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mercredi, 23 août 2017

Serguiev Possad 2 : Serge le Saint Patron

On ne peut s’approcher d‘un saint qu’en se reconnaissant pécheur : parce que lui-même s’est reconnu tel devant Dieu. Une telle attitude fait la différence entre le touriste, venu visiter des lieux culturels classés par l'UNESCO, et le pèlerin, pour lequel le cœur et l’esprit ne vibrent que d‘actions de grâce ; potentiellement, les deux habitent chacun d‘entre nous, fragmentés que nous sommes entre une tête, avide de découvertes et de savoirs, et un cœur, goulu de Dieu ; lorsque je m’intéresse aux matriochkas en bois peint ou aux chapkas en fourrure vendus dans les échoppes devant l’entrée du site, me voilà donc touriste, tout comme lorsque je me laisse pénétrer de cette curiosité finalement toujours feinte [car momentanée] pour l’endroit, à l’écoute d‘un guide qui débite son cours aux groupes débarqués en c(h)ars d‘assaut dans l’enceinte religieuse.

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Il ne s’agit pas de condamner le tourisme en dandy intellectuel, comme le fit Flaubert dans son piquant Bouvard et Pécuchet. Mais de se défier de la malice qui rode et me souffle à l’oreille qu’au fond, la culture suffit. Non, ça ne suffit pas. Nous ne partirons pas avec elle, nous n'emporterons rien d'elle  : aux côtés des matriochkas décoratives et des confortables chapkas, des chapelets orthodoxes vendus sur les mêmes stands nous rappellent cette « communion des saints » qui demeure constitutive du Credo et fait que Serge de Radonège (Сергий Радонежский), né en 1314 dans une famille de nobles boyards, figure du moine ermite et pèlerin vivant dans la forêt, fondateur de cette abbaye, demeure d‘une certaine façon notre contemporain. Nous voici, nous qui passons ces murs, chez lui, comme nous voilà dans l’église d’Ars chez Jean Marie Vianney, aux Trois Fontaines chez Paul de Tarse, dans les appartements du Gesù chez Ignace de Loyola…

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Statue de Serge de Radonège

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En cette cathédrale de la Trinité, une file de pèlerins serpente à travers la pénombre des cierges et la dorure des icônes, au rythme des psaumes qui semblent veiller au repos du saint. Je prends ma place parmi eux. Tout au bout de la file, là-bas, légèrement surélevée, la châsse en argent qui contient les reliques de Saint Serge. On y accède un par un. Trois signes de croix et plusieurs inclinaisons, des prières et des baisers : canonisé depuis 1452, Serge est devenu le saint patron de la Russie. J’ai l’impression en effet de m’approcher du cœur vivant, palpitant, même de cette âme russe qui se diffuse dans toutes les églises : la Laure de la Trinité est si bien imprégnée dans la conscience collective, affirme la page wikipédia qui lui est consacrée, que les soviétiques eux-mêmes n’ont pas osé y porter la main.  Et son auteur rajoute, citant Pavel Florenskij : « Pour comprendre la Russie, il faut comprendre la Laure, pour pénétrer dans la Laure, il faut étudier avec la plus grande attention son fondateur »; je m’approche donc de la châsse en m’imprégnant l'esprit de la petite prière du cœur, je m’agenouille avant de monter jusqu’à elle, je présente un signe de croix et récite un Pater Noster pour cette Russie si bêtement vilipendée par le monde, que je ressens ici impérissable parce que sanctifiée et protégée de manière surnaturelle par le dieu trine. Je demande l'intercession pour elle et pour moi de ce saint, sans trop savoir quel lien bienveillant en Christ m’attache à ce pays : ni le temps ni l’envie d‘y songer, me voici déjà dehors, fortifié par ce recueillement.  

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Aie pitié de moi, pécheur !

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Ci-dessus l’église de la Dormition et celle abritant une source miraculeuse. Ci-dessous le clocher de la Laure et une rue pavée au sein du monastère. 

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22:28 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : serguiev possad, pavel florenskij, serge de radonège | | |

jeudi, 17 août 2017

Serguiev Possad 1 : Savva le Magnifique

Il fait une température idéale lorsque, après avoir perdu un peu de temps pour acheter le billet idoine devant les guichets automatiques, je grimpe dans un wagon du train parvenu enfin à quai, gare de Iaroslav (Ярославский вокзал). De l’autre côté du couloir central, un vieil homme affable s’installe et dépose sur la banquette qui lui fait face son accordéon. Pas mal de places de libres, encore, d‘autant que les rangées sont larges et qu'on y tient largement à six. Quelques minutes plus tard, un bonhomme d'une quarantaine s’installe à mes côtés et engage la conversation en russe. Je lui réponds en anglais. L’« electrichka » démarre lourdement et l’accordéoniste entame un air sur son instrument.

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Pendant ce temps, l’inconnu m’explique qu’il est aussi musicien, batteur, plus exactement, et me fait écouter ce que ça donne sur un smartphone qui a l’air d‘avoir vécu autant que son propriétaire. La porte du compartiment s’ouvre tout soudain, et une femme chargée de sacs emplis de livres de cuisine commence à faire l’article. Le vieux qui a fait le tour des voyageurs avec sa casquette en profite pour mettre les voiles dans un autre wagon, et l’inconnu me sourit d‘un air goguenard, l’air de dire « ça roule ! ». Ça roule, en effet, et déjà nous avons laissé la banlieue de Moscou pour un ciel plus limpide. Je vais à Serguiev, da ! Lui continue jusqu’au bout, à Iaroslav. À chaque arrêt, un va-et-vient important de voyageurs munis de sacs. La ligne dessert scrupuleusement toute la banlieue nord de Moscou, puis les premiers villages dans lesquels les Russes possèdent leurs datchas. Et entre chaque gare, tandis que le train fonce, des vendeurs à la sauvette qui proposent des livres, des peignes, de la colle extra-forte, des sous-vêtements. Les plus pros ont même des petits micros portatifs.

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Mon batteur se lève brusquement et disparaît à l’autre bout du compartiment : quelques minutes plus tard, un contrôleur qui biffe d‘un trait de bic bleu nonchalant mon aller-retour à 352 roubles. Il a coincé mon Kerouac russe plus loin ou bien est-il descendu de lui-même pour attendre le prochain train ? Je l'aperçois un peu plus tard sur le quai à la gare suivante, tandis que le convoi redémarre. Enfin, Serguiev Possad ! A la capitale, les passages souterrains sont légions et la foule bien disciplinée, ici une petite troupe de voyageurs commence à traverser la voie au plus pressé...

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Aux abords de la petite gare, des femmes âgées proposent de leur acheter des bouquets de fleurs. Non loin de ce petit kiosque, je tombe nez à nez avec Savva Ivanovitch Mamontov, l'ancien directeur de cette ligne Moscou Iaroslav. Mamontov fut surtout un mécène, propriétaire de la maison d’Abramtsevo et animateur du cercle d‘artistes qui domina la vie culturelle moscovite des années 1880-1890 : ami de Repine qui réalisa son portrait et de Rimski-Korsakov, de Stanislavski et de Mussorgsky, fondateur de l’Opéra privé russe qui lança Chaliapine.  Il fut à ce titre l’un de ceux qui introduisirent la mise en scène dans l’Opéra, renouvelant toute la dramaturgie du vingtième siècle naissant. Pour parfaire sa légende, « Savva le Magnifique », comme le surnommèrent ses amis artistes dans un clin d'oeil à Laurent de Médicis, finit diffamé et ruiné en 1918, suite à des soupçons de détournement de fonds au sein de la compagnie férroviaire. Comme quoi les liaisons entre l'art et l'industrie finissent souvent quelque peu dangereuses. La statue garde cependant fière allure :

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Le grand artiste d'opéra russe Chaliapine déclara au sujet de son ami mécène en 1933 à Londres : « Je voudrais me souvenir de mon ami et professeur, Savva Ivanovich Mamontov qui a consacré toute sa vie, sa connaissance et son capital au service de l'art désintéressé ». L'art désinteressé : un rêve, un mythe, presque, un siècle plus tard, une grâce aux parfums irréels, le don de soi à la beauté, alors que triomphent dans toutes les capitales le marketing et les marchés financiers. Stanislavski, dans Ma Vie dans l’art, raconte : « Les spectacles étaient répétés, préparés, au sens des décors et des costumes, en deux semaines. Dans cet intervalle de temps, le travail continuait nuit et jour et la maison [de Mamontov] était transformée en un immense atelier. Les jeunes et les enfants, les parents et les amis affluaient chez lui de toutes parts et participaient au travail commun. Certains mélangeaient les couleurs, d’autres enduisaient la toile d’une couche préparatoire, aidant les peintres qui peignaient les décors, d’autres encore s’occupaient des meubles et des éléments fabriqués. (…) Chez les femmes on coupait et on cousait les costumes, sous le contrôle des peintres eux-mêmes que l’on ne cessait d’appeler à l’aide pour des explications. (…) Tout ce travail se déroulait au milieu du fracas et des coups de marteau des travaux de menuiserie qui venaient du grand bureau-atelier du propriétaire des lieux. On y construisait les tréteaux et la scène. (…) Au milieu de ce bruit et du vacarme, il [Mamontov] écrivait la pièce, pendant qu’en haut, l’on répétait les premiers actes. » 

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Mamontov, par Repine.

Mais bon ! Malgré toute la religiosité qui entoure cet immense personnage de la culture russe, suis-je  venu en pèlerinage à Serguiev Possad, l’un des cœurs les plus palpitants de l’orthodoxie russe, seulement pour lui rendre hommage ?   Un peu plus loin, la vue sur La Laure de la Trinité Saint Serge surgit, à couper le souffle : une cathédrale à cinq dômes, plusieurs églises, un palais, un clocher à 88 mètres et des académies religieuses parsemées autour …

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A suivre ...