mercredi, 20 février 2013
Les enfants se sont endormis
J’étais très curieux de cette Mouette argentine, ré-écrite et revisitée par Daniel Veronese, après Les Trois Sœurs (Un homme qui se noie) et Oncle Vania (Espionne une femme qui se tue). Il y a comme un jeu farceur dans cet exercice qui invite à la comparaison avec l’original tout en se proposant d’exister par soi-même. Daniel Veronese gère cette tension avec beaucoup d’habileté, en jouant de plusieurs dépaysements :
Une transposition dans une durée bien plus courte, avec un texte très resserré, des monologues raccourcis, des répliques rajoutées, qui signent le passage du verbe de 1895 à la parole de 2013.
L’utilisation de costumes contemporains – ou atemporels, et d'un décor dénué de tout signe de richesses, loin de la vaste propriété de Sorine, une table, deux canapés, quelques chaises, un ensemble plutôt précaire.
Il y a surtout la transposition dans une autre langue, l’espagnol, un autre continent, l'Amerique du Sud
Et c’est troublant, pour un français, de recevoir cette Mouette ainsi repliée sur soi, en cet accent du Sud et en ce décor aussi dépouillé que passe-partout.
Une fois le code et la convention acceptés, intégrés, la mise en situation crée un effet de sourdine aussi théâtral que déconcertant, comme si le sens de ce classique enfoui sous la langue russe retrouvait dans la psalmodie espagnole et ce lieu quelconque une autre étrangeté que celle que nous lui connaissions, et une nouvelle liberté.
L'attention se concentre du coup sur ce qui demeure essentiel chez Tchekhov comme chez Veronese, c’est-à-dire les personnages, et derrière ce qu’ils rêvent d’être, leur nudité, leur fatuité et leur ennui, ce qui les rend au sens plein humains, universels.
Au centre de la pièce, il y a toujours Nina. Nina, la mouette, qui tombe amoureuse non de Trigorine, l’écrivain de passage, mais de l’idée qu’elle se fait d’un auteur, d’une façade. Elle dit qu’elle est actrice, mais en même temps, on sait qu’ici encore elle sera toujours la mouette, le personnage dans laquelle Trigorine l’a distribuée, un rôle qu’il faut jouer. Au centre de la pièce, il y a toujours le théâtre et sa mise en abîme, avec la pièce de Treplev elle aussi ramenée à l’essentiel : « les hommes, les lions, les aigles et les perdrix… », quelques mots récités le plus sobrement possible. Et cette dialectique du comédien jouant un personnage lui-même un comédien.
Au centre de la pièce, il y a toujours l’amour inassouvi de chacun, enfin, un amour insensé fait de la nostalgie d’un Dieu perdu, qui conduit au dénouement tragique qu’on sait.
Véronèse explique que La Mouette est une pièce chorale : Ce sont dix personnages dont quatre sont centraux, et aucun vraiment secondaire, dit-il. Dans l’espace unique, triangulaire et clos de sa mise en scène, c’est bien cela qui saute aux yeux durant toute la pièce, et qu’on garde en mémoire : la circulation de la parole entre dix personnages qu’on ne dira pas en quête d’auteur, mais en quête l’un de l’autre à travers la fiction de la comédie qu'ils se jouent, et le décalage temporel d’un siècle et d’un pays à l’autre. Et cela ne manque pas de second degré, lorsque Treplev lance par exemple que si le père du personnage est l’auteur, sa mère est l’acteur, ou qu'on ouvre le quatrième mur pour mieux rétablir le huis-clos où s'arrime l'étrange dialogie entre Tchékhov et notre temps.
© Catherine Vinay
Les enfants se sont endormis d’après La Mouette de Tchékhov, à voir au Théâtre de la Croix-Rousse jusqu’au 22 février 2013
Adaptation et mise en scène Daniel Veronese Avec Ernesto Claudio, Boris Alekseevich Trigorin Marcelo D’Andrea ,Evguenii Serguevich Dorn Claudio Da Passano,Semion Semionovich Medvedenko Lautaro Delgado, Konstantin Gavrilovich Treplev María Figueras, Nina Sarechnaia
Pablo Finamore, Ilia Schamraev Ana Garibaldi, Mascha Marta Lubos, Polina Andreevna María Onetto, Irina Nikolaevna Arkadina Javier Rodriguez, Piotr Nikolaevich Sorin
Durée : 1h30 En espagnol surtitré en français
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vendredi, 01 février 2013
Conférence sur Francis Popy
Si les Croix-Roussiens connaissent le parc Popy, la plupart ignorent que Francis Popy fut un compositeur de la Belle Epoque qui connut son heure de gloire, avec notamment l’une des valses qui furent jouées lors du naufrage du Titanic, Sphinx.
Né au 7 place commandant Arnaud, le 1 juillet 1874, Popy fait donc partie du patrimoine musical de Lyon, avec également de multiples pièces pour piano, dont une polka des petits minets dont le titre est comme resté dans son jus. Le 20 février prochain, L’Esprit Canut propose une conférence sur ce compositeur oublié qui porta beau la moustache, et dont tous les spectateurs du film de James Cameron entendirent quelques notes. Faites passer le mot, et venez nombreux (toutes les infos sur l'affiche, cliquez pour agrandir)
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jeudi, 10 janvier 2013
Mehr Licht ! (les luminaires de Franck Théry)
Un village d'enfance ; son église ; au fond, une petite lumière rouge.
Vers la Ville ; somnolent, depuis la banquette arrière le tableau luit tel un cockpit. Envol !
De retour dans la vallée de la Chimie ; elle pue parfois ma vallée, mais la nuit, tours, colonnes et réacteurs se parent d'insoupçonnés joyaux.
Noëls d'enfant, d'antan ( pourquoi n'ont-ils plus la même saveur ? )
Crèche, guirlandes surannées . Contemplation et Paix !
Visites au musée Ampère*, dans les Monts-d'Or . La Fée Electricité dévoile doucement ses charmes ; des boussoles s'affolent à son approche, des conducteurs s'échauffent , s'attirent ou se repoussent sur les tables d'expériences patinées.
Parfums évanescents d'encaustiques, laitons chaleureux, éclat du vif-argent...
1980, j'ai onze ans ; première rencontre avec une jeune dame née en 1962 ** :
La « led » , quel laid nom , pourtant elle est si belle ma diode électroluminescente, fruit de la mécanique quantique. Les semi-conducteurs, subtilement dopées, accouchent de photons !
Visions enfouies, lointaines fascinations - nostalgies ?- , une certaine vision des beautés cachées de la technologie ... il y a un peu de tout cela dans les créatures lumineuses nées dans ma cave-atelier des pentes de la croix-rousse :
Franck Théry, créateur loupiotologue
Merci à Solko.
Si vous souhaitez en savoir plus, cliquez :
* Maison d'Ampère - Musée de l'Electricité 300, route d'Ampère – D73 69250 Poleymieux-au-Mont-d'Or -
** Une succincte histoire des diodes électroluminescentes sur mon site ICI
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jeudi, 31 mai 2012
L'Annonciade
Pour faire un bon polar, il faut d'abord un vrai quartier. Cette vérité bien connue de Simenon, Didier Fond l’a reprise à son compte dans le roman qu’il vient de publier chez Chloé des Lys. Sur les pentes de la colline de la Croix-Rousse à Lyon, autour de cette rue Pouteau où il a grandi dans les années soixante, il délimite donc un périmètre qui s’étend de la montée de l’Annonciade à la côte Saint-Sébastien. La rue Pouteau, étroite et tout en escaliers successifs, c'est lorsqu'il fait chaud beaucoup de lumière tombant abruptement sur beaucoup d'ombres. Les murs des petits commerçants de naguère suintaient de ragots en tous genres. C’est en tendant vers eux l’oreille, en les recueillant, en les croisant, que le narrateur de l’Annonciade a filé son texte. De l’entrelacs des cancans émergent alors peu à peu des silhouettes, des personnages, une intrigue, une époque, un quartier.
rue Pouteau de nos jours, théâtre de l'Annonciade dans les années soixante
Dans la tradition littéraire lyonnaise, la toponymie très spéciale de la Croix-Rousse, avec ses escaliers, ses pentes, ses hauts immeubles et ses traboules, a donné naissance à plusieurs formes d’écrits : le flamboyant lyrisme de certains récits poétiques, dont Béraud demeure le maître inégalé; un réalisme sociologique aujourd’hui suranné, dont les nombreux romans de la Fabrique qui fleurirent entre 1880 et 1930 sont les exemples les plus aboutis ; le polar, enfin, celui qu’un Léon Daudet, un Charles Exbrayat, un San Antonio, voire même un Paul Jacques Bonzon et sa série des six Compagnons de la Croix-Rousse (dont Fond a sans doute été un vibrant lecteur dans son enfance) ont - sur différents registres et pour des publics différents- tour à tour incarné. Terre de passions brumeuses, de mystères reclus ; terre de cancans, rajoute avec malice l’auteur de l’Annonciade.
C’est donc bien dans le sillage de cette dernière tradition lyonnaise qu’il inscrit sa voie (voix) : mais derrière un théâtre populaire à la Audiard, si léger qu’on pourrait le croire futile, perce comme chez les romancières anglaises à la si cruelle voix, la profondeur d’un drame familial que le dénouement, placé sous les auspices de l’Archange Saint-Michel qui domine la ville et ses secrets d’alcôve, rend d’autant plus retentissant. Il faut lire cette Annonciade, qu’on habite à Lyon ou non, qu’on ait ou non connu cette société aujourd’hui engloutie des employés de bureaux et petits commerçants des années soixante dont le divertissement principal était déjà (et un peu) la télé, mais encore (et principalement) la rue et tout ce qui se tramait derrière les rideaux à demi-tirés des voisins…
L'Annonciade - Didier Fond - Chez Chloé des Lys - 2012
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samedi, 18 février 2012
Radiographie de Saint-Bernard
Le 28 juin dernier, je publiais ce billet sur l’église Saint-Bernard, dont je vois de ma fenêtre la silhouette, sachant dans quel sinsitre état d’abandon elle se trouve. Je le republie aujourd’hui, accompagné d’un article que Louis Jacquemin consacre à l'histoire de celle du Bon Pasteur, qu’on sait également menacée et abandonnée par la municipalité
De quelque point qu’on pose l’œil sur sa hautaine pierre, cette église nous parait spectralement oubliée. A un point tel que je possède certains témoignages d’habitués de la place en contrebas, affirmant ne l’avoir jamais vraiment remarquée : « Ah bon, il y a une église ? ». Magnifique et inachevé, ce mur qu’on voit, prompt à surplomber l’abrupt, donne le ton : devant le monument arc-bouté, la verdure forme rempart, jungle touffue à l’image d’un Eden d’avant la faute, paradou zolien où s’ébattent d’hermaphrodites escargots. Lorsqu’il pleut, les plus intrépides s’aventurent hors du domaine en longues files brillamment baveuses. De bonnes âmes en rejettent quelques-uns dans le repaire, toujours humide et broussailleux. Les autres meurent sous le pas d’inattentifs ou de sadiques.
De ma fenêtre, j’aperçois ce mur qui tient tête à toutes les saisons. L’église n’a été que quelques décennies la paroisse des pauvres canuts. On était en 1852. Las de « descendre à Saint-Polycarpe », sur les bancs des riches marchands, ces derniers avaient obtenu du cardinal de Bonald un lieu de culte pour eux seuls. Le terrain fut offert par la famille Willermoz. L’architecte Tony Desjardins établit les plans ; La façade devait comporter un clocher ainsi qu’un double escalier monumental ; le manque d’argent compromit leur édification.
Quelques trente-cinq ans plus tard, la percée du funiculaire à travers la colline occasionna des affaissements de terrain et des lézardes inquiétantes dans l’édifice. Surgit le vingtième siècle qui, d’une guerre à l’autre, vit le pays s’enfoncer dans la déchristianisation. Les paroissiens devenant de plus en plus clairsemés, le bâtiment menaçant de plus en plus de s’effondrer, on finit par le désacraliser. Certains petits vieux redoutèrent un temps qu’il devint une mosquée pour les maghrébins de la Grande Côte, d’autres une église pour les intégristes. Certains espérèrent que la ville en ferait un lieu culturel. Tout cela demeura lettres mortes. L’insécurité sauva en quelque sorte le bâtiment, qui demeure ainsi.
Devant la porte close de Saint-Bernard, on se croirait perdu en quelque hameau ruiné, comme si, tout autour, la ville ne profilait plus ses bâtis, et que la colline fût partout sauvage. Tel le clocher de la Charité, Saint-Bernard est un des rares lieux éminemment poétiques où se murmure à voix presque authentique le passé de la ville, lieu magnétique en ce sens qu’il fut heureusement retiré aux vivants et demeure clos sur son mystère. Ainsi, lorsque je rejoins le plateau, il m’arrive de passer devant cette porte de bois aussi mystérieuse que fermée. Dans l'aveuglant sépia d’une carte postale d’autrefois, j’imagine la solennité déserte (et sans contredit peuplée de rumeurs) de cette chaire, ces bancs, ces chapelles, ces vitraux, ces statues, abandonnés au rêve d’une fantastique Résurrection, comme dans quelque conte enchanté de Barbey d’Aurevilly. Promeneur pourtant désabusé, je ne parviens pas à passer mon chemin sans emporter quelque grain de sa radiographie au cœur.
Histoire du Bon Pasteur, L. Jacquemin
Cette paroisse a été créée par le cardinal de Bonald en 1855. Elle avait été rendue nécessaire par l’accroissement de la population ouvrière venue habiter sur les pentes de la Croix-Rousse, le quartier de la soierie.
Une église provisoire fut ouverte au culte le 16 mars 1856.Or, ce jour-là, naissait Eugène-Louis-Napoléon, fils d’Eugènie de Montijo et de Napoléon III. L’Empereur décida à cette occasion d’être le parrain de tous les enfants nés le même jour que le petit prince.
L’abbé Callot, premier curé du Bon Pasteur, écrivit alors au souverain pour lui recommander son enfant, l’église née, elle aussi, le 16mars. Napoléon III accepta ce parrainage. Le couple impérial visita le bâtiment provisoire le 10 août 1860.
La première pierre de l’église définitive fut posée le 25 août 1869. L’œuvre à réaliser avait été confiée à Clair Tisseur, architecte plus connu par ses œuvres littéraires publiées sous le pseudonyme de Nizier de Puitspelu. Il construisit une église de style romano-byzantin. On lui imposa un clocher bien peu roman et d’une hauteur exagérée : mais il fallait que la nouvelle église se voit de loin. Par contre, l’escalier monumental prévu devant le portail ne fut jamais réalisé.
Le nouveau sanctuaire fut consacré en 1863 par le Cardinal Caverot.Tony Tollet orna l’intérieur de peintures très académiques et Louis Bégule en dessina les vitraux.
(Louis Jacquemin –Histoire des églises de Lyon, 1983)
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lundi, 06 juin 2011
En Saint-Denis, Croix-Rousse
Du dehors, l’édifice paye franchement pas de mine. Le clocher qui ouvre sur la rue : Trois fenêtres, un bossage rustique et un petit dôme à lanterne supportant la croix. La façade : rien que beaucoup d’austérité, que perce un unique vitrail, étroit et rond. Il faut franchir le porche, et s’avancer de quelques pas pour rencontrer quelques primes sensations.
Vers 1910
Les Pères Augustins Réformés (qu’on nommait les petits Pères) qui posèrent là la première pierre de l’édifice en avril 1629 sont défuntés depuis lurette. On pénètre alors la pénombre de leur ancienne église conventuelle. Elle n’avait, comme le clocher, rien de remarquable : c’était une nef rectangulaire, couverte d’un simple lambris, et terminée par un modeste chœur. Deux chapelles latérales, l’une dédiée à la Confrérie de la Bonne Mort, l’autre à Notre Dame des Sept Douleurs lui furent adjointes. Au début, les Pères n’étaient guère plus qu’une douzaine en leurs cellules, au milieu des champs, des saules et des vergers, interdits d’aumône par le Consulat, et contraints de donner aux rares habitants du faubourg les sacrements de Baptême, Eucharistie et Pénitence en cas de nécessité.
Autour de leur enclos s’établirent peu à peu d’autres frustes fermes, puis de rustiques hôtelleries pour voyageurs de passage. En ce dix-septième siècle, les chemins alentours n’étaient pas pavés : il y avait celui qui menait vers Bourg (l’actuelle Grande Rue), celui qui partait pour Neuville et l’autre vers Montluel et la Bresse. D’une croix en pierre rose de Couzon, posée à la fin du quinzième siècle, tout le plateau et les coteaux alentours tenaient leur nom.
La Grande Révolution passant par là, l’église conventuelle échappa de peu à la vente des Biens Nationaux et les Augustins disparurent. Avec la fondation de la commune Cuire Croix-Rousse, elle devint paroissiale en 1791 et fut confiée à ancien Augustin du nom de Charles Plagniard, qui devint curé constitutionnel. La Terreur se propageant, la Croix-Rousse s’était proclamée « commune Chalier » et l’église, devenue « temple décadaire », puis « temple de la raison », connut le culte étrange de « l’Etre Suprême ». A son entour, le quartier changeait et se développait de plus en plus vit avec la venue des ouvriers tisseurs. Le 29 Thermidor an VIII (1- mai 1797), la Croix-Rousse devenait une commune autonome et l’église Saint-Denis la paroisse des canuts.
Dans sa pénombre, se découvre un cénotaphe contenant le cœur d’un ancien curé bien aimé de ses paroissiens, Jean Antoine Artru, défunté le 17 mai 1875. C’est l’un de ses prédécesseurs, Claude François Nicod, qui donna à l’église son volume contemporain. Il avait pris la paroisse en 1830, à l’âge de 42 ans, et mourut en 1853. Sur un portrait, on lui découvre un visage long et bon, à la Lamennais. Toute sa vie, il aima le baron de Richemont, alias le duc de Normandie, qui se prétendait Louis XVII, l’enfant du Temple, et avait pris durant leur révolte le parti des canuts (voir ICI son étrange histoire) contre la Garde nationale et les fabriciens. Pour lui, Nicod écrivit en 1850 un ouvrage, L’Avenir prochain de la France, que le Cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, condamna solennellement. C'est, croit-on, ce qui précipita sa fin.
Dès le début de son ministère, le curé Nicod fut soucieux d’obtenir du Conseil Municipal et du Conseil de la Fabrique des fonds pour agrandir l’étroite église des anciens Pères. En supprimant les anciennes chapelles et en aménageant de larges bas cotés, il fit d’abord doubler par l’architecte Antoine Marie Chenavard la nef, puis fit bâtir par Joseph Forest les trois hémicycles du chœur où il disposa les trois autels actuels. Grâce à une souscription, Nicod dota également l’église de ses orgues en 1838. En 1831, bien que légitimiste, cet étonnant curé donna officiellement la sépulture à deux canuts morts pendant les émeutes et cautionna en 1833 un service funèbre à la mémoire des insurgés tués sur les barricades.
C’est un autre curé, Zacharie Paret, qui paracheva son oeuvre en 1876, en confiant au peintre lyonnais Auguste Perrodin la réalisation des trois fresques des voûtes. La vieille église se transformait soudain en une vénérable micro basilique. Ce même Paret, en 1891, redonna vie au culte de Notre-Dame des Sept Douleurs en ouvrant une chapelle qui demeure toujours.
Vous voilà donc dans cette église aujourd’hui. Sur la cuve à cinq pans de la chaire en noyer massif qui sortit au dix-septième siècle des mains d’un sculpteur inconnu, vous reconnaissez des épisodes des Ecritures : La remise des Tables de la Loi sur le mont Sinaï, Jésus marchant sur les eaux, au puits de la Samaritaine, chassant les vendeurs du temple, Saint-Michel terrassant Lucifer. Un peu plus loin, vous voici face à la bannière de la Corporation des Tisseurs de Lyon. Puis à deux reliquaires ; le plus vieux, à deux étages, date probablement des vieux Pères fondateurs. Sur l’autre, est posée une tête de Saint-Denis. Derrière sa façade modeste, Saint-Denis recèle ainsi des trésors d’histoire et de mémoire, au même titre que les grandes églises du centre-ville bien plus visitées, Saint-Nizier, Saint-Bonaventure, Ainay ou la primatiale Saint-Jean. Elle reste le plus souvent ouverte et vaut le détour.
11:08 Publié dans Bouffez du Lyon, Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : saint-denis, croix-rousse, nicod, religion, christianisme, lyon, augustins réformés, rue hénon |
vendredi, 27 mai 2011
Spéléo médicale et mendicité
Hier après-midi, à l’hôpital, me suis payé bien malgré moi une petite séance de techno-spéléo à l’intérieur d’un étroit tube blanc. Une demi-heure coincé là-dedans sans bouger le moindre orteil, dans un tohu-bohu incessant. J’ai eu le temps de me réciter deux fois la tirade de Chrysale des Femmes Savantes (« C’est à vous que je parle, ma sœur… ») qu’une prof de français comme on n’en fait plus nous avait fait apprendre en classe de cinquième (ça date pas d’hier !). Une page entière du fragment « Thalia » d’Hypérion (« Et comment des mots auraient-ils apaisé la soif de mon âme… »), apprise cette fois-ci pour un spectacle monté en 1985… Rien ne se perd, décidément, et l’imagerie médicale, ça ramone drôlement les méninges : une mémoire intacte.
A moins que ça ne soit ce sacré produit qu’ils foutent dans la viande du dedans pour faire contraste, comme ils disent. En tous cas, avec tous les textes que j’ai appris jadis, je me suis tenu en bonne compagnie dans leur tube, sans broncher, patient modèle. Comme quoi le théâtre mène à tout. A un moment donné, me sont revenus Le rat et l’huître de La Fontaine et le Grand Chêne de Brassens. Nickel. Le tout entrecoupé de Inspirez, bloquez. Inspirez, bloquez, pour ponctuer le spectacle.
Quand le spectacle a été fini, le cathéter retiré, le pantalon renfilé, suis resté un moment sur cette large terrasse aérée où j’allais me promener chaque soir il y encore quelques jours. Des types se baladaient en chemise ouverte dans le dos et sur-chausses, traînant leurs pieds à perfusion. Curieux comme on passe d’un état à un autre. Il y a là de très grands malades, qui ne sortiront plus. Je me demande s’ils « tiennent » par leur volonté, ou par celle de la médecine, tant ils sont pris en charge depuis longtemps, remis, soumis à ce temps qui dure, devenus un cas entre les mains d’experts. Le pire comme le meilleur, ici.
Hier, sur la place de la Croix-Rousse, j’ai aperçu de loin, sur un banc, un homme qui était mon voisin de service hospitalier il y a peu. Avec lui, je n’avais échangé que quelques mots, mais quelles paroles, puisque nous avions commencé à marcher à nouveau au même moment ; on s’encourageait du regard en se croisant, « c’est bon pour le moral ». Ça m’a vraiment troublé parce que, là, sur cette place, le voilà assis en train de faire la manche au soleil avec une casquette posée devant lui, l’air intériorisé. Remis apparemment, lui aussi. Je m’attendais si peu à le trouver là, dans cette situation de surplus, que je n’ai su quoi dire ni quoi faire. J’avais dans la poche un billet de 20 euros et une pièce de 2 euros. C’est idiot, mais je me suis vu lui donner ni l’un ni l’autre, comme si ça me dérangeait que nous ne soyons soudain plus du même bord après avoir connu le même sort, et sans avoir non plus pris le temps de sympathiser assez. Bref. Ne sachant plus quelle attitude adopter, je me suis honteusement dérobé. Le « monde », qui refait son effet.
Tout ça me semble être en effet un reflet assez minutieux de l’irréalité dans laquelle la société européenne et sa schizophrénie latente nous plonge sans égards. Inégalité des conditions, égalité des sorts. Valeurs proclamés, comportements tenus. Va et vient. Face et pile. C’est sans doute pour ça que, contre toute décence commune (au sens le plus orwellien du terme) la situation du politicard Strauss-Kahn « émeut » des gens pourtant en apparence sensés, qui le plaindraient presque, dans son 630 m2. Un monde, disait Shakespeare, sorti de ses gonds. Et qui n'y est jamais retourné depuis...
09:41 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : irm, médecine, société, croix-rousse, politique, littérature, théâtre |
mardi, 19 octobre 2010
Conférence sur Pierre Dupont
Je signale à nouveau la conférence organisée demain mercredi au cinéma Saint-Denis sur le chansonnier Pierre Dupont. Elle débutera à 20H30 et sera assurée par Jean Butin et Gérard Truchet.
Pierre Dupont : Voilà un bel exemple d’une œuvre qui est passée à la trappe. Ballades, villanelles, chants patriotiques, légendes et chansons : Dupont fut le chantre véritable du peuple républicain de 1848, salué par Baudelaire pour sa fibre authentique. Je ne parlerai pas ici des textes les plus connus (les moins oubliés), comme Le Chant des Ouvriers, Les Bœufs, Le rêve du paysan. Je l’ai fait déjà sur le blog les Rues de Lyon auquel renvoie ce lien, puisque Dupont à Lyon eut sa rue. Je dirai simplement que c’est une mémoire véritable du XIXème siècle qui se reconstitue à travers la lecture de cette œuvre, celle que peut susciter en nous lorsqu’on en retrouve la survivance dans la campagne détruite d’aujourd’hui une haie ou un chemin de terre « Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie (Le chant des ouvriers, 1846), je fus ébloui et attendri » écrivit Baudelaire. « Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie (…) Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis …»
L’œuvre complète, je la feuillette dans l’édition que la Muse populaire en fit en 1862 : S’y rencontrent les spectres de Gavarni, de George Sand, de Baudelaire, ceux de Carrel et de Bérenger ou d’Hégésippe Moreau, tant et tant de paysages et une telle ronde des métiers, de tous les métiers, artisans des villes et des campagnes, cultivateurs et laboureurs : c’est peu de dire que cette poésie que d’aucuns avec mépris appellent rustique possède une vrai fibre et qu’elle a l’écho de Barbizon. Dupont, oui, pourrait être l’équivalent poétique d’un Millet. On peut voir ici son portrait par Courbet où il a, je trouve, un petit côté Pavarotti des plus étonnants.
Je vous invite donc à vous joindre à nous demain mercredi 20 octobre à 20h30 pour cette évocation en paroles et en chansons, au cinéma Saint-Denis, 77 grande rue de la Croix-Rousse, LYON 4ème (entrée 5 euros). Conférence organisée en partenariat par l'Esprit Canut et Soierie Vivante
08:12 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, poésie, soierie vivante, esprit canut, pierre dupont, croix-rousse, actualité |
mercredi, 21 juillet 2010
La scène de la Croix-Rousse se vide
La Croix-Rousse vient de perdre deux figures majeures : Après Eric Meyer, le SDF de la grande place qui n’a pu (voulu ?) survivre au meurtre de son beau chien noir, Philippe Faure, le directeur du théâtre de la Croix-Rousse, qu’un cancer vient d’emporter. Eric Meyer, les gens du Plateau ne connaissaient peut-être pas son nom, mais tous connaissaient son visage. Tout comme tous connaissaient le visage de Philippe Faure. J’ai souvent croisé le regard de l’un et le regard de l’autre, lors de mes déambulations, sur le Plateau, le boulevard, le marché. Tous deux avaient le regard aussi triste. Je n’ai jamais vraiment parlé ni à l’un ni à l’autre. Je le regrette. Les échanges silencieux que j’ai pu avoir avec Eric Meyer paraissaient nous suffire. Quant à Philippe Faure, il n’a jamais daigné répondre à mes courriers concernant ma pièce, La Colline aux canuts. Aussi ai-je fini par la monter moi-même.
Dommage.
Quand un homme est mort, il n’est plus temps de polémiquer. Si je parle de ces deux hommes en même temps, c’est parce qu’il y avait de la rue, des errances, des volutes et des circonvolutions lisibles pareillement dans leurs yeux de chiens battus. Comme aux extrêmes l’un de l’autre - je veux dire de la reconnaissance sociale - et pourtant, si proches. Voilà même que je suis certain que leurs regards se sont évidemment croisés, sur cette place où Jacquard donne la patte aux pigeons. Oui. De la même manière que mon regard a croisé chacun des leurs, chacun a dû croiser le regard de l'autre. Forcément. La Croix-Rousse, comme on le dit souvent en prenant un ton hautement ridicule, la Croix-Rousse est un villaâââge... Ils se sont croisés devant ce bureau de tabac où l’un guettait la pièce, l’autre venait acheter son journal.
Dans le monde du Réel (celui où ni les pièces de théâtre, ni les pièces de monnaie ne tombent du ciel), ils étaient aussi emblématiques l'un que l'autre d’une forme de marginalité, de solitude. Et pourtant, tandis que l’un déjà s’enfonce dans l’oubli collectif, les hommages éphémères vont continuer quelques jours à pleuvoir sur l’autre :
Un homme de la parole vive, dit l’adjoint à la culture.
Un acteur hors-pair, un metteur en scène talentueux, dit le maire.
Un acteur passionné, un auteur inventif, un directeur engagé, dit le député.
Il était l’âme et le cœur du Théâtre de la Croix-Rousse, dit le président du conseil général…
Le plus grandiloquent est encore le président du conseil régional : "De l’homme qui proclamait fièrement, quelques semaines avant sa mort, que le destin du Théâtre de la Croix-Rousse est en marche : une Maison du peuple pour être utile , je me risquerais à dire, comme Camus à propos de Sisyphe, qu’il faut imaginer Philippe Faure heureux..."
Rebondissant sur ces propos de Jean-Jacques Queyranne, je me souviens à nouveau de cette tristesse dans leurs regards, et j’imagine l’un jouant l’autre, l’autre applaudissant l’un. Oui, non plus toujours assis par terre comme un clochard, mais dans un fauteuil de la Maison du Peuple, et je dis qu’il faut aussi imaginer Eric Meyer heureux, Eric Meyer heureux grâce à Philippe Faure.
Ce serait ça, l’art de la cité.
Ça, que le patron du théâtre de la Croix-Rousse tenait ferme, au cœur de son utopie.
Et pour conclure ce qui ne sont que paroles jetées, impressions fugaces tout autant que durables, car nous y passerons, nous le savons bien, tous et toutes à la suite d’Eric Meyer et de Philippe Faure, quelques paroles décisives de Beckett sur le sujet, homme de théâtre et d’écriture, et mendiant terrestre, s’il en fut :
« Oui, toute ma vie j’ai vécu dans la terreur des plaies infectées, moi qui ne m’infectais jamais, tellement j’étais acide. Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et elle dure à la fois mais par quel temps du verbe exprimer cela ? Horloge qu’ayant remontée l’horloger enterre, avant de mourir, et dont les rouages tordus parleront un jour de Dieu, aux vers. »
Samuel Beckett, Molloy,
Hommage à Eric Meyer & Philippe Faure qui ont tous deux comme autre point commun celui d’être mort prématurément : 42 et 58, ce qui fait à deux, pile, pas un an de plus qu'un siècle.
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