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jeudi, 28 juin 2007

Le Moine (d'après M.G.Lewis)

Préface de MONK LEWIS, libre adaptation théâtrale du roman de Lewis, Le Moine, rédigée à l’occasion de la reprise de la pièce par la Cie Le Paragraphe, juillet 1998, théâtre La luna, Avignon. Ci-dessous, portrait de Lewis par Henry William Pickersgill

 

Matthew_Gregory_Lewis_by_Henry_William_Pickersgill.jpg1795 : Lewis n’a que vingt ans lorsqu'il conçoit son Moine. Un âge, dira-t-il, “ dont on ne peut attendre la prudence ”. En contant la chute frénétique du prieur le plus vertueux de Madrid précipité par le diable dans les cavernes et les montagnes en un rocambolesque dénouement, le jeune attaché d’ambassade s’impose immédiatement comme l’un des maîtres du roman gothique. Ce roman, qui commença par faire frissonner toute l’Angleterre, puis toute l’Europe romantique,  demeura pourtant sa seule production d’importance, au point que le jeune auteur traversa le dix-neuvième siècle sous le nom de MONK LEWIS.

 

 1931 : L’histoire d’Ambrosio est à nouveau racontée, par Antonin Artaud qui déclare effectuer “ une copie en français du texte original ”  Sa publication chez Denoël suscite un engouement  nouveau chez un nouveau public. Breton salue “  le souffle du merveilleux qui l’anime tout entier ”  Amours fantastiques, couvents en flamme,  revenants errants, le surnaturel explose de toute part tandis que s'enchevêtre en arrière plan un réseau complexe d'intrigues familiales :  A l’origine, en effet, se trouve le malheur d’un couple : Elvire, la fille d’un cordonnier de Cordoue,  et le marquis Las Cisternas Le Moine, à bien y regarder, c’est l’histoire d’une famille décimée par un ordre social intolérant, une religion d’apparat, une société à l’aube de sa décadence. Lui-même enfant de divorcés, Lewis reprochait à ses parents de l’avoir placé dans une situation difficile. C’est dans une situation bien plus périlleuse encore qu’il place ses personnages. Ambrosio, enlevé encore bébé à sa famille ; Antonia élevée dans l’ombre austère des châteaux de Murcie... Derrière les paravents de l’artificielle lutte entre le Bien et le Mal, la difficile constitution du couple, qu’il soit incestueux ou légitime, est un facteur omniprésent au cœur de l'action, à la fois parce qu'elle en est le ressort constant et la problématique essentielle. “ L’expérience m’a appris à mes dépens  que le malheur accompagne les alliances inégales ”, déclare Elvire lorsqu’elle refuse la main d’Antonia à Lorenzo. Aussi n’est-il n'est pas innocent qu'à vingt ans, aussitôt achevé son roman, le jeune Lewis se soit empressé d'écrire une lettre à sa mère :

 

                Qu’une courtisane mandatée par le diable cherche à séduire un moine dont la chasteté est légendaire fournit l’occasion d’en exposer une première variante. Que désire Ambrosio, sinon jouir de la femme sans engager son cœur ? Et que désire Mathilde, sinon utiliser son pouvoir de séduction pour égaler - sinon dominer - le sexe masculin. On comprend que dans de telles conditions l'Amour soit exclu de la partie, c'est ce que stigmatise la présence plutôt comique du diable entre les deux personnages. Figure de la jouissance et de la manipulation, tous deux plus complices qu'amants, ce couple n'en est un qu'en apparence. C'est pourquoi il lui faut toujours se nourrir d'un tiers et vivre dans la clandestinité. C'est pourquoi, également, la satisfaction entre eux est toujours un leurre, quelque chose qui est inévitablement remis à plus tard, qu'il convient d'invoquer incessamment, de mettre en scène et de magnifier en ayant si possible recours aux ustensiles les plus énigmatiques (miroirs et myrtes magiques sont la version gothique des accessoires sado masos d'aujourd'hui) 


                Agnès et Raymond représentent un pôle opposé. Ils devront apprendre à "vivre paisiblement", c'est à dire à vivre ensemble, sans se passionner pour autre chose que pour leur couple. Au prix d'un certain nombre de souffrances, tous deux devront par conséquent renoncer à leur univers de célibataires ou bien d'enfants, univers qu'avait fortement déterminé une autorité parentale dévoyée : Agnès a été placée au couvent contre son gré, par une tante fanatique. Le père de Raymond s'étant opposé à l'amour de son fils aîné pour une roturière, lui, le fils cadet en subit les plus immédiates conséquences, selon la loi de ce qu’Hoffmann, à la même époque, appelle “ l’enchaînement des choses ”. L'enfant perdu d'Agnès est une réplique logique de l'enfant perdu d'Elvire :  La réussite finale de leur couple ne sera possible que lorsque chacun se sera échappé de la malédiction - forme religieuse de l'aliénation - parentale. Raymond devra donc rendre la part de l'héritage qu'avait refusé d'octroyer son propre père, et Agnès enfreindre des vœux qui n'étaient au fond que ceux de sa tante. Leur union est révélatrice d'un passage agité de l'adolescence à l’âge adulte, d'un état de nonne ou de celui d'aventurier à ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un honnête mariage bourgeois. Mais elle est surtout l'aboutissement d'un passage initiatique : les deux héros auront dû se libérer de la "tribu bavarde", ils auront cessé d'en recevoir les "fientes" - autrement dit les névroses - sur le visage. Pour enfin être heureux ? On ne saura rien de leur bonheur futur, tout laissant à penser que Lewis ne croît guère au conte de fées.

                Frère et sœur qui s'ignorent, Antonia et Ambrosio incarnent le couple paroxystique par excellence, puisque incestueux.  Du point de vue dramatique,  - même s'il se trompe sur ses motivations puisqu'il ignore les faits passés - il est juste qu'Ambrosio se déchaîne contre Agnès : en l'enlevant à Raymond, il ne fait que rendre à la famille de ce dernier, qui lui a volé ses parents,  la monnaie de sa pièce. Mais est-il juste qu'il s'acharne sur Antonia ? Ces deux-là paient en réalité les pots cassés sans avoir les moyens de le comprendre. Lorsque la sœur dit au frère : “ La perte d’une mère étant, de toute peine, la plus irrémédiable en une vie humaine ”,  le moine s’entend dire la plus secrète parole de vérité le concernant. Dans la pièce, comme dans le monde, les enfants subissent en effet l'inconscience de leurs parents. Le Moine est, comme beaucoup, un roman où l'on règle des comptes de famille. On en revient à la figure de la mère, pour constater plusieurs choses : premièrement, qu'à ses côtés, le père est absent ; seule figure qui en représente de loin l'autorité, le cardinal duc grâce auquel à la fin tout rentre dans l'ordre. Sorte de Deus ex machina, l'action paternelle est nulle sur le plan affectif, et seulement opérante sur le plan dramatique. Deuxièmement, que la mère est sommée de payer pour sa faute originelle : Elvire a transgressé une règle sociale (et donc masculine) en épousant un marquis. Ce dernier n'a pas su se libérer de l'influence négative de son propre père, ce qui explique qu'il soit mort et sa descendance en aussi mauvais point. Léonella, la sœur d'Elvire, laisse entendre que cette dernière a agi peut-être par amour, sans doute par ambition mais surtout par coquetterie. Ce couple originel, dont on ne sait que fort peu de choses, sinon qu'à cause de lui, un cordonnier honnête fut jeté en prison, et que le héros éponyme vit le jour, n'a visiblement pas su assumer les conséquences inévitables de ses actes et est à l'origine des dérèglements de chacun. Le Moine apparaît donc comme un drame de la responsabilité.  Qu' Elvire soit étranglée par la soutane de son fils, et que ce dernier l'étrangle en étant complètement nu ; que par ailleurs le jeune Lewis se presse, sitôt écrit, d'envoyer son manuscrit à sa mère, il y a sans doute là les traces d'un discours personnel assez opaque mais ô combien révélateur ! Que l'on juge le déterminisme absolu qui régit la composition de l'intrigue désuet, agaçant, excessif, comique, voire ridicule, il convient de le saluer car c'est lui qui est à l'origine de la force fantastique du roman, applaudie dès sa publication.

750398_2878433.jpg                Ainsi que l'explique l'ironique Coryphée de l'adaptation qui suit au jeune Théodore, les personnages du roman sont donc des trajectoires creuses mais, toutes, prédestinées, jetées en pâture à la Merveille pour la plus grande joie du lecteur. Il m'a semblé que,  parmi ceux de Lewis, un personnage incarne particulièrement ce point de vue. Le jeune Théodore est, au problème de l'amour impossible posé par la pièce, une sorte de réponse. Lui-même, spectateur témoin du fait de sa position de valet, constatant qu'il n'était pas encore émancipé du terrible jeu de destruction qui l'environne et conscient de l'impossibilité dans laquelle chacun se trouve de fonder un bonheur légitime et durable, il a, dit-il "renoncé à ses amours”. C'est donc à son maître qu'il a promis fidélité. Cette option n'est sans doute pas définitive. C'est, comme Lewis, un jeune homme ; c'est aussi un romancier en herbe qui se plaint de n’avoir pas de temps à consacrer à l’écriture. Contemporain des personnages, seul personnage en réel apprentissage, il aurait pu écrire le roman s'il en avait eu la clé, c'est à dire, comme lui suggère le Coryphée, s'il avait été libre. Ce coryphée est, chez Lewis, une simple bohémienne. Artaud lui fait chanter sa “ ballade du vrai charlatan ” et la transforme en une mystérieuse voyante surréaliste. Dans la pièce qu’on va lire, il est le chef des mendiants de Madrid, celui qui voit les choses telle qu’elles sont, dans l’histoire, et telles qu’elles seront un jour, dans le récit et dans ses prolongements possibles.

                Reste Lucifer. Doit-on le prendre au sérieux ? La pensée devient-elle confuse et sort-elle de ses gonds, les personnages se laissent-ils dérober la maîtrise de leur corps ou bien celle de leur esprit, il se manifeste facétieusement. Que faire de lui dans l'adaptation théâtrale ? La religion, sur Terre, n’étant plus qu’une mode, lui-même se retrouve au chômage dans un enfer pitoyable où tout le monde s’ennuie. Riante figure de l'Illusion, il délivre donc une formidable occasion de jouer avec des mots. Un personnage sent-il son emprise, il se met à rimer malgré lui. Il se définit comme le metteur en scène absolu, sans pour autant lui-même être dupe. Les hommes, déclare-t-il, se chargent eux-mêmes de leur propre damnation, entendons de leur propre malheur. En réalité, Lucifer est l'agent ludique de l'inconscience de chacun, car c'est bien cette dernière comme on l'a dit, et principalement celle des parents, qui fonde le moteur de l'action. En veillant à ce que le destin réel d’Ambrosio s’accomplisse (réintégrer, même de façon tragique, son histoire familiale), et non pas son destin imaginaire (devenir prieur charismatique de Madrid), il est une forme incarnée de l’exactitude et de l’enchaînement logique des événements. C’est ce qu’a compris Mathilde (“ Entre ses mains, je confie mon salut ”), ce que pressent Ambrosio (“ En enfer, ce n’est peut-être que moi que j’attends ”). Elvire elle-même n'est-elle pas la toute première à l'affirmer à son ingénue de fille : N'aie pas peur du diable !

                Drame de la responsabilité, de la liberté et de l'aliénation, le Moine, par les problèmes qu'il pose ( prédestination familiale, absence des pères, échec des mères, guerre des sexes, quêtes illusoires, conflits de classes ) reste, malgré son décorum gothique, d'une singulière actualité et d’une lecture très ouverte : Ses personnages, avec leur immense volonté de jouir de la vie, demeurent toujours accessibles et, s'ils s'inscrivent dans une période historique rigoureusement définie par Lewis (l'Espagne du Siècle d'Or), ils n'en sont que plus modernes pour nous, si profondément enfouis dans la nôtre. Les querelles religieuses ont cédé le pas aux querelles idéologiques qui, à leur tour, cèdent le pas à d'autres, sociales ou économiques. Mais les conflits de ces personnages aux prises avec leur psyché, eux, sont plus que jamais d'actualité. L'immense cri d'amour qui surgit de leurs dérèglements et que répercutent les symboles qui sont les leurs ne peuvent aujourd'hui qu'émerveiller un public en mal de véritables sensations artistiques.  Voilà pourquoi, sur les traces du jeune ambassadeur Lewis, j'ai voulu traverser les frontières obscures et illuminées de leurs songes en composant cette libre adaptation.

 

        

 

jeudi, 21 juin 2007

Fête de la musique

Un million de participants annoncés, dix millions de spectateurs, vingt-sixième édition aujourd'hui... A New York, Jack Lang envolé là-bas pour vendre son concept festif s'est, paraît-il, fait jeter par le maire qui n'avait "pas le temps de le recevoir". Les Américains seraient-ils intelligents ? Retour sur une promenade de l'an dernier dans les rues de Lyon le 22 juin à l'aube :

"A cinq heures trente, les lampadaires s'éteignent. Alcooliques, cas psys, cas sociaux, tous se retirent, enfin... Un quart d'heure plus tard, les hommes en jaune commencent à ratisser la place, les trottoirs, les rues qu'ont désertés les oiseaux. Bouteille après bouteille, canette après canette, débris après débris. Cliquetis des verres dans le ballet des balais en acier. Le jour se lève. Il ne reste que quelques minutes avant que le citoyen lambda ne passe par ces lieux-là. Quand la ville a chié toute une nuit...

Début d'une sinistre promenade : Entre l'Hôtel de Ville de Mansart et l'Opéra de Chenavard, on dirait une tornade : papiers gras, canettes cabossées, bouteilles fracassées, des pizzas à moitié bouffées, renversées dans des flaques de pisse et des mares de vomi, au milieu des détritus, des mégots, emballages et autres saloperies gluantes, glissantes, un tapis d'ordures que les hommes jaunes chassent au jet d'eau sous les yeux de quelques matinaux hagards. Alignées comme des quilles devant les vitrines et sur les marches, cadavres de bouteille (triomphe de la vodka et de la bière): une heure pour faire disparaître tout cela. Ah! On lit dans le journal que la fête de la musique a été une réussite. Hier matin, ma femme qui est musicienne m'a dit :

-          c'est aujourd'hui la fête de la merde! 

 Ma femme avait raison. A sept heures du matin, il ne reste plus aucune trace de leurs déjections."

Mon Dieu, cette année, faites qu'il pleuve...

 

07:55 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fête, musique, lyon | | |

mardi, 19 juin 2007

NIZIER DU PUITSPELU

Clair Tisseur (1827-1895) -alias Nizier du  Puitspelu.

 « Le plus lointain souvenir qu’il eût gardé devait remonter à l'âge de moins de trois ans, époque où on le mena voir un petit frère, le dernier des six, qui mourut en bas âge, et se trouvait aussi en nourrice dans un village voisin ».

Ainsi débute l'autobiographie de Clair Tisseur, alias Nizier du Puitspelu. Cet auteur n'est plus guère connu qu'à Lyon, en raison du Littré de la Grande cote, sorte de dico du patois des canuts, émaillé d'anecdotes personnelles. Cette injustice est grande. Car le phrasé de Puitspelu, autobiographe, philologue et moraliste, mérite mieux que cet oubli :

« Au temps que mon grand-père était trésorier de la Compagnie, les Brotteaux n'étaient rien, et pour faire un peu recette, la Compagnie était réduite à organiser des fêtes de l'autre côté du Rhône, manière d'engager les gens à passer le pont. La grande Allée, comme on disait, qu'on appelle aujourd'hui le cours Morand, était en contre-bas de ce qu'elle est, de la hauteur, ma foi, d'un étage, et l'on y descendait du pont comme sur un bas-port. L'allée était plantée d'arbres. C'est là qu'était le théâtre ».

Il y a du Montaigne chez Puitspelu. En témoigne ces extraits :

« C'est grand heur que de manger bien et bon, et boire d'autant, mais qui n'existe qu'à condition d'avoir en face de soi des visages amis. Vous figurez-vous un homme qui demanderait à Pierrre, du café Neuf, un salon pour s'y embocquer, se truffer, s'empiffrer, se bourrer, se gaver, se tuber, se taper le fusil et s'arroser à soi seul, tout seul ! Ce serait la gastronomie d'Onan ! » (Les Oisivetés – « Propos de gueule lyonnais »)

« Pour prendre les choses de plus haut, il faut dire, en manière de conclusion, que, par notre manque de culture, par le besoin de produire à outrance, par le défaut de goût qui nous a fait perdre le sentiment de la propriété des termes, et aussi par un désir grossier de raffinement, d'excentricité, dans le but d'attirer l'attention publique, nous avons entièrement corrompu une langue que les écrivains du XVIème siècle avaient maniée de façon incomparablez, et que ceux du XVIIème avaient portée à la perfection »   (Les Oisivetés – « Le bon parler lyonnais »)

resizer.jpgEt puis, j'aime bien sa "gueule" de patriarche. Clair Tisseur était architecte : On lui doit, à ce titre, de nombreuses églises : Sainte Blandine, cours Charlemagne, le Bon Pasteur dans le premier arrondissement ; celles de Brignais, Tassin, Orliénas... Il participa également aux travaux de la rue Impériale, devenue "de la République", voire même "de la Ré" pour tous les Lyonnais.

C'était un érudit et un véritable humaniste à la mode d’antan, tout aussi puriste que farceur : Il a fondé  en 1879 l'Académie du Gourguillon, dont il est demeuré durant deux années entières le seul et unique membre.

On trouve encore ses ouvrages (sur le net ou chez les bouquinistes.)

Voici quelques titres :

Les Vieilleries lyonnaises (1879)

Les oisivetés du sieur Puitspelu (1883)

Coupons d'un atelier lyonnais, Les Histoires de Puitspelu (1886).

 

 

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lundi, 18 juin 2007

Common Decency

Common decency : « sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire, non seulement si l'on veut rester digne de sa propre humanité, mais surtout si l'on cherche à maintenir les conditions d'une existence quotidienne véritablement commune »: Je trouve cette définition dans l'essai de Jean Claude Michea, Impasse Adam Smith, lequel vient d'être réédité en collection de poche chez Champs Flammarion (numéro 713).

arton475.jpgSpécialiste de George Orwell, Michea nous rappelle que pour ce dernier, le propre du socialisme ouvrier des hommes du XIXème siècle reposait sur ce sentiment d’appartenance à une collectivité pour laquelle un certain nombre de choses allait de soi : conscience de classe ? Question d’éducation ? Expérience de la vie commune ?   Qu’importe ! au nom de ce sentiment de « décence commune » n’importe lequel de ces ouvriers aurait trouvé non seulement anormal, mais surtout scandaleux, voire même indécent, obscène au sens propre (hors de ce qu’on montre sur la scène) qu'un animateur de télé (Arthur) ou qu'un footballeur (Ronaldino, Zidane) parvînt à gagner en quelques mois ce qu'une infirmière peine à amasser durant une vie tout entière.

L'éradication, au sein des couches populaires, de ce sentiment, l'essai de J.C. MICHEA démontre à quel point la Gauche de ces trente dernières années aura été diligente à l'accomplir, participant ainsi à la victoire du libéralisme, son concurrent le plus direct, au nom de la morale de l'intérêt personnel bien compris. Pour l'auteur, le triomphe de cette logique vantée par Adam Smith dans La Richesse des nations constitue une impasse planétaire, aussi sordide qu'absurde, où se trouve acculée bien malgré elle la totalité du genre humain. Impasse idéologique, certes. Impasse économique, soit. Et depuis peu, impasse écologique. Retrouver ensemble - ou plutôt refonder ensemble - la pratique de cette « décence partagée » (common decency), tel serait pour Jean Claude Michea le seul et improbable moyen de sortir de l'impasse. Un livre à découvrir et à faire découvrir entre soi.

Article paru dans L'Esprit Canut (janvier 2007)

De Jean Claude Michea, également, je conseille également la lecture de L'enseignement de l'ignorance, un essai déjà ancien paru chez Climats, mais qui ne perd rien de son actualité.

 

16:45 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michéa, orwell, libéralisme | | |

dimanche, 17 juin 2007

LE PRINCE ET LE BOURREAU

La pièce « Le Prince & le bourreau » a été créée à Lyon, du 31 mai au 9 juin 1983, par la compagnie PERSONA, au théâtre des Maristes à Lyon. C'était tout d'abord un long poème; l'histoire d'un prince quittant son enfance, son domaine. Il croisait la route d'un bourreau auprès de qui il apprenait l'âpreté de l'existence. Une jeune fille, très claudélienne, imprimait ensuite sa marque dans le coeur de chacun de ces deux hommes, si différents.

Peu à peu, au fil de l'écriture, le poème devint une pièce de théâtre. Je crois que tel est le destin de tout poème : être dit. Pas déclamé en voix de tête,  ni ressassé en silence ; mais DIT, de vive et franche parole. Jean Luc Séville a été, à cette occasion, mon premier metteur en scène. Le texte n'a jamais été édité, mais j'en garde pour quelques familiers une vingtaine d'exemplaires. Si un metteur en scène est tenté par l'aventure un jour, qu'il me contacte par l'intermédiaire de ce blog. Voici deux extraits :

 

« Ils vous regardent : on dirait qu'ils essaient de savoir combien vous valez. En or. En talent. En amour. En n'importe quoi qui s'achète ou se vende. Ils vous parlent : on dirait qu'ils guettent au fond de votre âme ce moment où vous ne saurez que dire, que faire pour désavouer ces principes qu'ils brandissent, qu'ils vous jettent à la figure comme des truelles de ciment, insolents bâtisseurs d'orgueil, de haine, de guerre. On dirait qu'ils attendent ce moment où trop faible, trop vaincue, vous céderez sous le poids de leurs certitudes, de leurs tactiques lâches, vous ploierez malgré la noblesse de votre front, devant leurs genoux, leurs mollets, leurs pieds obscènes ! Eh bien non ! Je suis partie ! Je suis partie ! »

« Ils viennent. Ils savent qu'ils vont mourir. Tout leur espoir est déjà mort. Alors ils viennent, les mains liées derrière le dos. Et tout le monde regarde en silence. On dirait qu'il n'y a rien d'autre à faire, que de tuer ou de mourir. On dirait que le ciel est bleu pour rien. Que les oiseaux ne chantent plus. On dirait que tout ce qu'on apprend dans les écoles, qu'on récite dans les églises, ça n'a jamais existé. Maintenant, ce n'est plus mal de tuer. C'est là.  C'est ce qu'il faut faire. C'est ainsi. Alors il pose sa tête sur le billot. Et tout le monde regarde : les gendarmes, le curé, le greffier, les gens... Tu comprends ? Là, maintenant, à cet instant, ce serait mal de ne pas le tuer. C'est ça qui serait horrible : ne pas le faire; ne pas pouvoir le faire ! Et quand sa bouche est là, fermée... Et quand son nez respire.. Ce qui serait horrible, quand tout le monde regarde, tout le monde respire, tout le monde tue, c'est de ne pas pouvoir le faire. Alors CRAC ! »

Roland Thevenet  (Le Prince et le Bourreau - 1982)

 

16:35 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, poésie. | | |

mercredi, 21 mars 2007

Les épuisés

Si le patrimoine littéraire de la ville vous intrigue, une seule solution : les bouquinistes ! Le chef-d’œuvre de l’été ( non, pas celui qui réalisera les meilleurs tirages, celui qui vous fera le plus grand plaisir ! ) vous attend peut-être dans leurs rayons : à vous de fouiner patiemment…

Parmi la multitude de joyaux pur-lyonnais à redécouvrir, Le roman d’un vieux Groléen  de Georges Champeaux (1919) pour les habitants de Vaise et Périssoud, militant lyonnais de Charles Joannin (1932) pour ceux de la Guillotière. Pour se balader en silence au sein de ces deux anciens faubourgs-ouvriers emplis de figures réalistes et d’anecdotes savoureuses, rien de mieux.

Les amoureux d’Ainay et des quais de Saône, de Saint-Georges à l’Homme de la Roche , satisferont leur nostalgie avec Sous le signe du Lion de Tancrède de Visan (1935), un étrange Huysmans local qui ne se laisse bien goûter qu’au troisième degré. La trilogie de Joseph Jolinon (Dame de Lyon, L’Arbre sec, Le Bât d’Argent (1931-1933), qui campe les malheurs privés d’une famille bourgeoise d’entre deux guerres, déroule aussi les ambiances de ces quartiers, avec des excursions coquines de l’autre côté du pont de la Guille. De même, l’autobiographie de Gabriel Chevallier (Chemins de solitude-1946, Carrefour des hasards -1956), sensible et bien documentée, qui reste par ailleurs le must incontournable pour qui s’intéresse au passé artistique et intellectuel de la ville. Si Chevallier est introuvable, vous pouvez toujours vous rabattre sur Marcel Grancher (Lyon de mon cœur, 1932, Reflets sur le Rhône, 1941) ou Léon Riotor (Léon de Lyon, 1934). C’est moins solide, mais on y apprend des choses.

Beaucoup de romans ont été composés sur la fabrique lyonnaise et sur le quartier du Griffon. Les deux meilleurs demeurent Mademoiselle Dax, jeune fille de Claude Farrère (1908) et Ciel de Suie d’Henri Béraud (1933). Les amateurs d’intrigues sentimentales peuvent enfin se plonger dans le charme désuet du Chemin des Deux-Amants et de La Montée des Anges de Max André Dazergues (1938-1940) : si vous aimez le kitsch et l’eau très rose, vous en aurez pour votre argent.

Les spécialistes de tous ces épuisés vous attendent à La librairie des Terreaux, rue d’Algérie, à l’Epigraphe, place des Tapis, chez Diogène, rue Saint-Jean. N’oubliez jamais de flâner régulièrement les samedi et dimanche après-midis le long du quai de la Pêcherie. Ouvrez les pages jaunies, épaissies, odorantes. Puis prenez le temps de choisir. Tous ces titres (parmi de nombreux autres) sont vendus entre 5 et 15 euros, selon l’exemplaire et l’état de conservation.

Pour les plus pressés, je signale la réédition, par les Traboules, de deux fresques romanesques captivantes : Les Gueux de Lyon de Pierre Vires, ainsi que le très classique Myrelingues la Brumeuse de Claude le Marguet ( un Dumas magnifique et passionné du Lyon de Rabelais, de Scève et de Louise Labé). Cette sélection, loin d’être exhaustive, ne serait pas juste sans un rappel : Clair Tisseur (alias Nizier du Puitspelu) n’est pas seulement l’auteur du Littré de la Grand ’Côte. On trouve encore quelques exemplaires des Vieilleries Lyonnaises et des Oisivetés du Sieur Puitspelu . Mais ils sont plus onéreux ! 

A quand, une réédition pour toutes les bourses ?

Bon été à tous.

 

Article paru dans L'Espit Canut (juillet 2006)

08:20 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lyon, littérature | | |

mercredi, 21 juin 2006

Fête de la merde

A cinq heures trente, les lampadaires s'éteignent. Alcooliques, cas psys, cas sociaux, tous se retirent, enfin... Un quart d'heure plus tard, les hommes en jaune commencent à ratisser la place, les trottoirs, les rues qu'ont désertés les oiseaux. Bouteille après bouteille, canette après canette, débris après débris. Cliquetis des verres dans le ballet des balais en acier. Le jour se lève. Il ne reste que quelques minutes avant que le citoyen lambda ne passe par ces lieux-là. Quand la ville a chié toute une nuit...

Début d'une sinistre promenade : Entre l'Hôtel de Ville de Mansart et l'Opéra de Chenavard, on dirait une tornade : papiers gras, canettes cabossées, bouteilles fracassées, des pizzas à moitié bouffées, renversées dans des flaques de pisse et des mares de vomi, au milieu des détritus, des mégots, emballages et autres saloperies gluantes, glissantes, un tapis d'ordures que les hommes jaunes chassent au jet d'eau sous les yeux de quelques matinaux hagards. Alignées comme des quilles devant les vitrines et sur les marches, cadavres de bouteille (triomphe de la vodka et de la bière): une heure pour faire disparaître tout cela. Ah! On lit dans le journal que la fête de la musique a été une réussite. Hier matin, ma femme qui est musicienne m'a dit : « c'est aujourd'hui la fête de la merde! ». Ma femme avait raison. A sept heures du matin, il ne reste plus aucune trace de leurs déjections.

 

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