samedi, 09 mai 2009
Virgile et l'esprit prophétique (Pollio 3)
Le Pollio de Virgile, l’un des textes les plus importants de l’Antiquité ? La question reste pendante, en raison surtout de la double lecture qu’il a occasionnée, presque sitôt qu’il fut connu. La première, romaniste, fait de l’enfant le fils du consul Pollio, Asinius Gallus. Celui-ci, grandissant dans un monde « qu’auront apaisé les vertu de son père », verra au fur et à mesure de sa croissance refleurir sur terre l’âge d’or, placé dès le vers 6 sous le signe de la vierge Thémis, fille de Zeus et déesse de la justice. Les crimes des temps passés, par deux fois évoqués (sceleris vestigia nostri , vers 13 & vestigia fraudis, vers31), se comprennent fort bien comme des allusions aux crimes que représentent aux yeux de Virgile les guerres civiles et le déchainement de cruautés auquel elles ont donné lieu, pour la troisième fois en mois d’un siècle. Quant à la promesse en un âge d’or imminent, il se comprend comme une transposition poétique de l’espoir suscité par la paix de Brindes. L’allusion à la Sibylle de Cumes et à ses prophéties a cependant très tôt nourri une autre lecture, dite orientaliste, car le christianisme antique, puis médiéval, a très vite a reconnu le Christ lui-même dans l’enfant de la quatrième églogue : c’est cette interprétation qu’officialisera en quelque sorte l’empereur Constantin dans son fameux Discours des Saints, vraisemblablement prononcé le 7 avril 323, dans lequel il énumère, parmi les prophètes du Christ, à côté des Saints de l’ancien Testament, les oracles de la Sibylle d’Erythrée et surtout les espérances qui parsèment la quatrième Bucolique de Virgile. Virgile, prophète du Christ, l’idée est reprise par Saint-Augustin dans la Cité de Dieu (livre X, chapitre 27) : «Que Virgile, en effet, ne parle pas ici de son propre chef, c’est ce qui ressort du vers quatrième de l’Eglogue : Voici désormais venu le dernier âge de l’oracle de Cumes. Et donc il saute aux yeux que c’est d’après la sibylle de Cumes qu’il a dit cela. »
Dans cette optique, l’ancienne malice responsable des anciens crimes se lit telle une trace du péché originel, l’antique faute comme celle qui fut commise par les premiers parents dans le Paradis Terrestre, et l’enfant associé, dans une œuvre de circonstance, à la descendance de Pollion, devient une annonce de la venue du Christ, dont Virgile aurait eu vent grâce aux rumeurs issues d’Orient sur l’avènement d’un roi à venir et le rétablissement un nouvel ordre des siècles.
La double lecture de l’églogue de Virgile devint rapidement une controverse au fil des siècles, ce qui explique sans doute que dans l’article Sibylle de son Dictionnaire Philosophique (1764), le déiste Voltaire lui consacre un long développement :
« Enfin ce fut d’un poème de la sibylle de Cumes que l’on tira les principaux dogmes du christianisme. Constantin, dans le beau discours qu’il prononça devant l’assemblée des saints, montre que la quatrième églogue de Virgile n’est qu’une description prophétique du Sauveur, et que s’il n’a pas été l’objet immédiat du poète, il l’a été de la sibylle dont le poète a emprunté ses idées; laquelle, étant remplie de l’esprit de Dieu, avait annoncé la naissance du Rédempteur. On crut voir dans ce poème le miracle de la naissance de Jésus d’une vierge, l’abolition du péché par la prédication de l’Évangile, l’abolition de la peine par la grâce du Rédempteur. On y crut voir l’ancien serpent terrassé, et le venin mortel dont il a empoisonné la nature humaine entièrement amorti. On y crut voir que la grâce du Seigneur, quelque puissante qu’elle soit, laisserait néanmoins subsister dans les fidèles des restes et des vestiges du péché; en un mot, on y crut voir Jésus-Christ annoncé sons le grand caractère de fils de Dieu. Il y a dans cette églogue quantité d’autres traits qu’on dirait avoir été copiés d’après les prophètes juifs, et qui s’appliquent d’eux-mêmes à Jésus-Christ; c’est du moins le sentiment de l’Église. Saint Augustin en a été persuadé comme les autres, et a prétendu qu’on ne peut appliquer qu’à Jésus-Christ les vers de Virgile. Enfin les plus habiles modernes soutiennent la même opinion. »
Plus tard, dans le « Onzième entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg,(1809) et dans le contexte contre-révolutionnaire, Joseph de Maistre ne peut ignorer la question à son tour : « Remontez aux siècles passés, transportez-vous à la naissance du Sauveur: à cette époque, une voix haute et mystérieuse, partie des régions orientales, ne s'écriait-elle pas: L'orient est sur le point de triompher; le vainqueur partira de la Judée; un enfant divin nous est donné, il va paraître, il descend du plus haut des cieux, il ramènera l'âge d'or sur la terre...? Vous savez le reste. Ces idées étaient universellement répandues; et comme elles prêtaient infiniment à la poésie, le plus grand poète latin s'en empara et les revêtit des couleurs les plus brillantes dans son Pollion, qui fut depuis traduit en assez beaux vers grecs, et lu dans cette langue au concile de Nicée par l'ordre de l'empereur Constantin. Certes, il était bien digne de la providence d'ordonner que ce cri du genre humain retentît à jamais dans les vers immortels de Virgile. Mais l'incurable incrédulité de notre siècle, au lieu de voir dans cette pièce ce qu'elle renferme réellement, c'est-à-dire un monument ineffable de l'esprit prophétique qui s'agitait alors dans l'univers, s'amuse à nous prouver doctement que Virgile n'était pas prophète, c'est-à-dire qu'une flûte ne sait pas la musique, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans la quatrième églogue de ce poète; et vous ne trouverez pas de nouvelle édition ou traduction de Virgile qui ne contienne quelque noble effort de raisonnement et d'érudition pour embrouiller la chose du monde la plus claire. » Et plus loin :
« Et vous pouvez voir dans plusieurs récits, notamment dans les notes que Pope a jointes à sa traduction en vers du Pollion, que cette pièce pourrait passer pour une version d’Isaïe. Pourquoi voulez-vous qu’il n’en soit pas de même aujourd’hui ? L’univers est dans l’attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion ? et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par ces signes divins, se livrent à de saintes recherches ? »
La réception de ce texte, de siècle en siècle, épouse ainsi les contours de l’histoire de la spiritualité en Occident. Le héros de la quatrième bucolique témoigne de la puissance de la littérature : car il fait figure de passeur, de passeur poétique et si l’on veut chimérique, mi païen, mi chrétien, et déjà humaniste. Héros littéraire, et non idéologique : J’ignore quel avenir lui réserve la société post moderne, bizarre alliance de superstitions malsaines et de rationalisme corrompu : L’enfant de la quatrième bucolique pourra-t-il survivre encore longtemps dans un univers qui traite aussi mal ses rivières, ses hommes et ses livres, et sera-t-il à même, sans parler d’instaurer un nouvel ordre des siècles, de faire rentrer le monde dans ses gonds ?
Ci-dessous, suite de la traduction en cours (vers 31 à 47)
11:34 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : virgile, bucolique, pollio, littérature, littérature latine, saint-augustin, voltaire, joseph de maistre, prophétie, sibylle de cumes |
mercredi, 06 mai 2009
Le banc des philosophes
Rêve-t-on encore sous les tilleuls et les marronniers de l'allée d'Argenson ? Sur le banc des philosophes, on ne s'entretient plus guère avec soi-même, "de politique, d'amour, de gout ou de philosophie". Politique, amour, gout, philosophie sont devenus trop techniques pour n'avoir pas perdu le rêve. Les comédiens, eux-mêmes, ont remisé la jolie pantomime. Ils ont bouffé le Paradoxe jusqu'à plus soif, jusqu'à plus faim, et jusqu'à plus douleur. Et dans des cours de théâtre aussi techniques que des ateliers d'écriture, fifils et fillettes de famille sont devenus techniques, techniques, techniques jusque dans l'improvisation. N'importe quel oblibrius, n'importe quel olibria, pourvu que son papa ou sa maman lui paye quelque cours et ait quelque entregent, finit ainsi par se retrouver capable de lustrer son nombril en faisant quelque joli sourire à un parterre désoeuvré qui l'applaudit. La petite Hus et le gros Bertin se seront bien reproduits et les suceurs de micros auront foutrement bien clôné le monde. Les Lumières brillaient jadis par leur liberté de ton ; quelques rayons captés à la va-vite et conservés dans du formol furent suffisants pour bâcler une idéologie du progrès démocratique dont nous crevons tous en baillant, technologiquement vôtre. Rameau, Rameau, nous manquons terriblement d'insolence véritable, nous en crevons même. Méritons-nous mieux que notre président qui ressemble à Louis de Funes et sa première dame dont le postérieur circula par les écrans du monde, aussi vite que la lumière, nous qui défilons en cortèges, sous des ballons ? La politique c'est technique, comme le syndicat, comme le mannequinnat, comme la révolte, comme tout le reste.
"J'entends, dit le neveu de Rameau à la fin du dialogue, la cloche qui sonne les vêpres de l'abbé de Canaye"; Invariablement fixée à six heures, la représentation de l'opéra était, du temps de Diderot, ainsi annoncée dans les jardins du Palais-Royal, une demi-heure avant le lever de rideau. C'était aussi l'heure des vêpres que, selon Louis Sébastien Mercier, le beau monde appelait "l'opéra des gueux" : entre les deux, cet abbé avait fait son choix. Hélas, à l'opéra comme à la basilique, j'ai peur de ne trouver à présent que les colifichets de la société du spectacle : à l'heure des pandémies intellectuelles annoncées, tout se transmet et se retransmet, et l'on n'entend plus guère sonner les cloches au pays des écrans, pas plus qu'on n'entend venir les virus dans celui des masques en cellulose. Dans la pâleur du lieu commun, nos pensées ne sont plus nos catins, mais nos légitimes.
09:28 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : palais-royal, banc d'argenson, neveu de rameau, littérature, philosophie, denis diderot |
lundi, 04 mai 2009
Victor Serge & les procès de Moscou
Entre Victor Serge (1890-1946) et Jean Galtier-Boissière (1891-1966), je n’aurais à priori jamais cru qu’il y eut le moindre lien. Or en feuilletant les Mémoires d’un Parisien (tome II, chapitre 44), je découvre que Galtier-Boissière rapporte assez longuement la relation épistolaire qu’il a nourrie avec Victor Serge, alors réfugié à Ixelles en Belgique, durant l’année1936, lorsqu’il confia à ce dernier la rédaction d’un numéro du Crapouillot, « De Lénine à Staline », qui parut en janvier 1937.
« Jamais, écrit Galtier-Boissière, je n’ai eu affaire à un collaborateur aussi ponctuel et aussi maître de sa plume. Il tint exactement ses engagements et le numéro parut à l’heure dite ». En raison de cet article qui dénonçait la dictature stalinienne, les purges et les exécutions arbitraires de 36 (Zinoviev, Kamenev, Smirnov…), le projet totalitaire de Staline (déjà dénoncé tel un fou, un dictateur et un sanguinaire), l’Humanité de l’époque mena contre Victor Serge une de ces campagnes dont ce journal, au même titre que d’autres, eut le triste secret lorsque ses intérêts idéologiques étaient en jeu.
Victor Serge
13:19 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, littérature, procès de moscou, crapouillot, jean galtier-boissière, victor serge |
samedi, 02 mai 2009
Des programmes en littérature
Il y a, dans la notion pourtant indispensable de programmes scolaires, quelque chose qui doit glacer le sang de chacun dès lors qu’il s’applique à ce qu’on appelle sans plus trop savoir de quoi il s’agit à la littérature française. Car un programme a pour premier objectif, quel que soit son contenu, d’être compréhensible et assimilable par tous. Et pour second, qu’il l’avoue ou non, de satisfaire les enjeux idéologiques de ceux qui l’ont conçu: ainsi l’OCDE a-t-elle averti dans l’une de ses brochures déjà ancienne (1998) que désormais, le classicisme, jugé par elle « trop français » devrait être progressivement retiré des programmes au profit de l’Humanisme et des Lumières, mouvements culturels plus nettement européens. Les réformes des programmes de français de lycée adoptées dans la foulée ont vu dès lors une révision significative : on mettrait l’accent en classe de seconde sur le romantisme et le naturalisme, en classe de première sur l’humanisme et sur les Lumières, évacuant sans trop le dire le classicisme et ses auteurs soudainement considérés comme subversifs autant que réactionnaires pour avoir eu le malheur de vivre au siècle de Louis XIV.
Il faut se rappeler que le contenu d’un programme, lorsqu’il est question de littérature, ce sont les œuvres, les auteurs. Or il se trouve qu’une œuvre, un auteur, c’est exactement ce qui échappe de façon irréductible aux programmes et aux objectifs plus ou moins sains qui les gouvernent. La plupart du temps, dès lors, le sale boulot du prof de français, c’est d’une part de ramener à du commun ce qui n’est pas commun et à du systématique ce qui échappe au système (afin de remplir la première formalité – rendre une œuvre assimilable par tous), et d’autre part d’adapter à l’idéologie des temps présents ce qui appartient à celles des temps passés, et qu’importent les multiples contresens. Cette double entreprise de simplification et de travestissement des œuvres littéraires est ce qui sous-tend depuis toujours l’élaboration d’un programme de lettres. C’est ainsi, par exemple, que Montaigne se retrouve dans la peau de l’homme qui doute, Montesquieu dans celle du penseur ironique, Voltaire dans celle du tolérant de service (ce qui est assez comique), tandis que Rousseau endosse la défroque du paranoïaque officiel. De ces quatre-là ne seront commentés que quelques textes devenus les timbres postes d’une République aphone et paradoxale, dont les élites refusent avec un aveuglement stupéfiant d’admettre qu’elle a cessé d’être un modèle pour le reste du monde.
Le plus regrettable dans tout cela, c’est que la langue et la littérature françaises, faites l’une pour être parlée, l’autre lue, toutes deux pratiquées, s’échappent de nos mémoires et de notre pratique. J’en veux pour preuve un fait assez étonnant : deux films, coup sur coup, prétendent de manière fort péremptoire poser « les problèmes de l’école » devant le public : L’Entre les Murs de Bégaudeau, et L’Année de la Jupe de Lilienfeld. Ces deux films ridicules sont censés poser (pour l'enrichir) le débat sur l’école, les élèves des cités, leur insertion, l’autorité des adultes, la conduite d’un cours, blablablabla… Qu’ils posent, qu’ils posent. Et que leurs producteurs gagnent au passage quelques millions d’euros. Je remarquerai néanmoins une chose, que tout le monde semble oublier : c’est dans les deux cas au cours de Lettres qu’on s’en prend, sans ménagement, comme s'il était, ce malheureux cours de lettres, un simple prétexte d’une part, et puis l’affaire de tous, d'autre part… Je ne dirai pas à quel point Bégaudeau et sa démagogie obscène me répugne, je l’ai déjà fait savoir publiquement. Je pose cette simple question : pourquoi est-ce le nom de Molière, cette fois-ci encore, que Sophie Marceau (1) demande à l’immigré de service, un flingue au poing ? Pourquoi Molière et pas la formule du sodium ? Pourquoi prof de lettres, et pas de maths ou de gestion ?
Voilà que par deux fois - pour mettre en scène le malaise qui a gagné l'école depuis que libéraux puis socialistes, socialistes puis libéraux, n'ont cessé de lui faire subir les réformes préconisées par des instances internationales -, on montre, sans le dire vraiment, que l'enseignement d'une "matière" (la littérature) est bien mal adaptée aux délectables temps post-modernes dans lesquels nous croupissons : Qu’on ne s’étonne pas, dès lors, que les professeurs de lettres soient, comme le disent certains, pessimistes, comme le disent d’autres, réactionnaires. Je veux bien endosser ces deux défroques, dès lors que mon métier est de permettre aux élèves qu’on me confie de lire aussi bien Louis Guilloux, président des écrivains anti fascistes, que Henri Béraud, prétendument collaborateur. Jules Valles que Charles Péguy. Diderot que Bossuet. André Gide que Maurice Barres. Nous parlons bien de littérature française, n’est-ce pas ?
(1) : On me fait remarquer en commentaire que, par inadvertance, j'ai confondu Adjani et Marceau. Je précise que c'est un vrai lapsus. Si, pour céder à un freudisme de bas étage, j'analysais son "rapport avec l'inconscient", je crois pouvoir dire qu'il est révélateur de la grande estime dans laquelle je tiens ces deux dames; en tout cas de la manière dont je les trouve, comme tous ces êtres aussi étranges qu'erratiques qui flottent sur nos écrans, interchangeables : donnez quelques kilos à l'une, vous obtenez l'autre. Notez bien que ce que je dis des dames est tout aussi vrai des messieurs : on passe de dutronc père à dutronc fils, de delon père à delon fils, de bruno masure à laurent delahousse avec la même consternante facilité que de claire chazal à laurence ferrari; ce monde désolant fait de copies m'en fait oublier les majuscules...
20:19 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : éducation nationale, littérature, année de la jupe, enseignement, programmes des lycées |
vendredi, 01 mai 2009
L'Appel d'Alceste
Premier mai : tout simplement le premier jour d’un nouveau mois. Quoi d’autre ? Rien. Rien de plus, assurément.
Le monde approximatif continue de tourner sur l’axe du mensonge, et s’y grippe. Les générations successives s’époumonent en vain, les plus jeunes y laissant désormais la syntaxe de leurs pères : l’ignorance tourne en leurs viscères, telle une toupie géante qui les épuise en les défigurant. Chacun, emporté par la creuse rotondité de son propre nombril vers la fin de sa ridicule course, consumé par les cercles qu’il aura accompli dans le vide et dans le vide en vain dessiné, sur le trottoir grimaçant de son idiotie, de sa démence, par tous les autres applaudies. Rien de plus. On appelle cela la fête ! Laissez rire Alceste ! Un simple mouvement de cil, pour fermer la paupière sur cette raréfaction de l’esprit, le temps de reprendre son souffle. Plonger le cœur en un appel misanthrope et souverain.
17:58 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : alceste, poèsie, littérature, premier mai, néant, bétise |
lundi, 27 avril 2009
Du monde vraiment commun
Fragmentation de chacun devant la fortune, devant le destin, devant la culture et devant la santé. Depuis que nous ne constituons plus un peuple, n’avons-nous pas toutes les raisons de nous méfier les uns des autres ? Le potentiel pandémique du virus de la détestation d’autrui n’en est qu’à ses premiers balbutiements dans la mise à sac du monde commun. Pour résister à ses assauts, la raison est insuffisante et l’amour est improbable. Peut-être le vieil instinct de l’espèce, vieux réflexe de civilisé, encore que l’individu planétaire l’ait, en son sein, au neuf-dixième corrompu…
Demeure le sentiment de la nature, antique feinte de l'humanité, sur une planète déjà bien dévastée...
05:45 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : pandémie, épidémie, société, philosophie, littérature, absurdité |
samedi, 25 avril 2009
Réflexion pour des années d'école
La pensée de haut vol s’apprend-elle ? S’enseigne-t-elle ? Dressage et exercice peuvent fortifier la mémoire. Des techniques de méditation permettent d’approfondir les temps d’intériorité et de concentration. Dans la formation des mathématiciens, des logiciens, des programmeurs et des joueurs d’échec peuvent être transmises des méthodes analytiques assorties d’un sens draconien des enchaînements formels. Pour autant qu’on sache, cependant, il n’est point de clé pédagogique de la créativité. Dans les arts comme dans les sciences, en philosophie comme en théorie politique, la pensée novatrice, transformatrice, semble naître de collisions, de sauts quantiques …
17:01 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (26) | Tags : éducation nationale, george steiner, littérature, politique |
lundi, 20 avril 2009
Roger Caillois et la lecture
Le fleuve Alphée est une sorte d'autobiographie fantasmée que Roger Caillois publia en mars 1978, quelques mois avant de recevoir le Grand Prix de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre, quelques mois avant de mourir (21 décembre 1978). Toujours perspicace, toujours belle causeuse, la critique de l’époque vit alors dans Le Fleuve Alphée une sorte d’annonce par l’écrivain lui-même de sa fin à venir. Roger Caillois aura passé un peu plus de soixante-cinq ans sur Terre. Son enfance qui s’écoula dans les décombres de Reims bombardée, son enfance, dit-il, « la guerre en avait complété l’isolement ». Le choix du titre pour ce bref récit le confirme : Caillois fut un fleuve. Un solitaire.
Il y a dans la brève biographie qu’Odile Felgine lui consacre en introduction des paragraphes étonnants. Je relève, par exemple, celui-ci, qui m’a fait rêver un moment hier soir, alors que je sortais tout juste du manuscrit de Madame Bovary (voir billet précédent) :
1959
Mai. Roger Caillois achète en son nom propre un appartement 34, avenue Charles-Floquet, près du Champ-de-Mars et de l’Unesco. Il va le peupler, au fil du temps, d’objets magiques chinés à Paris, rapportés de ses voyages, de tableaux, de livres d’artistes, d’insectes dans des boites et de plus en plus de pierres, exposées sur des grilles de boulanger. Son intempérance (et celle de sa femme) s’accentue, à mesure que progressent son goût de l’accumulation et sa tendance à la pétrification.
Caillois fut un grand collectionneur de minéraux. Un bref aphorisme, afin de s’en bien expliquer : « Dédaigneux des Annales, le sage contemple en silence ses archives de silice, où aucun mot ne relate aucun événement »
Je retiendrai surtout de lui cette autre formule, pour qualifier l’espèce humaine : l’espèce épisodique. Cela a sans doute quelque rapport avec la conscience glanée en sa prime enfance, celle de cet enfant « jouant dans les décombres » (de très belles pages là-dessus, dans Le fleuve Alphée). Quelque rapport. Mais c’est aussi un bel acte de lucidité, oui, comme en témoignent ces quelques lignes :
« L’histoire montre que, dans le monde proprement humain, nul n’est à l’abri de la menace invisible et symétrique de l’aubaine rencontrée. Une mesure politique qui ne paraissait pas mettre en péril les institutions, un changement dans les mœurs qu’on estimait anodin aboutissent à long terme à la chute d’un empire. Une décision monétaire fâcheuse ouvre une cascade d’échecs, puis de désastres, qui conduit à l’écroulement d’une économie. Dans le domaine de l’art, une innovation estimée seulement plaisante ou ingénieuse amène de surenchère en surenchère la ruine de l’idée même de l’art. Les circonstances ou les engrenages qui sont à l’origine des réussites les plus complexes et les plus admirables de la vie ou de la technique sont aussi capables de défaire, sans que l’intelligence, la volonté, l’obstination y puissent grand-chose, ce qui fut édifié par une continuité bien tempérée. »
Caillois fut un insatiable lecteur. Jeune écrivain au sein d'une génération - l'une des dernières - que ne dominaient pas encore les empires de l'instant, faits d'images et de sons. L'une des dernières générations à bénéficier d'un environnement encore relativement calme, malgré l'Histoire qui s'emballait - et donc capable de produire quelques véritables écrivains : les temps d'avant la catastrophe médiatique. « A partir du moment où un enfant sait lire, son esprit, comme les eaux du fleuve Alphée, est mêlé et livré à l’immensité des eaux marines… Il lui est très difficile, sinon impossible d’en sortir. (…) Un beau jour, je fus brusquement transporté de la campagne dans un monde entièrement nouveau, un de ceux où la somme inépuisable des connaissances et des expériences humaines est conservée, archivée, répertoriée, qui plus est : aisément disponible, pourvu qu’on ressente la curiosité d’en tirer quelque chose. Il suffisait alors de savoir lire. Aujourd’hui, ce n’est même plus nécessaire : lire demande un apprentissage : il n’en est pas besoin pour regarder et entendre. Hier était encore le temps de la lecture souveraine. »
05:42 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : le fleuve alphée, roger caillois, littérature, reims bombardée, lecture |
dimanche, 19 avril 2009
Flaubert dans du formol
J’ai passé une partie de la soirée dans du formol. Curieuse sensation, à vrai dire, sur ce site Madame Bovary de l’Université de Rouen. On entre (Consulter, feuilleter, etc...) On entre et on se promène à travers les 4500 feuillets du manuscrit de Flaubert, en plaçant en vis-à-vis l’un des six brouillons du manuscrit ainsi que sa transcription. Ils s’y sont mis à 130 pour déchiffrer la calligraphie parfois difficile de Flaubert : joli travail, certes troublant, qui nous rapproche et nous éloigne à la fois du crissement de la plume sur l’original et du bel acte d’écrire à la main.
Travail aux allures de prouesse technologique et génétique, qui fait de Flaubert l’objet docile et quelque peu momifié d’une bizarre expérience : ce sont ses pages, oui, voici ses propres feuillets. Merveille et dérision de la technologie, splendeur et misère, ses pages reproduites à l’identique et se promenant d’écran en écran, de vous à moi, feuillets au vent ; les pages de Flaubert comme dans du formol en chacun de nos écrans, lui qui proclamait -comme si c’était un exploit- d’y être parvenu enfin après tant de siècles de littérature : avoir fait un livre sur rien. Rien ! Le voilà donc, ce livre sur rien, ce rien mis à la disposition des foules démocratiques. Mon doigt sur l’écran, pour se saisir des lignes, comme, enfant, mon doigt contre la vitrine de la confiserie. Mais ce n’est qu’une impression d’érudition, un simulacre de connaissance, qui épatera les imbéciles, forcément : quelques chercheurs, sans doute, y trouveront leur vrai compte ; cela sauve-t-il cette folle entreprise ? Gustave s’était-il jamais douté que son manuscrit serait ainsi pris en otage, bribe par bribe et ligne à ligne pour ne pas dire mot à mot par les forcenés de la numérisation ? En voyant toutes ces ratures, on pense au gueuloir, c’est sûr, le gueuloir du forçat de Rouen : « Je vois assez régulièrement se lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise et gueulant, dans le silence du cabinet, comme un énergumène ! » écrit-il le 8 juillet 1876 à madame Brenne. Et pour peu qu’on ait à un moment donné dans sa vie fréquenté avec curiosité, passion, estime, envie ou simplement ennui ce texte magnifique (pour moi, j’avais dix-sept ans, c’était dans une petite maison d’un village de Savoie, durant des vacances de juillet - une maison demeurée comme en état, je croyais entendre les pas d’Emma sur le parquet en planches paysannes, et lire sa mélancolie dans les frises fanées de la tapisserie des chambres, et entendre les lieux communs de l’après dîner sous les tonnelles, entre l’abbé et Homais), des souvenirs de lecture peuvent émerger d’eux-mêmes. J'imagine ce fou, au treizième étage d'une tour dans une quelconque métropole du monde, devant son ordi où defilent les lignes du maître, lui aussi, vociférant, gueulant... D’eux-mêmes...
Ci-dessous une page du manuscrit (les clichés de Homais sur Paris) et sa transcription.
12:19 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : madame bovary, gustave flaubert, littérature, rouen, formol, actualité, société, université de rouen |