelques lieder moins fréquentés.

C’était, dit-il, « une idée un peu folle », que de coudre ensemble ces « airs de femme ». Pour tenter d'y parvenir, Geneviève Brisac a utilisé l’aiguille d’une histoire peu crédible. Empruntant au dialogue d'Amour et de Folie (clin d'oeil à Louise Labé ?), elle a placé le personnage de Chérubin et son initiation à l’amour au centre d'une intrigue qui tient plus du sketch divertissant que d'une quelconque dramaturgie. Difficile alors  d’oublier  que ces solistes, lorsqu'ils jouent, ne sont pas des acteurs, tant la fiction qu’ils endossent apporte peu à la compréhension de Mozart. Dans sa part française comme dans sa part anglaise (on se demande d’ailleurs pourquoi cet emploi soudain de l’anglais... ) le texte demeure un bel amas de lieux communs sur l'amour. 

Mais il est vrai que dans cette forme qui se revendique populaire, on est là pour essentiellement se divertir : la façon dont Jean Lacornerie soigne le visuel en se jouant de cet univers soigneusement décalé emprunte au meilleur du Maritie et Gilbert Carpentier de nos enfances des ingrédients éprouvés : un triple paravent blanc évoluant sur un plateau tournant, des jeux d’ombre et de lumière se profilant dessus pour signaler les égarements des sens et de la raison ; des costumes colorés (vert, rose, bleu, gris, blanc et noir) pour camper des silhouettes tranchées ; un rythme qui ne se dément jamais ; les six instrumentalistes projetés hors de la fosse, enfin,  et placés sur la partie supérieure du fond de scène comme sur un écran, non loin d’un lustre éclairé.

C’est du beau travail, propre, léché, ludique et performant. Mais terriblement réducteur ; une fantaisie de solistes brillants dont, en écoutant de retour à la maison un opéra de Wolfgang dans sa continuité, on risque de se demander - au-delà du brio de la simple performance ou de l'exercice de style -  à quelle nécessité elle cherche à obéir, in fine. 

 

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Crédit Photo : Bertrand Stofleth

 

Vous qui savez… ou Ce qu’est l’amour, Lieder et extraits d’opéras de Wolfgang Amadeus Mozart 

Scénario de Geneviève Brisac – orchestration de Thierry Escaich -

direction musicale Jean Paul Fouchécourt - mise en scène de Jean Lacornerie  -

 du jeudi 24 mars au mercredi 6 avril, théâtre La Renaissance – Oullins

04-72-39-74-91 

 

05:53 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : vous qui savez, jean lacornerie, mozart, théâtre, geneviève brisac | | |

mercredi, 23 février 2011

Quatrevingt-treize à la Renaissance

Lorsque à plus de soixante-dix ans, un siècle après les événements et quelques années après la Commune, Hugo écrit Quatrevingt-treize, la façon qu’il a d’absoudre la Terreur par la grandeur de l’œuvre révolutionnaire réveille contre lui la haine de la bourgeoisie de son temps : Ce que Cimourdain l’intraitable nomme « la république de l’absolu » c'est-à-dire la Terreur (la Commune), est justifié par Gauvain le pensif, qui en fait « la république de l’idéal. » et rappelle que « sous l’échafaudage de barbarie se construit le temple de la civilisation »

Les personnages du roman sont tous marqués par une double appartenance qui leur a fait adopter un point de vue contraire à celui de leur origine de classe : le girondin Gauvain est de naissance aristocratique, le jacobin Cimourdain est un prêtre défroqué, et même le féodal Lantenac, dans un geste de transfiguration sublime, change de camp : si la révolution est l’avènement du peuple et si le peuple c’est l’homme, la révolution doit être au fond l’avènement de l’homme : la révolution aboutie se trouve au fond dans l’effacement des affrontements partisans ; tel est le message teinté d’utopie littéraire d’Hugo. Tel est le propos que la Cie In Cauda, de passage pour quelques jours à Oullins, donne à entendre au théâtre de la Renaissance.

Toute la scène se déroule sous une unique lampe à suspension, comme à la veillée. Le parti-pris de la mise en scène est ainsi clairement narratif. Dire, dans un huis-clos ténébreux, l’histoire de la révolution, celle avec un H de celle avec un R. Dans ce rond de pénombre qui définit l’espace de jeux, cinq comédiens aux mains nues et au verbe haut endossent les mimiques, les gestes, les silhouettes de tous les personnages du roman ainsi que les voix et les postures du narrateur. Projetées sur deux écrans posés de part et d’autre au fur et à mesure que s’égrènent les chapitres du roman devenus scènes et tableaux, les planches dessinées par Jean-Michel Hennecart surlignent tel visage, tel épisode, tel décor de mer, de tour ou de forêt qu’on est en train de raconter. Devant ces noirs et blancs aussi précis qu’hachurés, antithèses picturales d’asphalte et de craie, on ne peut, bien sûr, s’empêcher de songer aux dessins de Victor Hugo lui-même. Un Victor qu’aurait revisité un autre Hugo, puisque s’impose aussi à l’esprit le crayon stylisé de Pratt. Une allusion scénique à la fresque et la bande dessinée bienvenue, éminemment complémentaire.

« L’histoire, écrivait Jean Vilar, « ce savoir bien aimé qui m’a conduit au théâtre» : Tout spectaculaire ainsi circonscrit dans ce rond de pénombre où se dit et se vit le texte, c’est donc à un théâtre d’histoire que nous sommes conviés par le metteur en scène, Godefroy Ségal, qui a aussi signé l’adaptation. Un théâtre d’histoire et de texte.

Bien plus que sur la mise en scène qui joue de la discrétion autant que possible, tout repose en fait sur la tenue et surl'efficacité de l’adaptation. Car le spectateur est visuellement livré au verbe de Hugo, dans ce spectacle qui se veut lecture de l’œuvre avant tout. L’écueil, à ce point, eût été de tomber dans un didactisme ronronnant, tant il est vrai que le manichéisme hugolien, s’il n’est souligné par l’humour, s’y prête souvent. Ecueil évité :  pour preuve, ces propos entre lycéens, entendus à la sortie du spectacle hier soir, somme toute rassurants :

« - ça donne envie de lire

   - moi j’ai pas la force de le lire

   - je voulais le prendre en biblio

   - je te le passerai, je l’ai à la maison… »

 

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dessin de Jean-Michel Hannecart - photo Incauda

 

 Quatrevingt- Treize, de Hugo,  par la Compagnie In Cauda  - Adapté et mis en scène par Godefroy Ségal, avec Géraldine Asselin, François Delaive, Nathalie Hanrion, Alexis Perret et Boris Rehlinger.   Dessins de Jean-Michel Hannecart - Théâtre de la Renaissance, Oullins,04 72 39 74 91, du 22 au 25 février, 20 heures 

Cette adaptation théâtrale de Quatrevingt-Treize est disponible aux éditions Venenum. 


 

mercredi, 09 février 2011

TDM3 aux Ateliers

Après la nouvelle, le cinéma, le théâtre : TDM 3, théâtre du Mépris 3, comme une formule d’ouverture. Il faut d’emblée rappeler tout ce que le développement de cette problématique du mépris contient de générationnel.

En 1963, lorsque Godard propose la sienne, Gabily n’a que huit ans. Du désenchantement jusqu’au mépris devant l’amour, devant la femme, devant le cinéma, devant l’argent, devant la mer, lorsqu’à la toute fin du film, elle n’est plus qu’un horizon vide de dieux, une image veule qui se laisse aussi happer par la caméra, tandis qu’Ulysse, lui, s’est métamorphosé en un ridicule personnage de péplum, le film de Godard n’était qu’un long travelling, fait de couleurs, de lumière, de silence et de musique,  qui conduisait à cela : cette séparation du héros et de l’écrivain, lequel tournant le dos à la mer et à Fritz Lang, retournait au théâtre.

« Notre histoire s’est écoulée », dira plus tard l’écrivain de Gabily devant le corps puant et couvert de pisse d’Ulysse. « Je me suis laissé manger moi-même », avouera plus tard l’Ulysse de Gabily.

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 ©D.Anémian.

 

L’idée (la commande) date de 1992. Huit ans nous séparait alors de l’an 2000, de l’arrivée, du « nouveau millénaire », souvenez-vous, d’un nouveau brave new world lequel, faute de révolutions politiques, spirituelles, nous promettait une « révolution technologique », la seule, nous disait la publicité, qui serait à la hauteur des pauvres infirmes que la société du spectacle avait déjà fait de nous. L’humanité vivait ses dernières années sans portables, sans Internet, sans téléréalité, sans Zidane, sans le fameux tittytainment (1) conceptualisé par Zbigniew Brzezinski et ses sbires, partisans de la nouvelle économie.

 

Gabily, avec son groupe T’chan’g, incarnait alors un carré de résistance : « S'il n’est pas trop tard -ce dont on aimerait ne pas douter- on voudrait que ce qui fait de nous des acteurs-citoyens (y compris de nos propres aveuglements), des encore vivants-citoyens serve à la résistance, même partielle, même infime, à la domination du prêt à délasser pour tous ». (2)

Le théâtre pouvait-il s’organiser en lieu de résistance contre cette « déferlante » de l’image (3) ?  En avait-il le temps, l’art, les moyens ?

Toutes ces questions sont au cœur de la confrontation entre quelques personnages incarnant l’Occident et réduits à quelques initiales, E (l’écrivain dépassé par les événements), R (le réalisateur cynique), P (le producteur libidineux), H (l’héroïne accroc à l’héroïne), C (le chœur de starlettes prêtes à se vendre) et U (Ulysse devenu clodo après Diên Biên Phû.).

Toutes ces questions sont aussi au centre du dispositif textuel de Gabily, qui mêle scènes de comédie caustiques entre ces personnages pour le coup à bout de souffle, et les soliloques beckettiens d’Ulysse, enfin douché et retrouvant le fil ressassant de son esprit. Mais déjà s’ouvre un autre monde avec les premiers attentats contre le World Trade Center de février 1993. Ce monde, « cette belle catastrophe » avec quoi « se faire des couilles en or », dont Gabily n’aura eu le temps de n’entrevoir que les prémisses, le producteur le préférera aux divagations d’un pauvre fou.

 

Au centre de la scène des Ateliers, Chavassieux a placé un exemplaire d’Ulysse, celui dans lequel le siècle fou qui allait faire de l’individu une quantité négligeable s’incarna, celui du grand Joyce. Ce bouquin jeté au sol négligemment par l’écrivain désabusé, tous les personnages l’enjambent par petits bonds, faisant mine de ne pas remarquer sa présence, au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent dans le mépris. Autour du livre abandonné s’organise l’espace, le canapé-lit, la télévision, l’ordinateur, la caméra, les bobines, elles aussi abandonnées.  

De Joyce à Godard, les signes du vingtième siècle subissent ainsi le mépris jusqu’à l’entrée du chœur hystérique de candidates venues pour un casting, ivres du narcissisme et avides de notoriété. Comme le vieux vétéran de Diên Biên Phû est délaissé par tous, l’œuvre littéraire, l’œuvre cinématographique, l’œuvre théâtrale le sont aussi, dans une sorte de mise en abyme à l’image d’un huis-clos, dans lequel ce curieux homme aux mains interprété par Chavassieux lui-même fait figure de clown en quête d’emploi.

La résistance à la société du spectacle demeure-t-elle au cœur de nos préoccupations, ou bien la société du spectacle, prompte à faire de tout un ingrédient de sa cause,  a-t-elle déjà fait de ce motif un lieu commun ?  L’art a-t-il encore les moyens de résister au mépris, désormais fait monde ? 

La reprise de Gilles Chavassieux affronte avec une sorte de malice militante ces graves questions. Le spectacle a besoin de trouver son rythme car les comédiens, encore très isolés dans ce que leur rôle a d’allégorique, ont parfois du mal à déplier toute la densité du texte pour accorder leur énergie dans un jeu qui leur soit commun. Mais chacun assure avec force et conviction sa partie.  Cette adaptation mérite donc d’être vue, saluée et défendue, et Chavassieux, porteur de Gabily comme il le fut de tant d’autres, remercié de ses choix et de ses exigences.

 

 

(1)   Cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant  de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète »

(2)  Cadavres si on veut, Libération, juin 1994

(3)  1993 : l’année où mourait Fellini, l’annonciateur de Ginger et Fred

 

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 TDM3  de Didier-Georges Gabily, mise en scène de Gilles Chavassieux

 

Avec Jean-Marc Avocat, Gilles Chabrier, Valérie Marinese, Alain-Serge Porta, Christian Taponard, Gilles Chavassieux, Lucie Donet et Claire-Marie Daveau, Emma Pluyaut-Biwer, Caroline Roussel et Louise Saillard-Treppoz

 Du 7 au 19 février, Théâtre des Ateliers, Lyon.

 

 

10:04 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : tdm3, gabily, théâtre, ateliers, chavassieux, lyon, littérature, le mépris | | |

lundi, 07 février 2011

Gilles Chavassieux : récit conversation

C’est un véritable plaisir de rencontrer Gilles Chavassieux, dont les fenêtres donnent sur le marché du quai Saint-Antoine à Lyon, et de l’écouter raconter l’aventure du théâtre dont il est à la fois le fondateur et le directeur. Lieu de constante innovation, mais aussi lieu de mémoire,  puisque son théâtre des Ateliers, non loin de la rue Mercière qui fut l’artère des imprimeurs au XVIème siècle, s’est édifié sur les décombres de l’ancien théâtre de Guignol.

En 1972, après une collaboration de neuf années avec Roger Planchon (comédien et assistant metteur en scène) Gilles Chavassieux désirait fonder un lieu qui fût dédié aux écritures contemporaines, « car, dit-il, c’est par les écritures contemporaines qu’on peut non seulement élargir, mais aussi renouveler le public du théâtre».

Il se tourne alors vers plusieurs municipalités (Lyon, Vénissieux, Sainte-Foy…) mais enregistre de leur part une fin de non recevoir. C’est alors qu’un ami, François Dupuis, attire son attention sur la démolition du quai Saint-Antoine en cours, programmée par le maire d’alors, Louis Pradel. Tout le quartier devait être détruit et modernisé, mais grâce à  la résistance des habitants et des commerçants, le soutien de personnalités comme Régis Neyret ou Jean-Jacques Lerrant (qui écrivait dans Le Progrès et le Figaro), les projets du « bétonneur » sont suspendus :

« Après quinze années de procès, le quai était mort. La société SISA avait expulsé tout le monde. Les commerces étaient murés. Les appartements, vides. L’ancien théâtre Guignol - ses très beaux parquets marquetés- avait été vandalisé. Les clodos qui s’y étaient réfugiés y avaient mis le feu. »

Gilles Chavassieux possède alors sa compagnie, le Groupe 64, qui produit des spectacles pour la jeunesse. Il est même le premier à obtenir du Rectorat, et ce avant Maurice Yendt, l’autorisation que les enfants puissent se déplacer pendant les cours afin de se rendre en salle de spectacle. Grâce au soutien de Jean Pila, le PDG de la société SISA, à celui de l’architecte Georges Baconnier qui élabore gratuitement des plans, grâce à l’apport de sa troupe d’alors, et celui de plusieurs spectateurs amis, grâce enfin à sa détermination et malgré l’endettement, les Ateliers voient donc le jour. Un an plus tard, avec l’arrivée de Francisque Collomb à la place de Pradel, le jeune théâtre reçoit une subvention conséquente, véritable ballon d’oxygène. En 81, le 1% culturel de Jack Lang le pérennise.

Gilles Chavassieux y présente en 1975 Ivan le Terrible de Boughalkov et Si l’été revenait d’Arthur Adamov en 1976 ; Il y créé en 1978 Les Huissiers de Vinaver. Et d’année en année, avec Nicole Lachaise, y construit un esprit maison, fondé sur l’écriture contemporaine. Depuis 2008, Simon Deletang partage avec lui la direction, sur le principe souverain que cette dernière ne doit être assumée que par des artistes.

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©Yohann Trompat

 


Gilles Chavassieux me parle ensuite de sa formation à la « vieille Martinière », d’où il a été « viré au bout de deux ans ». Il me décrit avec humour ces élèves qu’on emmenait  par « classes entières aux Célestins », les poches emplies de « bouts de craie et d’élastiques » et qui, dès le noir établi dans la salle, se déchainaient contre le spectacle « parce que le spectacle prenait alors, en temps et lieu, la place du maître ». Il évoque sa rencontre avec les romanciers contemporains d’alors : Steinbeck, Hemingway, Giono, Bazin, sa formation avec Gabriel Monnet, Jean Marie Boëglin et Roger Planchon. Il répète qu’il avait du mal « face aux écritures classiques » même s’il monta pourtant beaucoup plus tard La double inconstance et La Mégère Apprivoisée. Il y avait « du boulot partout à l’époque » et, en marge des adaptations de Rocambole, il travaillait à mi-temps comme dessinateur industriel dans l’électro calorique : Mais « J’étais démoralisé par les ambiances du lundi matin, avec ces types de 30 ans qui faisaient des gueules pas possibles… »

C’est de ces années de formation que Gilles Chavassieux avoue avoir tiré sa sensibilité pour l’écriture contemporaine ; parce qu’elle-seule, insiste-t-il, est à même de  renouveler le public : « L’écriture contemporaine est une langue qui devient charnelle, éloignée de toute forme de téléréalité, d’idées reçues, avec des types comportementaux singuliers.» Les auteurs qu’il évoque spontanément : Adamov, Brecht, Fassbinder, Vinaver …

On en vient naturellement à évoquer le spectacle de février, TDM3 de Didier-Georges Gabily. « Un coup de maître », s’enthousiasme son metteur en scène. Il se souvient avoir embauché Gabily qui avait alors 22 ans,  pour un petit rôle en février 1976, lors d’un cycle de représentations de Si l’été revenait d’Adamov à la Tempête. Gabily découvre le théâtre d’Arthur Adamov et rencontre Bernard Dort qui le soutiendra tout au long de sa trop brève vie. Il  publiera par la suite trois romans chez Actes-Sud, dont L’Au-delà. A l’époque, il ne portait que son seul prénom, Didier, n’ayant pas encore adjoint celui de son père, Georges.

« Trente ans après Godard, quarante après Moravia, il reprend la même bande : l’écrivain, le producteur, la femme et le réalisateur. Et au milieu de tout ça, de ces quatre bobos sympathiques, gens essayant de surnager dans les années 90, il place un personnage : c’est un clodo. Ils ont l’espoir de trouver en lui une inspiration pour écrire l’Odyssée ! »

Le spectacle débute ce soir. On ne dira rien de plus pour l’instant de ce clodo…  

 

Notre conversation en vient au statut du texte dans le spectacle contemporain. Même s’il reconnaît que, dès lors que ce n’est pas un procédé ou une mode, l’usage premier sur le plateau d’autres formes artistiques (vidéos, musique, danse, théâtre d’objets…) peut représenter l’aboutissement d’un parcours singulier, original, Gilles Chavassieux reste attaché au théâtre de texte : le texte, la langue.

« Quoi qu’il arrive le théâtre de texte est celui qui sait manier la langue, qui a des chances de survivre. Prenons le cas concret de l’actuel président de la République. Il a cru, avec une langue populiste, vulgaire (je ne dis pas grossière) que c’était une voie à prendre. Il commence à comprendre la nécessité de la langue. Ce qu’il a fait durant trois ans, c’était pire qu’une faute, c’était une erreur », conclut le patron des Ateliers, en paraphrasant Talleyrand.

 

TDM3de Didier-Georges Gabily

Mise en scène de Gilles Chavassieux


Avec Jean-Marc Avocat, Gilles Chabrier, Valérie Marinese, Alain-Serge Porta, Christian Taponard, Gilles Chavassieux, Lucie Donet et Claire-Marie Daveau, Emma Pluyaut-Biwer, Caroline Roussel et Louise Saillard-Treppoz

 Du 7 au 19 février, Théâtre des Ateliers, Lyon.

samedi, 05 février 2011

Mille francs de récompense

Mille francs de récompense, mélodrame de Victor Hugo, est l’une des onze pièces du recueil Théâtre en liberté que le dramaturge exilé composa à Guernesey, et qui ne fut publié qu’en 1886. La pièce fut montée pour la première en fois en 1961, par Hubert Gignoux à la Comédie de Metz et  demeure depuis régulièrement exhumée. La récente proposition de  Laurent Pelly, co-directeur avec Agathe Mélinand du TNT, ne manque ni d’intérêt, ni d’astuce, ni de charme. Son passage à Lyon, du 4 au 19 février au théâtre de la Croix-Rousse constitue donc un beau legs que Philippe Faure laisse à son public.

Le mélodrame est un genre français qui se développa à la fin du XVIIIème siècle, triompha sous l’Empire puis la Restauration, et dans lequel excellèrent des auteurs comme Pixerécourt, Charrin, Monvel, Antier, Saint-Amant, Ducange, des acteurs comme Tiercelin, Frédérick Lemaître, Marie Dorval. C’était la grande époque du boulevard du Temple, surnommé le boulevard du Crime. Un temps éclipsé par le drame romantique, le mélodrame survécut malgré la concurrence du vaudeville et du drame bourgeois. Paul Féval y triomphait encore avec son Bossu en 1862, tandis qu’une forme dite « le mélodrame revendicatif » avec des gens comme Dugué, Gadot et Rollot, Dorney et Mathyeu, tenait le haut de l’affiche.

Les pièces étaient jouées à Paris puis reprises en province jusque dans des théâtres modestes tel celui du père Coquillat, sur les pentes de la Croix-Rousse, dont c’était le principal répertoire. Le canevas demeure invariablement le même : des familles populaires brisées par la misère, l’injustice sociale et les quiproquos, manipulés dans l’ombre par des loups cerviers ; des amoureux éprouvés jusqu’au dénouement, ultime renversement de situation à la fois moral et heureux. Sur ce canevas, pleutrerie et héroïsme, naïveté et cynisme, vengeance et coups de cœur déterminaient à grands traits les bons et les méchants à travers péripéties en tous genres.

Qu’Hugo se soit rabattu sur cette forme durant l’exil et après l’échec déjà ancien des Burgraves et du drame romantique en général (1843) n’a donc rien d’étonnant. Le caractère à la fois spectaculaire et didactique du genre, de même que la faveur qu'il rencontrait auprès du public populaire, ne pouvaient que le séduire. Le mélodrame était par ailleurs un médiateur de premier choix pour diffuser ses grands thèmes  : la probité persécutée, le caractère inaliénable de la liberté, le règne du carnavalesque, la satire de ce que, depuis le Coup d'Etat de Napoleon III, il appelait l'orgie de l'ordre...  

 Quiconque s’intéresse au théâtre hugolien trouvera donc dans l’adaptation proposée un très beau document, lisible, juste et servi avec brio par une distribution variée : les grisettes (« une robe de toile est tout aussi jolie qu’autre chose »), les financiers balzaciens (« ce que je veux se fera »), les modestes employés amoureux (« nous vivons en des temps de réaction, mais de meilleurs jours viendront »), les pères ruinés, les probes parvenus, les huissiers corbeaux, les fils à papas désabusés, les forçats anges-gardiens et les députés à la Daumier.

 

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Sur le plateau de la Croix-Rousse, les décors, les costumes, les jeux d’ombre, de couleur et de lumière profilent sans les forcer les aspects caricaturaux des caractères, en surlignant avec efficacité le trait principal de chaque silhouette:  « Il faut assumer à fond le sublime et l’ultra dramatique en respectant le phrasé et la rythmique de cette langue. Mais pour ne pas tomber dans le relâchement, éviter le pathos larmoyant, il faut y adjoindre une rigueur quasi-physique des personnages, un dessin rigoureux des corps dans l’espace » raconte Laurent Pelly qui a soigné chaque détail et chaque instant. L'écueil en effet, dans le traitement de ce mélodrame comme sans doute dans le traitement de n'importe quelle pièce de Hugo, réside bien dans ce rapport ambivalent entre ironie et pathétique, que seule une mise à distance esthétique réussie permer de maîtriser.

C’est à ce point-là que la restitution devient parti-pris, dans ce contraste ténu entre l’exhibition plastique de la forme et la rétraction habile du contenu, qui me semble caractériser l’astuce et la souplesse de cette mise en scène.

Malgré la longueur, on ne s’ennuie pas. On rêve, on sourit même, souvent ; car la reconstitution de cette Restauration en plein Second Empire par le verbe hugolien (dans lequel s’entendent de nombreuses réminiscences balzaciennes) coule vraiment, sans peine et sans surenchères.  Grâce au travail de Joël Adam, dont la création de lumières toujours leste fait apparaître par deux fois la chevelure blanche de Hugo parmi les personnages, comme pour rappeler au spectateur que ce théâtre de la liberté fut en grande partie pour son auteur un lieu privilégié  de la mise en scène de soi. Grâce aussi à l’équilibre du jeu entre les comédiens, qui révèle la maîtrise pointilleuse de la direction d’acteurs, dans la gestion délicate des longs monologues adressés au public comme dans celle des scènes de pure convention où perce toujours un espace pour le second degré. Grâce à l’unité de la dramaturgie, enfin, qui place face à face et à tour de rôle chaque individu et la société que tous composent avec un minutieux déterminisme.

Bien plus que de porter un discours politique ou moral qui serait transposable (transvasable ?) aux temps globalisés que nous vivons, au risque d’une anachronique lecture sociale et géopolitique, toute la force et tout l’intérêt de cette reconstitution me semblent ainsi de replonger avec pédagogie le spectateur dans les utopies du dix-neuvième, dans un certain état et à un certain moment du théâtre populaire français, théâtre dont le dramaturge Hugo fut incontestablement l’un des chantres les plus doués, et dont le metteur en scène Laurent Pelly, au terme de l’aventure esthétique des scènes nationales et décentralisées qui occupa tout le vingtième siècle, se révèle le subtil héritier.

   

Mille francs de récompense deVictor Hugo

Mise en scène de Laurent Pelly

A voir au théâtre de la Croix-Rousse, du 4 au 19 février, 20 heures.

 

mercredi, 02 février 2011

Théâtres du monde

Peut-être pourrait-on imaginer le « théâtre du monde » ainsi : La comédienne qui jouerait Bernadette Chirac entrerait côté cour, un sac en imitation croco. Elle déverserait en front de scène tout un amas de pièces jaunes et de diamants en toc, puis gueulerait très fort, en rejetant au loin une perruque délavée :

« Mon époux ne souffre pas de la maladie d’Alzheimer. C’est un guerrier ».

Côté jardin apparaîtrait celle qui jouerait sa remplaçante à l’Elysée, laquelle lancerait au public, en se dandinant du cul :

« Je ne me sens plus vraiment de gauche ».

La dramaturgie serait en place.

On pourrait dès lors faire confiance à la relative capacité d’improvisation des acteurs, et leur proposer d’entrer en scène selon leur gré. Le comédien qui ferait Jammel Debbouze pourrait enlacer la comédienne qui faisait déjà Bernadette Chirac. Par derrière. Et, dans un mouvement très cinématographique, alors qu’on s’attendrait à un « je t’aime », il susurrerait : « Je n’ai pas le droit de dire n’importe quoi ».

C’est une réplique dont un thésard dirait plus tard qu’elle est très forte. On parlerait un jour de scène culte. En attendant, elle ferait rigoler deux trois idiots dans le public. Entre Bernadette et Jammel glisserait comme un frisson.  

Celui d’une révolution pourrait conclure Mélenchon.

Voilà qui ouvrirait le carnaval des politiciens. Je les verrais comme un défilé d’invités un peu éméchés, tous. Chacun répétant sa réplique afin de singulariser la dissonance. Singulariser sa dissonance, oui, là, tu vois, c’est ce que chaque caractère devrait rendre. Un léger désaccord, mais sur le fond.

Sur le fond…

 Un  petit accessoire à chacun, un bijou fantaisie ou un gadget, une démarche, hein, tu vois : François, Jean-François, Hervé, Harlem, Martine, Marine, Brice, Eva, Jean-Christophe, Jean-Louis, Manuel, tous plus naufragés les uns que les autres… 

Et puis Ariane et son fol espoir comme une véritable mère, et son message universel qui tomberait sur nous tous redevenus comme des chiards, telle une sentence républicaine du plafond du  Collège de France : soyez gentils, embrassez-vous tous, au fond, c’est ça qui compte, sur la scène de théâtre de ce monde : les mots gentils, hein, gentils, gentils…

Il n’y aurait plus alors qu’à se masser sur les places et dans les rues, millions d'anonymes, et attendre que l'acte suivant du théâtre du monde tienne ses promesses. 

Le titre ?

Ah oui, le titre...

Un blondinet barbu depuis peu en a proposé un : « Je ne suis pas la Belgique à moi tout seul ».

Pas mal…

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09:47 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : théâtre, petites phrases, actualité, littérature, monde | | |

lundi, 31 janvier 2011

Terres

Deux personnages marchent en direction d’une « terre jaune », une terre idéale dont l’un d’entre eux, Kétal,  se dit persuadé qu’elle existe. C’est celui qui déambule devant. Derrière, Aride, un plus petit, qui porte le plus lourd bagage et se plaint : « C’est encore loin ? » Ainsi débute Terres, la pièce de Lise Martin que Nino d’Introna vient de créer au TNG de Lyon.

Très vite les deux hommes découvrent cette terre jaune (Israël ? L’Ouest Américain ? Le paradis perdu ?) puis en prennent possession, malgré la mention propriété privée inscrite en lettres capitales dessus. Le (les) propriétaires déboulent bientôt, en revendiquent eux aussi la propriété. Et c’est la guerre. Le texte de Lise Martin demeure suffisamment simple, ouvert et allégorique pour intéresser le jeune public auquel Nino d’Introna s’adresse aussi dans son théâtre.

Ce qui est surtout et constamment captivé ici, c’est l’œil. Car cette terre jaune, qui n’est qu’Idéal, la scénographie la fait vivre au gré de la marche et des stations des acteurs dans un carré de couleur. C’est du visuel minutieusement réglé.

A lire la direction d’acteurs, on comprend que le choix de Nino d’Introna fut de mettre en scène avec le plus de légèreté possible le caractère incessamment belliqueux de l’espèce. Du public. Même petit. Même tout petit : Le spectateur peut ainsi découvrir  à un tournant du spectacle que la scène est dans un bac à sable.  Et tout le spectacle converge alors vers une image finale, belle trouvaille, vraiment, pour éclairer d’un nouveau jour le titre de la pièce et l’allégorie qui la sous-tend.

Impossible de ne pas songer alors  à Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »

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Dans un entretien avec Blandine Dauvilaire, journaliste à Théâtre contemporain.net, Nino d’Introna révélait en janvier 2010 : 

« Je pense qu’en réalité, tout ce que l’on voit chez les hommes dans la société actuelle, se trouve déjà à l’origine de l’humanité, c'est-à-dire dans la petite enfance. Il y a finalement peu de différence entre cette folie qui consiste à vouloir posséder une terre ou une femme, et deux enfants autour d’un bac à sable qui se battent pour la propriété d’un seau. Sans batailles, l’humanité ne pourrait probablement pas exister. Mais je n’ai pas de solution, alors j’ai envie de montrer que la propriété est la base de la relation. »

Terres, de Lise Martin, mise en scène de Nino d’Introna, avec Maxime Cella, Thomas Di Genova, Alexis Jebeile, Sarah Marcuse.

TNG, Lyon 9ème -  jusqu’au 5 février 2011 

 

06:03 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : nino d'introna, théâtre, tng, lise martin, terres, lyon | | |

dimanche, 30 janvier 2011

Qui a peur de Virginia Woolf ?

L’aventure théâtrale débutée à Bordeaux le 5 mars 2009 (et qui prendra fin à Rennes le 19 février 2011 après un passage par Narbonne, Bergerac et Tarbes) a tiré son rideau lyonnais aux Célestins, hier soir.  Dominique Pitoiset et sa compagne Nadia Fabrizio y reprennent les rôles de Georges et Martha, le couple décapant inventé par Edward Albee en 1962, qu’incarnèrent Richard Burton et Elizabeth Taylor.

Première réussite : les deux complices parviennent à faire oublier ce redoutable duo cinématographique. Non en les surpassant, mais en se plaçant sur un autre registre, ce qui était sans doute la meilleure manière de procéder : plus cérébral, plus assagi, en un mot plus européen. Plus XXIème siècle, aussi.

Car il y a mille façons de « voir » le Virginia Woolf d’Albee.

 

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La première, donc, serait encore hantée par la castagne amoureuse suavement pratiquée par le duo mythique du film de 1967. Elle garderait en mémoire ses coups de gueule, ses hébétements, ses injures  et ses éclairs de complicité, reconduits de jeux en jeux (« humilier son hôte », « s’envoyer la baronne », « démolir les invités »…).  Ce serait la lecture « scène de ménage » et « monstres sacrés », vaguement psychologisante et déjantée.

Le deuxième serait universitaire. Elle consisterait, sur les pas de Paul Watzlawick, à surligner chaque trace du système de la communication tel que le théoricien du Collège Invisible de Palo Alto la décrivit dans Une logique de la communication. George et Martha deviendraient une sorte de métaphore de toutes les communications possibles, leur système « ouvert » et « paradoxal », fait d’interaction, de rétroaction, de double-bind et d’équifinalité, serait exhibé à chaque réplique, jusqu’à la ruine du modèle installé depuis toujours.  Intelligent, juste, mais lourdingue pour passer une bonne soirée théâtrale.

Pitoiset explique avoir travaillé sur une autre traduction, plus récente (et plus courte). Ainsi, dans le texte, on ne joue plus à « démolir les invités », mais à « casse-convives ». Soit. C’est surtout en déplaçant les enjeux que le directeur du théâtre de Bordeaux aura gagné son pari : la lecture qu’il propose place au premier plan l’affrontement entre générations que le terrifiant face à face Burton / Taylor avait occulté, et qu’avait laissé en mezzo voce les versions antérieures :

« À titre personnel, explique Pitoiset, et peut-être parce que je vais me charger de ce rôle-là, je suis particulièrement sensible à la lutte qui oppose George, l’homme des lettres et du « passé » (qui se rêve plus ou moins consciemment en père de son jeune hôte), à Nick, l’homme des sciences et de l’« avenir » (qui tient fugacement lieu de fils imaginaire de son aîné). C’est-à-dire au conflit entre ceux qui n’ont pas su ou voulu se mesurer au pouvoir et ceux qui trouvent tout naturel d’être ambitieux et de réussir à tout prix. Car il me semble que cette bataille-là fait rage aujourd’hui. »

Ailleurs, il parle d’une « opposition entre deux générations, les trentenaires pragmatiques vivant le monde froidement et pensant que la nouvelle économie l‘emportera sur les valeurs que souhaitait incarner la génération de Georges, et qui a finalement été défaite dans sa relation à l’épreuve de la réalité. »

 La signature Pitoiset, c’est alors le travelling d’une caméra folle qui, entre chaque acte, projette le spectateur dans la peau d’un loup aussi frustré qu’ambitieux, si l’on en juge par ses halètements. Le loup dans la peau duquel il nous jette parcourt les salles et les corridors de l’université de Bordeaux, à la recherche de la sauvagerie enfouie que ni George ni Martha, ni Honey ni Nick ne parviennent à exhumer d’eux-mêmes. La signature Pitoiset, c’est encore le loup et les cochons, figurés quelques secondes par des masques : le premier faisant trembler les seconds, sous les traits du pragmatisme froid comme le sol en verre sur lequel les personnages évoluent, ou sous ceux du fauve lâché dans l’université sur la vidéo. Les seconds vulnérables comme chacun des quatre personnages à tour de rôle, jusqu’à Martha à qui revient le mot de la fin :


« Qui a peur de Virginia Woolf ?

    -Moi, George. Moi. »

 

La signature Pitoiset c’est enfin la direction d’acteurs puisque tout, dans la mise en scène, se concentre sur leur performance. Retour au texte, à l’effet texte. On ne s’en plaindra pas ici. A propos de cette nouvelle traduction, Pitoiset expliquait (1) : « Daniel Loayza a créé une langue qui claque, avec des phrases très courtes, une langue de la lutte, une langue offensive, pleine d’ironie, truffée de références au cinéma et à l’histoire du théâtre. Je crois que, au-delà même du spectacle que je mets en scène, cette nouvelle traduction fera date. »

 

A Bordeaux, le 10 mars 2010, Pitoiset a créé le second volet de sa trilogie américaine, Mort d’un commis voyageur de Miller. Pour le troisième volet de ce cycle, il hésite encore entre plusieurs textes. C’est dit-il « un théâtre qui ne m’est pas familier, le théâtre de l’immédiat : J’entends par là un théâtre en prise direct avec le réel, qui n’a rien à voir avec une quelconque dramaturgie à étages. » Faut-il y lire une réaction contre une sorte de théâtre inévitablement « spectaculaire » ? Affaire à suivre.

 

 

 

(1)   Entretien paru dans La Terrasse, janvier 2011