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dimanche, 30 janvier 2011

Qui a peur de Virginia Woolf ?

L’aventure théâtrale débutée à Bordeaux le 5 mars 2009 (et qui prendra fin à Rennes le 19 février 2011 après un passage par Narbonne, Bergerac et Tarbes) a tiré son rideau lyonnais aux Célestins, hier soir.  Dominique Pitoiset et sa compagne Nadia Fabrizio y reprennent les rôles de Georges et Martha, le couple décapant inventé par Edward Albee en 1962, qu’incarnèrent Richard Burton et Elizabeth Taylor.

Première réussite : les deux complices parviennent à faire oublier ce redoutable duo cinématographique. Non en les surpassant, mais en se plaçant sur un autre registre, ce qui était sans doute la meilleure manière de procéder : plus cérébral, plus assagi, en un mot plus européen. Plus XXIème siècle, aussi.

Car il y a mille façons de « voir » le Virginia Woolf d’Albee.

 

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La première, donc, serait encore hantée par la castagne amoureuse suavement pratiquée par le duo mythique du film de 1967. Elle garderait en mémoire ses coups de gueule, ses hébétements, ses injures  et ses éclairs de complicité, reconduits de jeux en jeux (« humilier son hôte », « s’envoyer la baronne », « démolir les invités »…).  Ce serait la lecture « scène de ménage » et « monstres sacrés », vaguement psychologisante et déjantée.

Le deuxième serait universitaire. Elle consisterait, sur les pas de Paul Watzlawick, à surligner chaque trace du système de la communication tel que le théoricien du Collège Invisible de Palo Alto la décrivit dans Une logique de la communication. George et Martha deviendraient une sorte de métaphore de toutes les communications possibles, leur système « ouvert » et « paradoxal », fait d’interaction, de rétroaction, de double-bind et d’équifinalité, serait exhibé à chaque réplique, jusqu’à la ruine du modèle installé depuis toujours.  Intelligent, juste, mais lourdingue pour passer une bonne soirée théâtrale.

Pitoiset explique avoir travaillé sur une autre traduction, plus récente (et plus courte). Ainsi, dans le texte, on ne joue plus à « démolir les invités », mais à « casse-convives ». Soit. C’est surtout en déplaçant les enjeux que le directeur du théâtre de Bordeaux aura gagné son pari : la lecture qu’il propose place au premier plan l’affrontement entre générations que le terrifiant face à face Burton / Taylor avait occulté, et qu’avait laissé en mezzo voce les versions antérieures :

« À titre personnel, explique Pitoiset, et peut-être parce que je vais me charger de ce rôle-là, je suis particulièrement sensible à la lutte qui oppose George, l’homme des lettres et du « passé » (qui se rêve plus ou moins consciemment en père de son jeune hôte), à Nick, l’homme des sciences et de l’« avenir » (qui tient fugacement lieu de fils imaginaire de son aîné). C’est-à-dire au conflit entre ceux qui n’ont pas su ou voulu se mesurer au pouvoir et ceux qui trouvent tout naturel d’être ambitieux et de réussir à tout prix. Car il me semble que cette bataille-là fait rage aujourd’hui. »

Ailleurs, il parle d’une « opposition entre deux générations, les trentenaires pragmatiques vivant le monde froidement et pensant que la nouvelle économie l‘emportera sur les valeurs que souhaitait incarner la génération de Georges, et qui a finalement été défaite dans sa relation à l’épreuve de la réalité. »

 La signature Pitoiset, c’est alors le travelling d’une caméra folle qui, entre chaque acte, projette le spectateur dans la peau d’un loup aussi frustré qu’ambitieux, si l’on en juge par ses halètements. Le loup dans la peau duquel il nous jette parcourt les salles et les corridors de l’université de Bordeaux, à la recherche de la sauvagerie enfouie que ni George ni Martha, ni Honey ni Nick ne parviennent à exhumer d’eux-mêmes. La signature Pitoiset, c’est encore le loup et les cochons, figurés quelques secondes par des masques : le premier faisant trembler les seconds, sous les traits du pragmatisme froid comme le sol en verre sur lequel les personnages évoluent, ou sous ceux du fauve lâché dans l’université sur la vidéo. Les seconds vulnérables comme chacun des quatre personnages à tour de rôle, jusqu’à Martha à qui revient le mot de la fin :


« Qui a peur de Virginia Woolf ?

    -Moi, George. Moi. »

 

La signature Pitoiset c’est enfin la direction d’acteurs puisque tout, dans la mise en scène, se concentre sur leur performance. Retour au texte, à l’effet texte. On ne s’en plaindra pas ici. A propos de cette nouvelle traduction, Pitoiset expliquait (1) : « Daniel Loayza a créé une langue qui claque, avec des phrases très courtes, une langue de la lutte, une langue offensive, pleine d’ironie, truffée de références au cinéma et à l’histoire du théâtre. Je crois que, au-delà même du spectacle que je mets en scène, cette nouvelle traduction fera date. »

 

A Bordeaux, le 10 mars 2010, Pitoiset a créé le second volet de sa trilogie américaine, Mort d’un commis voyageur de Miller. Pour le troisième volet de ce cycle, il hésite encore entre plusieurs textes. C’est dit-il « un théâtre qui ne m’est pas familier, le théâtre de l’immédiat : J’entends par là un théâtre en prise direct avec le réel, qui n’a rien à voir avec une quelconque dramaturgie à étages. » Faut-il y lire une réaction contre une sorte de théâtre inévitablement « spectaculaire » ? Affaire à suivre.

 

 

 

(1)   Entretien paru dans La Terrasse, janvier 2011