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jeudi, 17 août 2017

Serguiev Possad 1 : Savva le Magnifique

Il fait une température idéale lorsque, après avoir perdu un peu de temps pour acheter le billet idoine devant les guichets automatiques, je grimpe dans un wagon du train parvenu enfin à quai, gare de Iaroslav (Ярославский вокзал). De l’autre côté du couloir central, un vieil homme affable s’installe et dépose sur la banquette qui lui fait face son accordéon. Pas mal de places de libres, encore, d‘autant que les rangées sont larges et qu'on y tient largement à six. Quelques minutes plus tard, un bonhomme d'une quarantaine s’installe à mes côtés et engage la conversation en russe. Je lui réponds en anglais. L’« electrichka » démarre lourdement et l’accordéoniste entame un air sur son instrument.

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Pendant ce temps, l’inconnu m’explique qu’il est aussi musicien, batteur, plus exactement, et me fait écouter ce que ça donne sur un smartphone qui a l’air d‘avoir vécu autant que son propriétaire. La porte du compartiment s’ouvre tout soudain, et une femme chargée de sacs emplis de livres de cuisine commence à faire l’article. Le vieux qui a fait le tour des voyageurs avec sa casquette en profite pour mettre les voiles dans un autre wagon, et l’inconnu me sourit d‘un air goguenard, l’air de dire « ça roule ! ». Ça roule, en effet, et déjà nous avons laissé la banlieue de Moscou pour un ciel plus limpide. Je vais à Serguiev, da ! Lui continue jusqu’au bout, à Iaroslav. À chaque arrêt, un va-et-vient important de voyageurs munis de sacs. La ligne dessert scrupuleusement toute la banlieue nord de Moscou, puis les premiers villages dans lesquels les Russes possèdent leurs datchas. Et entre chaque gare, tandis que le train fonce, des vendeurs à la sauvette qui proposent des livres, des peignes, de la colle extra-forte, des sous-vêtements. Les plus pros ont même des petits micros portatifs.

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Mon batteur se lève brusquement et disparaît à l’autre bout du compartiment : quelques minutes plus tard, un contrôleur qui biffe d‘un trait de bic bleu nonchalant mon aller-retour à 352 roubles. Il a coincé mon Kerouac russe plus loin ou bien est-il descendu de lui-même pour attendre le prochain train ? Je l'aperçois un peu plus tard sur le quai à la gare suivante, tandis que le convoi redémarre. Enfin, Serguiev Possad ! A la capitale, les passages souterrains sont légions et la foule bien disciplinée, ici une petite troupe de voyageurs commence à traverser la voie au plus pressé...

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Aux abords de la petite gare, des femmes âgées proposent de leur acheter des bouquets de fleurs. Non loin de ce petit kiosque, je tombe nez à nez avec Savva Ivanovitch Mamontov, l'ancien directeur de cette ligne Moscou Iaroslav. Mamontov fut surtout un mécène, propriétaire de la maison d’Abramtsevo et animateur du cercle d‘artistes qui domina la vie culturelle moscovite des années 1880-1890 : ami de Repine qui réalisa son portrait et de Rimski-Korsakov, de Stanislavski et de Mussorgsky, fondateur de l’Opéra privé russe qui lança Chaliapine.  Il fut à ce titre l’un de ceux qui introduisirent la mise en scène dans l’Opéra, renouvelant toute la dramaturgie du vingtième siècle naissant. Pour parfaire sa légende, « Savva le Magnifique », comme le surnommèrent ses amis artistes dans un clin d'oeil à Laurent de Médicis, finit diffamé et ruiné en 1918, suite à des soupçons de détournement de fonds au sein de la compagnie férroviaire. Comme quoi les liaisons entre l'art et l'industrie finissent souvent quelque peu dangereuses. La statue garde cependant fière allure :

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Le grand artiste d'opéra russe Chaliapine déclara au sujet de son ami mécène en 1933 à Londres : « Je voudrais me souvenir de mon ami et professeur, Savva Ivanovich Mamontov qui a consacré toute sa vie, sa connaissance et son capital au service de l'art désintéressé ». L'art désinteressé : un rêve, un mythe, presque, un siècle plus tard, une grâce aux parfums irréels, le don de soi à la beauté, alors que triomphent dans toutes les capitales le marketing et les marchés financiers. Stanislavski, dans Ma Vie dans l’art, raconte : « Les spectacles étaient répétés, préparés, au sens des décors et des costumes, en deux semaines. Dans cet intervalle de temps, le travail continuait nuit et jour et la maison [de Mamontov] était transformée en un immense atelier. Les jeunes et les enfants, les parents et les amis affluaient chez lui de toutes parts et participaient au travail commun. Certains mélangeaient les couleurs, d’autres enduisaient la toile d’une couche préparatoire, aidant les peintres qui peignaient les décors, d’autres encore s’occupaient des meubles et des éléments fabriqués. (…) Chez les femmes on coupait et on cousait les costumes, sous le contrôle des peintres eux-mêmes que l’on ne cessait d’appeler à l’aide pour des explications. (…) Tout ce travail se déroulait au milieu du fracas et des coups de marteau des travaux de menuiserie qui venaient du grand bureau-atelier du propriétaire des lieux. On y construisait les tréteaux et la scène. (…) Au milieu de ce bruit et du vacarme, il [Mamontov] écrivait la pièce, pendant qu’en haut, l’on répétait les premiers actes. » 

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Mamontov, par Repine.

Mais bon ! Malgré toute la religiosité qui entoure cet immense personnage de la culture russe, suis-je  venu en pèlerinage à Serguiev Possad, l’un des cœurs les plus palpitants de l’orthodoxie russe, seulement pour lui rendre hommage ?   Un peu plus loin, la vue sur La Laure de la Trinité Saint Serge surgit, à couper le souffle : une cathédrale à cinq dômes, plusieurs églises, un palais, un clocher à 88 mètres et des académies religieuses parsemées autour …

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A suivre ...

 

dimanche, 13 août 2017

Marx en nain de jardin

J’ai grandi dans un immeuble comme celui-ci. Sauf qu’il n’était pas en URSS, mais à Bron Terraillon, dans une banlieue lyonnaise en partie, depuis, islamisée. Ma mère n’avait pas « les moyens » comme on disait à l’époque, de s’offrir un petit pavillon. J’ai donc été très tôt initié aux charmes du HLM de banlieue, celui qu’on rêve de quitter à jamais le soir au balcon, en fumant sa clope devant la lune.

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Marx en nain de jardin : dirais-je que ça me fait plaisir ? Pour quitter ma banlieue, à l’époque, il fallait avoir un bon livret : au lycée du Parc en 1973, alors que je croyais échapper aux rets de l’égalitarisme, du féminisme, du socialisme, et de tout ce qui faisait autorité sous l’influence des philosophes imposteurs qui régnaient en maître à l’ENS, c’est le Manifeste du Parti Communiste que j’ai dû avaler. Marx, Lénine, Staline, résidus dorénavant épars sur la pelouse d'un parc moscovite…

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En réalité la pensée marxiste dont se saoulaient à l’époque les fistons soixante-huitards d’une bourgeoisie française corrompue ne m’a jamais enflammé l’esprit : il me fallait certes en comprendre les mécanismes ; mais c’est Dieu que je cherchais, Dieu qu’on ne peut arracher  du cœur des hommes aussi facilement que cela.  J’ai donc été logiquement aspiré à l’époque, comme beaucoup de ma génération, vers l’orientalisme le plus niais : l’hindouisme, le bouddhisme et leurs multiples dérivés plus ou moins douteux. Je ne remets pas en cause la croyance de ces gens : ils croient sincèrement en leurs dieux, mais ne comprennent pas en leurs cultes la nature véritable de Dieu, qui est charité, et que nous avons nous mêmes bien oubliée...

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Si je raconte cela aujourd’hui, c’est pour m’expliquer par quel processus la Russie, bien que j’aie lu sa littérature, a été si longtemps occulté de mon esprit : la Russie, c’était l’URSS ; or Delhi et Kuala Lumpur me donnaient l’impression d’être de la même planète quand Moscou était d‘une autre. Même chose avec l’Amérique ou l’Afrique : pas de grand dépaysement à New York ou Kansas City, et guère plus à Abidjan ou Cotonou... Mais à Domodedovo : le mur est tombé pour moi, intérieurement. Les gens qui n’ont pas connu le monde d’avant la chute du Mur ne pourront pas vraiment se représenter cela.

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En visitant la cuisine reconstituée que le couple  Boulgakov partageait avec tant d‘autres dans ce fameux appartement communal dont la promiscuité l'a tant fait souffrir, je vois bien que les hommes ne sont pas faits pour vivre sous la surveillance constante des uns des autres. Cela entraîne la délation, la haine, les mesquineries et le crime. À moins d‘être prochains véritablement, dans un monastère, tous sous le regard de Dieu. Le bolchévisme, qui nia si radicalement Dieu, n'a pu que générer l’enfer. Sous nos allures libertaires, nous sommes en train de tomber dans cet excès, avec notre pensée unique et notre diktat du métissage et du vivre ensemble. La laïcité à la française, avec sa manière de tolérer toutes les religions, se trompe sur la nature de Dieu et sous-estime le danger de construire une société sans Lui. C’est un concept avale tout, qui finira par s’avaler lui-même. Les Russes ont compris cela, qui reconstruisent leurs églises et leurs monastères partout où les communistes les avaient détruits. En voici une pour finir, de 61 mètres de haut, flambant neuve, non loin du monastère Stretensky et de la prison de Loubianka  Elle est dédiée  aux martyrs et confesseurs de l'Eglise orthodoxe du XXe siècle.   :

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vendredi, 11 août 2017

Les Vieux croyants (2)

Transfiguration (преображение) : tel est le nom du monastère, qui a donné son nom – comme c'est bien souvent le cas – au quartier tout entier. Un quartier riche en histoire politique et culturelle : des négociations diplomatiques secrètes entre Pierre le Grand et les ambassades occidentales ont commencé ici, ce qui a entraîné la signature d'une alliance entre la Russie , le Danemark, la Lituanie et la Pologne contre la Suède 22 novembre 1699 avant la bataille de Narva en 1700.

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En passant le porche de l'église à cinq tourelles qui cerne le monastère, je pense à cet épisode surnaturel chrétien à la vocation si universelle dont il tire son nom, sur lequel j’ai souvent médité, et qui réunit les apôtres et futurs saints du Nouveau Testament ( Pierre, Jean et Jacques) ainsi que les prophètes (Elie et Moise) de l’Ancien, autour du corps et du visage rayonnant du Christ. Je ne sais rien ou si peu de cette fracture qui déchira le monde orthodoxe si durablement et si profondément, comme d‘autres divisèrent le catholique, mais si quelque chose doit permettre à n’importe quel chrétien de comprendre n’importe quel autre, c’est bien, me dis-je, ce mystère-là. 

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A l’intérieur de l'enceinte, l’église Saint Nicolas, dont nous visitons tout d‘abord la partie libre d‘accès, à l’ouest du bâtiment, qui correspond à celle de l’Église orthodoxe officielle, et qui occupe l’ancien réfectoire avec un nouvel iconostase. Durant la période soviétique, l’ensemble du monastère a été fermé et la plupart des bâtiments transformés soit en une maison commune (auberge) soit en une usine de fabrication de radios. Aussi, la restauration est récente.

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Les vieux croyants occupent eux la partie est, située vers la ruelle Tokmakova, du côté  de l’ancien temple. L’entrée est fermée et nous devons demander à des habitants où trouver un gardien susceptible de nous ouvrir. On nous dirige finalement vers un bâtiment à un étage où nous sommes reçus par ce qui semble être un directeur, car on n’ordonne pas de prêtres chez les Vieux Croyants. Celui-ci, bientôt rejoints par deux acolytes, nous demande les raisons de notre visite : Hélène leur explique que je suis curieux de les connaitre, et je sens qu’ils me contemplent avec une prudente et bienveillante attention. Je leur explique que je ne vais en France qu'à la messe selon le rite extraordinaire antérieur à Vatican II ; ils me demandent de leur expliquer et brièvement, je leur explique qu’elle se lit en latin, selon le rite de saint Pie V, et le dos du prêtre tourné au peuple, le visage vers l’Orient. Ils me sourient et me disent que je suis donc un « vieux croyant catholique ». Le courant passe.

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Finalement, ils acceptent que nous visitions l’église, et tous se lèvent pour nous accompagner. Nous revoilà devant la même porte que tout à l’heure, avec cette fois ci une clé. Une femme plus âgée nous a rejoints, qui restera assise sur un banc et muette durant toute la visite, ainsi qu’un jeune homme en robe noire, qui commente la riche collection d‘icônes. On me demande de n’observer aucun rite propre au catholicisme à l’intérieur, comme un signe de croix ou une récitation de prière quelconque. Pourtant, en échangeant sur les scènes de l’Évangile, notre guide s’ouvre très vite et nous voilà en train de deviser avec enthousiasme sur le bon larron ou la reviviscence de Lazare. Il est visiblement réjoui de mon intérêt pour ce qu'il raconte. Je ressens à nouveau la dimension spirituelle de l’icône, qui est une méditation et un commentaire en soi, plus que l' illustration d’une scène de la vie du Christ, et qui peut vraiment tenir à ce titre du surnaturel. D'ailleurs, n'est-ce pas surnaturel ce qui nous arrive ? Au fur et à mesure de l’échange, je vois bien que rien ne nous sépare vraiment, sinon un héritage culturel sans doute divers : mais rien sur le plan véritablement christique. Là, le rayonnement d'un être ne provient pas de sa culture théologique ou de sa connaissance historique, mais de sa fréquentation réelle avec le Christ et de son humilité à se connaître pécheur.

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Derrière le monastère, dont l’autre moitié du terrain est devenue un marché, se trouve le cimetière Transfiguration, fondé en 1771 pour les vieux croyants lors de la grande peste de Moscou. À cette époque, le cimetière était situé à la périphérie de la ville, mais en dehors du territoire de Moscou. Beaucoup de personnalités des Vieux-Croyants, commerçants, militaires y furent inhumés. Ci-dessus, la chapelle restaurée du cimetière et ci-dessous, quelques tombes

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22:39 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : moscou, vieux croyants, transfiguration | | |

jeudi, 10 août 2017

Les vieux croyants (1)

C’est la rencontre la plus simple et la plus « décalée » que j’ai faite à Moscou, celle avec une petite communauté de Vieux Croyants. La première fois que j’ai entendu parler d‘eux, c’est par un poète croix-roussien russe d‘origine, qui m’a dit : « si tu vas à Moscou, arrange-toi pour rencontrer les vieux croyants », sans trop m’en dire plus, ni surtout m’expliquer comment. Je m’en suis donc remis au hasard, à la Providence également. À la galerie Tretiakov, je suis resté un long moment devant le tableau de Sourikov, immense, qui occupe le pan d‘une salle en entier, et dont des esquisses et des copies (pas toujours heureuses) sont également également exposées.

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La toile est en elle-même une fresque, une saga, un interminable récit dans la trame duquel on peut à loisir s'égarer. Un drame halluciné. Dans cette ambiance feutrée de musée, la démence qui la traverse me saisit comme rarement toile m’a saisi. Une transe mystique habite tous les personnages, noue les corps, fige les visages : La Morozova, bien entendu, brandissant les deux doigts avec lesquels elle continuera de faire le signe de croix quoi qu’il lui en coûte, mais également le Fol en Christ assis dans la neige, dont les haillons font écho à ses fourrures de l’autre côté de la toile (ses pieds gelés sont saisissants de vérité), et qui lève les siens en réponse. Chacun des personnages que je regarde en détail pendant un bon moment porte la même fougue sur le visage, le même élan, soit dans la terreur, soit dans la pitié, soit dans la haine et la moquerie selon le bord où il se trouve.

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C’est finalement avec Hélène qui m’a gentiment guidé dans la maison de l’écrivain Boulgakov quelques jours auparavant, que j’ai rendez-vous, le mercredi 26, à la station Preobrazenskaya, à l’Est de Moscou, pour rencontrer une communauté de vieux croyants. C’est à présent une banlieue, c’était jadis un village, où Pierre le Grand fut retenu captif en compagnie de sa mère Natalya Naryshkina  par sa demi sœur, « la régente Sophie ».  Nous nous arrêtons d‘abord dans une bibliothèque où Hélène doit restituer quelques bandes dessinées. J’en profite pour lui offrir le livre de Bertrand et le mien, et elle deux DVD,dont le premier long métrage de Nikita Mikhalkov et nous devisons à voix basse littérature, mais pas assez encore puisqu’une employée vient nous demander de parler plus bas encore.  J’apprends que le premier théâtre professionnel de Moscou a été fondé non loin de là, ce qui éveille en moi une brève nostalgie que je repousse très vite. 

Et nous revoilà parti : les Vieux Croyants possèdent non loin de là un lieu de culte, un cimetière, mais on on ne sait trop si l’on pourra entrer. Nous voici rue Preobrazhensky Val  (ул. Преображенский Вал), devant un bâtiment d‘entrepôt. Je reste seul un moment tandis qu’Hélène va se changer. En face se trouve le monastère de Saint-Nicolas. Une partie du terrain est devenu un marché et l’église a été à proprement parler coupée en eux, la partie Ouest aux orthodoxes, la partie Est aux Vieux Croyants, les deux communautés se la partageant de chaque côté d'un mur. Avant qu'elle ne revienne, j'ai le temps de prendre ces quelques photos de l'entrepôt et de l'éntrée du monastère, qui lui fait face :

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à suivre

lundi, 07 août 2017

Vladimir

Je suis tellement habitué à la laideur autorevendiquée de l’art contemporain qu’en me retrouvant nez à nez avec cette statue colossale de Vladimir 1er sur la place Borovitskaïa, en face du Kremlin, je suis tombé dans le panneau : Le gigantisme (16 mètres de haut ), la croix brandie, l’épée à la main, la frise de bas-reliefs en arrière, ce ne pouvait qu’être un monument ancien !!! un bémol, cependant : comment aurait-il pu sans encombre traverser en un tel lieu l’ère soviétique dans sa totalité ? Je demandai quelques explications, et j’appris qu’un autre Vladimir, plus contemporain, venait en réalité tout juste d’inaugurer cette statue colossale en novembre dernier, à l’occasion de la fête de l’Unité qui commémore ici la fin des Temps des Troubles en 1613. 

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Novembre dernier ? Ça alors ! Sainte Russie ! Imagine—t’on l’érection d’un tel monument à la gloire de Clovis ou de Jeanne d’Arc sur la place de la Concorde, à deux pas de l’Élysée ? En France, on préfère le plug anal de MacCarthy ou bien le vagin géant d'Anish Kapoor.  Comme j'aimerais pouvoir dire du bien de mon pays, plutôt que de le vilipender sans cesse, me dis-je en en imaginant déjà les plaintes des braillards, les pétitions des laïcards, les procès les procès es associations…  

Il y eut certes des débats en Russie sur le bien-fondé politique de l’opération Vladimir Sviatoslavitch ( en russe : Владимир Святославич1er); ce prince de la Rus' de Kiev  ne posa jamais le pied à Moscou (et pour cause !)  et dans le cadre du conflit ukrainien, certains parlèrent de propagande u pouvoir en place. On débattit également de l'emplacement à allouer à cette cette œuvre gigantesque, mais pas sur la nature même du projet, personne ne contestant le fait que le baptême du prince Vladimir 1er Sviatoslavitch en Crimée en 988, fût à l’origine de la nation au sens historique du terme… La Russie est chrétienne, c'est un fait avéré. La France ne l'est plus.

Je mesurais au pied de cette statue quel piège s’est refermé sur la France : ses principes maçonniques de laïcité élevés en valeurs universelles dont on répand le catéchisme pervers dans le monde entier, son prétendu allié américain qui n'a de cesse depuis un siècle de défaire son influence partout où il le peut, ce fameux rôle qu'elle s'attribue dans la construction européenne, ses amitiés africaines et arabes on ne peut plus ambigues, sa tradition d’accueil constamment réaménagée… ses fameux Droits de l'Homme, enfin, dont le sacre idéologique n'a jamais servi qu'à voiler les turpitudes de la République...  Après avoir transformé en parc culturel tout l’héritage français de l’Ancien Régime, les dirigeants républicains n’ont eu de cesse de proclamer que l’Histoire de France commençait avec leur Déclaration : soit. Au sens propre, les rois de France sont donc devenus obscènes, comme sont en train de le devenir les santons de la crèche, et bientôt les Français de souche qui résistent.

Les Russes, eux, ne se perdent pas dans autant d'arguties. Vladimir 1er, donc ! Le projet, soutenu par l'Église orthodoxe et le ministère de la Culture, rappelle non seulement « les racines chrétiennes » de la Russie, dont la France ne se souvient que si l'on égorge un prêtre sur l'autel, mais aussi ses liens historiques avec l'Ukraine, que par tous les moyens Européens et Américains tentent d’arracher et de faire basculer de leur côté. Poutine, dans son discours d‘inauguration, saisit l'occasion et cita même la Crimée :

 « Ce fut en Crimée (…) que le Grand Prince Vladimir fut baptisé avant d’apporter le christianisme à la Russie(…)  Le christianisme a été une puissante force unificatrice spirituelle qui a contribué à impliquer les diverses tribus et les unions tribales du vaste monde slave orientale dans la création d’une nation russe et de l’État russe. Ce fut grâce à cette unité spirituelle que nos ancêtres pour la première fois et pour toujours se sont considérés comme une nation unie. Tout cela nous permet de dire que la Crimée, (…), et Sébastopol ont une importance civilisationnelle et même sacrée inestimable pour la Russie. » Voilà qui est envoyé.  

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En France, où l’on tremble pour installer nos santons dans des lieux publics de peur de déplaire à des musulmans ou d’enfreindre des principes maçonniques, un tel discours risquerait d'entraîner son auteur vers quelque tribunal sur le champ. Nous en sommes là. Alors, à l’ombre de la Croix de Vladimir, je me prends de nouveau à prier pour mon pauvre pays, oui, celui dont Marthe Robin dit un jour que lorsque toutes les solutions intellectuelles, politiques et militaires (nous n’en sommes plus très loin) auront échoué, il sera sauvé par une intervention du Saint Esprit… En attendant, tant d'eau coule sous tant de ponts que Brigitte Macron devient la marraine d'un panda chinois nouveau-né, et que le PSG qatari offre un pont d'or à un club catalan pour débaucher un attaquant brésilien...  Vive la France, et vive la Sainte Russie !

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Baptême de Vladimir 1er,  bas relief derrière le monument  (détail). Une oeuvre contemporaine...

17:59 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : moscou, vladimir1er, poutine, place borovitskaïa | | |

dimanche, 06 août 2017

Lazare à Moscou

 
Connaissant toute la place qu’occupent saint Basile et les fols en Christ dans la mystique orthodoxe, je me dirigeai tout d’abord vers la cathédrale qui lui est dédiée sur la place Rouge, sans doute aussi découragé par la queue des touristes devant le Kremlin. C’est vrai que pour un novice, le bâtiment et ses églises indépendantes et étroitement imbriquées les unes dans les autres est surprenant, original. L’État soviétique l’avait transformé en musée, interdisant toute messe en son sein. Elle avait alors échappé de peu à la destruction, comme le Christ Sauveur transformé en piscine, et tant d‘autres. La petite histoire raconte que l’architecte Lazare Kaganovitch souhaitait, en la supprimant du paysage, faciliter la circulation des voitures sur la place Rouge. Mais lorsqu’il montra à Staline une maquette de la Place sans la cathédrale, ce dernier lui dit : « Lazare, remets-la ! ».
J’avoue avoir été surpris, dans cette cathédrale de l’Intercession de la Vierge (puisque c’est son vrai nom) comme dans d’autres par la suite, de la riche iconographie autour de Lazare, justement, que les orthodoxes paraissent honorer avec plus de ferveur que les catholiques (on trouve plus de fresques peintes ou d’icônes que de vitraux sur sa reviviscence). C’est d’ailleurs en méditant sur l’une d’entre elle que je fis la relation entre l’image russe et la composition des lieux, telle que saint Ignace la préconise dans ses Exercices Spirituels. Ce rapprochement pourra paraître osé à certains, pourtant je ressentis très fortement combien chaque personnage, dans cette icône, occupait la place qui est la sienne et qui fait sens : Le Christ debout, Marthe et Marie à ses pieds, Lazare ceint de bandelettes, les apôtres émerveillés, les Juifs en colère ou médusés, certains se bouchant le nez à cause sans doute de l’odeur. Béthanie, décidément, et son chant [téléchargeable gratuitement ICI] me poursuivait jusqu’à Moscou ! Je ressentais à quel point chaque icone est une méditation qui fait appel à la fois à l’imagination et à la volonté, pour solliciter, en fin de compte, le discernement. Je m’exerçais alors sur la taille surnaturelle de Basile, celle du Kremlin à hauteur de ses mains tendues vers le surnaturel de l’apparition qui vient à lui, et vers laquelle il se dresse tout en même temps, laissant au second plan et comme sur un rideau de scène toute grandeur politique ou terrestre sur la toile de ce bas monde, ce qui donne sens et grandeur à sa réelle nudité.
 

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Icone de saint Basile, cathérale de l'Intercession de la Vierge, Moscou

samedi, 05 août 2017

Perishing

J’ai visité cette église le lundi 17 août, sur les conseils de Larissa qui, juste avant de me quitter, m’en a dit plusieurs choses : Tout d‘abord qu’elle fut l’une des rares à n'avoir pas dû fermer dans le centre de Moscou durant la période bolchévique ; ensuite qu’une icône miraculeuse s’y trouve, propre à résoudre les situations familiales difficiles, et qu’il ne faut surtout pas la rater.

L’église se nomme en russe Храм Воскресения Словущего на Успенском Вражке, ce qui signifie « temple de la Résurrection à l'Assomption Ravine » Elle sera la première église orthodoxe dont je pénétrerai l’enceinte durant ce voyage. Un clocher à l’architecture néo-classique, des murs s’achèvant par des zakomaras semi-circulaires décoratifs, je suis frappé par le contraste entre la sobriété apparente du lieu et la place qu’il parait avoir toujours occupé dans la vie religieuse et culturelle moscovite. Si les bolchéviks, en effet, ont laissé l’église ouverte et intacte durant les années trente (seules les cloches ne sonnaient pas), c’est grâce à la ferveur et à l’influence heureuse d'artistes célèbres qui vivaient à proximité (le chanteur Ivan Kozlovsky, les acteurs Innokentiya Smoktunovskogo et Vladimir Zamansky, le metteur en scène et acteur Constantin Stanislavski, la chanteuse d‘opéra Antonina Nezhdanov, la soliste du Théâtre du Bolchoï Maria Petrovna Maksakova et beaucoup d'autres  noms prestigieux de la culture et de l'art)  

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À l’intérieur, quelques femmes de ménages lissant sans cesse le sol, peu de touristes mais beaucoup de fidèles, venus prier devant les différents icônes dans la lueur des cierges en cire d'abeille à l'odeur si spécifique : 10 roubles l'unité, une quinzaine de centimes d'euros ! J’en allume plusieurs que je dépose devant différentes icônes, dont celle, miraculeuse de la Mère de Dieu nommée « Perishing » ( Взыскание погибши – littéralement en train de périr ) et, debout face à elle, je récite intérieurement plusieurs Ave Maria. Je contemple avec tendresse ces hommes et ces femmes qui prient différemment autour de moi. Autres prières, autres rites, pourtant, le peu que je sais de l'orthodoxie, c'est qu'au filioque près, nous fréquentons le même Dieu, nous lui éprouvons la même nature ( la Trinité ), nous lui reconnaissons les mêmes mérites ( justice et miséricorde ), nous nous appuyons sur les mêmes témoignages de la même Histoire Sainte ( celle du Christ et de sa Passion ) nous poursuivons le même but (la Charité) et le même objectif (le salut ). Différences et ressemblances, entre ces deux rites, me semblent tenir davantage d'une simple question d'isomorphisme que d'une opposition radicale : ne sommes-nous pas placés devant le même Objet : la réalité du Christ, celle du Père et celle de l'Esprit ?...  

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« Perishing » : Le terme fait référence à l’histoire du moine Theophilus, popularisée par un roman du VIIe siècle, « Du repentir de Theophilus, l'intendant de l'église dans la ville d'Adana ». Théophile, qui avait servi avec fidélité son évêque, fut expulsé par son successeur suite à des calomnies. Brûlé par le ressentiment, il vendit son âme au diable pour obtenir le moyen de se venger de ses calomniateurs. Comprenant dans un éclair de lucidité ce qu’il venait de faire, Théophilus se retira ensuite dans un temple. N’osant pas s’adresser directement à Dieu Lui-même, « celui qui était en train de périr » se tourna vers sa Mère, l’implorant sans relâche d’être son avocat, de lui pardonner son apostasie et de le sauver. Son ardeur fut telle, sa douleur si vive et son remords si profond et sincère, que la Reine du Ciel accéda à sa requête et délia le pacte qu’il avait signé en lui accordant le pardon de ses péchés. Toute la signification de l’icône se découvre alors : la Mère de Dieu, dans son amour infini pour le pécheur, est toujours prête à honorer le pardon et à « récupérer » quelqu'un qui est sur le point de mourir .

Sur ce type d’icône, le Christ se tient debout sur les genoux de sa mère, dont il embrasse la nuque tout en pressant sa joue contre la sienne. Le bras de la Vierge enserre l’enfant, formant un anneau autour de lui, ses doigts croisés serrés très fort par devant lui.

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À deux pas du Kremlin, la dévotion active de cette église de la Résurrection qui vit et bruit me frappe. À l'autre extrémité, un Christ m'interpelle et je dis devant lui un chapelet tout entier, lui confiant ce séjour dans cette ville aux avenues immenses surplombées d'un ciel sans cesse changeant, à l'alphabet inconnu. Il demeure comme un repère précieux, et bien plus que cela. Je le prie pour qu'à l'heure où l'Islam –  qui nie dans un même élan de satanisme et la Trinité, et la Charité, et le véritable salut de l'âme – pénètre et trouble les consciences déchristiannisées, tous les Chrétiens demeurent à l'ombre de la Croix. Je ne quitte pas l’église sans échanger 300 roubles – ce qui n’est pas grand-chose – contre une petite reproduction de l’icône posée à présent sur mon bureau. Perishing aura été ma première découverte moscovite, mon premier contact avec le vaste monde orthodoxe russe, une sorte de vivant et tendre accueil. 

11:05 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : moscou, perishing, église de la résurrection | | |

mardi, 27 juin 2017

Dans la Macronie des bobos parvenus, la véritable opposition en marche


21:03 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis xx, kremlin, république, monarchie, moscou | | |

lundi, 02 mars 2009

1925 : Béraud chez les soviets

A tout seigneur, tout honneur : Albert Londres n'aura attendu ni André Gide ni Henri Béraud pour lancer, en 1917, déjà ce cri à Edouard Helsey : "Qu'est-ce que nous fichons ici ? Nous sommes correspondants de guerre et l'on ne cherche qu'à nous empêcher d'aller à la guerre. Hier encore, on m'a refusé les moyens de me rendre à Berry-au-bac où l'on se bagarre tous les jours. J'en, ai assez de délayer les topos des services d'information. D'ailleurs ces combats de tranchée sans issue, ces coups de main localisés vont vraisemblablement se prolonger toute l'année. Et pendant ce temps-là, des événements gigantesques se produisent ailleurs. Un cataclysme est en train de creuser un abîme dans l'histoire du monde, et nous n'essayons pas d'en être les témoins. Il faut aller en Russie. Viens-tu avec moi ?" (1)

Même inquiétude, même questionnement, quelques années plus tard, de la part d'un autre professionnel du grand reportage, Henri Béraud : « On part pour ce pays, qui semble le plus lointain du monde, avec tant de notions contradictoires. On est aux portes de l'énigme : Est-ce Icarie ou Paestum ? Eldorado ou Gomorrhe? L'imagination travaille, la curiosité vous ôte le sommeil. »(2)

Albert Londres avait été le premier à accomplir le voyage en 1920, pour L'Excelsior. En juillet 1925, Béraud le suivit pour le Journal. Le succès de ce reportage (3), publié en octobre et dédié à Joseph Kessel, tient  du vertige : « A l'époque, certains prétendirent que jamais succès de presse n'avait égalé celui-là (...) Les lettres de lecteurs arrivaient par milliers. Les plus grands journaux du monde traduisirent, mot pour mot, mes trente articles. En quelques jours, mon nom atteignit à la grande célébrité », peut noter Béraud, trente ans plus tard dans Les Derniers beaux Jours, dernier volet de son autobiographie

Qu'y révélait-il de si sensationnel ?

Deux choses.

Tout d'abord, la fin du communisme dans la dictature bolchévique. Entre le fascisme mussolinien et le bolchévisme, aucune différence : «Rien, extérieurement, ne ressemble plus  la vie moscovite que la vie romaine : cortèges, emblèmes, crainte, silence. C'est à dire que la réaction et la révolution n'ont, après elles, laissé aux hommes déconcertés qu'un être sombre et masqué, le Dictateur inconnu, qui ne saurait subsister sans l'adhésion de certains groupes, nécessairement avantagés au détriment des autres. A parler brutalement, il s'agit de deux fascismes. »  Et ailleurs : « ce ne fut pas la fin de la Révolution russe. Ce fut la faillite du Communisme au profit d'un régime nationaliste et même xénophobe, d'un impérialisme qui s'essaie dans l'ombre aux gestes arrogants, et que nous aurons, conclue-t-il, à démasquer ». De quoi se faire de bons amis parmi les intellectuels bourgeois du Parti Communiste Français, où l'on aura la mémoire vive, en temps et heures.

Ensuite que le régime soviétique ne se dirigeait pas vers le capitalisme d'état. Il était déjà dedans. En plein. Il n'y avait donc plus rien à attendre de la Révolution russe à Levalois Perret. Rien. Le recueil des articles s'ouvrait par un avertissement solennel « au peuple »:  Après avoir rappelé ses origines populaires, n'ayant pas besoin « d'aller au peuple comme certains fils à papa qui, pour arriver plus vite dans les milieux populaires, s'y rendent en automobile, il précisait : «Le devoir était de dénoncer la faillite de l'égalité économique telle qu'on l'avait promise aux insurgés d'Octobre ; il fallait dire comment, au cœur même de la capitale prolétarienne, les pauvres subissent plus que n'importe où l'insolence de la fortune et l'immonde assouvissement des profiteurs Les travailleurs, chez nous, écrivait-il « ont fait la seule révolution qui compte, celle des salaires. Ils n'ont rien  attendre du bolchévisme. »

Suivait, en une trentaine de chapitres et 250 pages reprenant tous les articles du Journal une démonstration impeccable : la propagande qui s'abat sur le peuple russe, le silence dans les rues, les circuits organisés (déjà !) pour touristes occidentaux, les miséreux et les millionnaires, l'interview hilarante du camarade Kamenev, au fait de sa puissance en 1925, la NEP (nouvelle politique économique), les disparus de 1918 et les exécutions qui se poursuivent, la xénophobie des dirigeants russes, la presse inexistante hormis l'omniprésente Pravda, la « novlangue » (avec, notamment deux exemples sur lesquels il s'arrête longuement : la prison, rebaptisée « institut de la privation de liberté », et le contremaître devenu «ouvrier aîné»...). La littérature dite "de reportage" d'Henri Béraud est très fournie. De 1919 à 1934 passant de L'œuvre au Petit Parisien, puis au Journal, de quoi remplir huit recueils de reportages aux éditions de France : Ce que j'ai vu à Moscou (1925), Ce que j'ai vu à Berlin (1926), Le Flâneur salarié (1927), Rendez-vous européens (1928), Ce que j'ai vu à Rome (1929), Emeutes en Espagne (1931), Le feu qui couve (1932), Vienne, clef du monde (1934). Ces ouvrages, comme d'ailleurs ceux d'Albert Londres, ont connu à l'époque un succès qu'on ne peut imaginer. Ceux de Londres furent, à juste titre, ré-imprimés. Ceux de Béraud, non. Il faudra bien qu'un éditeur quelque peu entreprenant, un jour, dans ce pays aux habitants emplis d'amnésie, répare ce préjudice.

A tout seigneur, tout honneur : Albert Londres n'aura attendu ni André Gide ni Henri Béraud pour lancer, en 1917, déjà ce cri à Edouard Helsey : "Qu'est-ce que nous fichons ici ? Nous sommes correspondants de guerre et l'on ne cherche qu'à nous empêcher d'aller à la guerre. Hier encore, on m'a refusé les moyens de me rendre à Berry-au-bac où l'on se bagarre tous les jours. J'en, ai assez de délayer les topos des services d'information. D'ailleurs ces combats de tranchée sans issue, ces coups de main localisés vont vraisemblablement se prolonger toute l'année. Et pendant ce temps-là, des événements gigantesques se produisent ailleurs. Un cataclysme est en train de creuser un abîme dans l'histoire du monde, et nous n'essayons pas d'en être les témoins. Il faut aller en Russie. Viens-tu avec moi ?" (1)

Même inquiétude, même questionnement, quelques années plus tard, de la part d'un autre professionnel du grand reportage, Henri Béraud : « On part pour ce pays, qui semble le plus lointain du monde, avec tant de notions contradictoires. On est aux portes de l'énigme : Est-ce Icarie ou Paestum ? Eldorado ou Gomorrhe? L'imagination travaille, la curiosité vous ôte le sommeil. »(2)

Albert Londres avait été le premier à accomplir le voyage en 1920, pour L'Excelsior. En juillet 1925, Béraud le suivit pour le Journal. Le succès de ce reportage (3), publié en octobre et dédié à Joseph Kessel, tient  du vertige : « A l'époque, certains prétendirent que jamais succès de presse n'avait égalé celui-là (...) Les lettres de lecteurs arrivaient par milliers. Les plus grands journaux du monde traduisirent, mot pour mot, mes trente articles. En quelques jours, mon nom atteignit à la grande célébrité », peut noter Béraud, trente ans plus tard dans Les Derniers beaux Jours, dernier volet de son autobiographie

Qu'y révélait-il de si sensationnel ?

Deux choses.

Tout d'abord, la fin du communisme dans la dictature bolchévique. Entre le fascisme mussolinien et le bolchévisme, aucune différence : «Rien, extérieurement, ne ressemble plus  la vie moscovite que la vie romaine : cortèges, emblèmes, crainte, silence. C'est à dire que la réaction et la révolution n'ont, après elles, laissé aux hommes déconcertés qu'un être sombre et masqué, le Dictateur inconnu, qui ne saurait subsister sans l'adhésion de certains groupes, nécessairement avantagés au détriment des autres. A parler brutalement, il s'agit de deux fascismes. »  Et ailleurs : « ce ne fut pas la fin de la Révolution russe. Ce fut la faillite du Communisme au profit d'un régime nationaliste et même xénophobe, d'un impérialisme qui s'essaie dans l'ombre aux gestes arrogants, et que nous aurons, conclue-t-il, à démasquer ». De quoi se faire de bons amis parmi les intellectuels bourgeois du Parti Communiste Français, où l'on aura la mémoire vive, en temps et heures.

Ensuite que le régime soviétique ne se dirigeait pas vers le capitalisme d'état. Il était déjà dedans. En plein. Il n'y avait donc plus rien à attendre de la Révolution russe à Levalois Perret. Rien. Le recueil des articles s'ouvrait par un avertissement solennel « au peuple »:  Après avoir rappelé ses origines populaires, n'ayant pas besoin « d'aller au peuple comme certains fils à papa qui, pour arriver plus vite dans les milieux populaires, s'y rendent en automobile, il précisait : «Le devoir était de dénoncer la faillite de l'égalité économique telle qu'on l'avait promise aux insurgés d'Octobre ; il fallait dire comment, au cœur même de la capitale prolétarienne, les pauvres subissent plus que n'importe où l'insolence de la fortune et l'immonde assouvissement des profiteurs Les travailleurs, chez nous, écrivait-il « ont fait la seule révolution qui compte, celle des salaires. Ils n'ont rien  attendre du bolchévisme. »

Suivait, en une trentaine de chapitres et 250 pages reprenant tous les articles du Journal une démonstration impeccable : la propagande qui s'abat sur le peuple russe, le silence dans les rues, les circuits organisés (déjà !) pour touristes occidentaux, les miséreux et les millionnaires, l'interview hilarante du camarade Kamenev, au fait de sa puissance en 1925, la NEP (nouvelle politique économique), les disparus de 1918 et les exécutions qui se poursuivent, la xénophobie des dirigeants russes, la presse inexistante hormis l'omniprésente Pravda, la « novlangue » (avec, notamment deux exemples sur lesquels il s'arrête longuement : la prison, rebaptisée « institut de la privation de liberté », et le contremaître devenu «ouvrier aîné»...). La littérature dite "de reportage" d'Henri Béraud est très fournie. De 1919 à 1934 passant de L'œuvre au Petit Parisien, puis au Journal, de quoi remplir huit recueils de reportages aux éditions de France : Ce que j'ai vu à Moscou (1925), Ce que j'ai vu à Berlin (1926), Le Flâneur salarié (1927), Rendez-vous européens (1928), Ce que j'ai vu à Rome (1929), Emeutes en Espagne (1931), Le feu qui couve (1932), Vienne, clef du monde (1934). Ces ouvrages, comme d'ailleurs ceux d'Albert Londres, ont connu à l'époque un succès qu'on ne peut imaginer. Ceux de Londres furent, à juste titre, ré-imprimés. Ceux de Béraud, non. Il faudra bien qu'un éditeur quelque peu entreprenant, un jour, dans ce pays aux habitants emplis d'amnésie, répare ce préjudice.

 

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22:39 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : henri béraud, le petit parisien, littérature, moscou, soviets, communisme, russie | | |