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lundi, 20 avril 2009

Roger Caillois et la lecture

Le fleuve Alphée est une sorte d'autobiographie fantasmée que Roger Caillois publia en mars 1978, quelques mois avant de recevoir le Grand Prix de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre, quelques mois avant de mourir (21 décembre 1978). Toujours perspicace, toujours belle causeuse, la critique de l’époque vit alors dans Le Fleuve Alphée une sorte d’annonce par l’écrivain lui-même de sa fin à venir. Roger Caillois aura passé un peu plus de soixante-cinq ans sur Terre. Son enfance qui s’écoula dans les décombres de Reims bombardée, son enfance, dit-il, « la guerre en avait complété l’isolement ». Le choix du titre pour ce bref récit le confirme : Caillois fut un fleuve. Un solitaire.

Il y a dans la brève biographie qu’Odile Felgine lui consacre en introduction des paragraphes étonnants. Je relève, par exemple, celui-ci, qui m’a fait rêver un moment hier soir, alors que je sortais tout juste du manuscrit de Madame Bovary (voir billet précédent) :

1959

Mai. Roger Caillois achète en son nom propre un appartement 34, avenue Charles-Floquet, près du Champ-de-Mars et de l’Unesco. Il va le peupler, au fil du temps, d’objets magiques chinés à Paris, rapportés de ses voyages, de tableaux, de livres d’artistes, d’insectes dans des boites et de plus en plus de pierres, exposées sur des grilles de boulanger. Son intempérance (et celle de sa femme) s’accentue, à mesure que progressent son goût de l’accumulation et sa tendance à la pétrification.

Caillois fut un grand collectionneur de minéraux. Un bref aphorisme, afin de s’en bien expliquer : « Dédaigneux des Annales, le sage contemple en silence ses archives de silice, où aucun mot ne relate aucun événement »

 

Je retiendrai surtout de lui cette autre formule, pour qualifier l’espèce humaine : l’espèce épisodique. Cela a sans doute quelque rapport avec la conscience glanée en sa prime enfance, celle de cet enfant « jouant dans les décombres » (de très belles pages là-dessus, dans Le fleuve Alphée). Quelque rapport. Mais c’est aussi un bel acte de  lucidité, oui, comme en témoignent ces quelques lignes :

« L’histoire montre que, dans le monde proprement humain, nul n’est à l’abri de la menace invisible et symétrique de l’aubaine rencontrée. Une mesure politique qui ne paraissait pas mettre en péril les institutions, un changement dans les mœurs qu’on estimait anodin aboutissent à long terme à la chute d’un empire. Une décision monétaire fâcheuse ouvre une cascade d’échecs, puis de désastres, qui conduit à l’écroulement d’une économie. Dans le domaine de l’art, une innovation estimée seulement plaisante ou ingénieuse amène de surenchère en surenchère la ruine de l’idée même de l’art. Les circonstances ou les engrenages qui sont à l’origine des réussites les plus complexes et les plus admirables de la vie ou de la technique sont aussi capables de défaire, sans que l’intelligence, la volonté, l’obstination y puissent grand-chose, ce qui fut édifié par une continuité bien tempérée. »

Caillois fut un insatiable lecteur. Jeune écrivain au sein d'une génération  - l'une des dernières -  que ne dominaient pas encore les empires de l'instant, faits d'images et de sons.  L'une des dernières générations à bénéficier d'un environnement encore relativement calme, malgré l'Histoire qui s'emballait - et donc capable de produire quelques véritables écrivains : les  temps d'avant la catastrophe médiatique. « A partir du moment où un enfant sait lire, son esprit, comme les eaux du fleuve Alphée, est mêlé et livré à l’immensité des eaux marines… Il lui est très difficile, sinon impossible d’en sortir.  (…) Un beau jour, je fus brusquement transporté de la campagne dans un monde entièrement nouveau, un de ceux où la somme inépuisable des connaissances et des expériences humaines est conservée, archivée, répertoriée, qui plus est : aisément disponible, pourvu qu’on ressente la curiosité d’en tirer quelque chose. Il suffisait alors de savoir lire. Aujourd’hui, ce n’est même plus nécessaire : lire demande un apprentissage : il n’en est pas besoin pour regarder et entendre. Hier était encore le temps de la lecture souveraine. »

 

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05:42 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : le fleuve alphée, roger caillois, littérature, reims bombardée, lecture | | |

Commentaires

Solko, comme je ne connais rien de Caillois -sauf le souvenir d'avoir vu "L'écriture des pierres" plusieurs fois sur la table de chevet de ma mère (???) ce qui me fait penser que c'est un livre qu'on relit- j'ai regardé sur wikipédia et viens de voir qu'il existe une correspondance entre lui et Victoria Ocampo dont j'ai dit deux mots dans un billet je sais plus quand, eh bien merci beaucoup comme on dit! merci monsieur Solko!

Écrit par : Sophie L.L | lundi, 20 avril 2009

Cette correspondance ne fut, semble-il, pas uniquement épistolaire...

Écrit par : solko | lundi, 20 avril 2009

Ah ! ah ! Contez-nous donc cela... Non ? ça ne se fait pas ? Et vous n'en connaissez pas le détail ? Ah bon, dommage. Dommage.

Écrit par : michèle pambrun | lundi, 20 avril 2009

'L'une des dernières générations à bénéficier d'un environnement encore relativement calme, malgré l'Histoire qui s'emballait - et donc capable de produire quelques véritables écrivains : les temps d'avant la catastrophe médiatique.

Cette phrase m'a fait fouiller dans ma bibliothèque.. à la recherche d'une citation de Paul Morand... gagné, la voilà:

"La presse a fait peu d'écrivains et en a tué des milliers. On s'habitue à écrire mail et vite, à avoir des idées sur tout."

Écrit par : thomas p | lundi, 20 avril 2009

@Thomas : j'adore votre "écrire mail et vite".
Et Béraud ?

Écrit par : michèle pambrun | lundi, 20 avril 2009

JE viens de finir un Vian... l'heure de Béraud à sonné !

Écrit par : thomas p | mardi, 21 avril 2009

@ Thomas : La citation de Morand est en effet un must tel quel. Merci. Pour l'heure de Béraud, vous ne sauriez mieux dire. On va en effet commencer à en parler !

@ Michèle : Conter cela ? Ce serait bien long. Dans un futur billet... Oui Le théâtre de la mort, L'age d'homme (ed de Bablet) est un livre essentiel.

Écrit par : solko | mardi, 21 avril 2009

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