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mardi, 06 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (5)

V

Je peux l'imaginer, Sébastien, démobilisé, ne connaissant dans Paris que peu de gens vraiment, seul dans la chambre meublée qu’il louait pour un billet de cinq mille, en train de n’espérer qu’en une pauvre image toute neuve, qu’il décidait de conserver précieusement chaque journée proche de son cœur jusqu’à ce qu’il  trouvât celle qui lui ressemblait.

1945. La date exacte… L’échange ordonné par le Général se faisait par séries de lettres, et comme Sébastien passait dans les dernières, son tour dut être vers le mercredi 13 juin. Dans la France ruinée de l’époque, y’avait queue rue Croix-des-Petits-Champs, queue de gens ordinaires tous en file avec leur pognon à la main, de gens fatigués de tout, de la guerre, des queues, des aboiements politiciens de tous bords, à attendre, à s’entreregarder, à siffloter Fleur de Paris. Certains avaient même apporté des pliants. Au milieu d’eux, il se sentait très seul.

Le moment qui compte fut celui-ci. Lorsqu’il tendit ses coupures démonétisées au guichet de la Banque de France et qu’une caissière en échange lui offrit à nouveau sa gueule, une fois encore, sa propre gueule sur un billet à masque de Mercure, un Mercure cette fois-ci de profil sur un bifton de trois cent balles. Aurait-il donc un sosie, un sosie qui posait pour les graveurs de la Banque de France ?

Ce qui dut le frapper ce jour-là, Sébastien, tandis que plein de monde attendait derrière lui qu’il ait fini de compter ses billets, c’est que cette grâce juvénile qui n’avait pas abandonné les traits de Mercure commençait à laisser tomber les siens. Ce cou puissant, ce nez droit, cette ligne grecque, cette peau sans ride, ce regard sans amertume, ce crâne ailé, sa jeunesse : voilà que le trois cents francs de remplacement la lui balançait d’un coup en pleine gueule lui qui pour toute avenir se voyait foncer à présent vers les temps les plus noirs du monde. Il eut un moment d’hésitation, forcément, et puis, il retourna le billet.

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Alors là, c’est la première fois, et c’est pour de bon, que Sébastien tomba amoureux, niaisement, sans crier gare, comme dans les chansons de coin de rues. Là, pile, quand il découvrit le visage de la Cérès du trois cents francs Serveau, rue Croix-des-Petits-Champs, ce jour de juin 45, quand la France entière échangeait ses billets.

Pas un portrait à l’identique trafiqué, cette fois-ci. Pas comme sur le billet des années trente.

Non, pas une espèce de sosie, qu’un dessinateur économe aurait cloné à son image.

Mais un vrai visage, un visage autre, qui lui convenait. Un beau visage ovale et doux. Sur les petits rectangles blancs tout neufs qu’on lui distribue, son double. Pas son sosie. Son double. Son double féminin, authentifié exact par les signatures conjointes d’un caissier général et d’un secrétaire général. Sa promise. Comme s’il avait fallu toutes ces années pour qu’elle apparût enfin, non pas rafistolée à partir d’une des côtes de Mercure, mais libre, authentique, singulière, étrangère, mystérieuse, autre, pleinement. Cérès.

Quelle était cette inconnue ?

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Il se retourna, sur le point de demander à un concierge de la rue Croix-des-Petits-Champs le nom du modèle qui aurait posé sur ce billet. Peut-être se trouvait-elle là, parmi cette file immense de gens qui, malgré leur fatigue, portaient tous sans le dire la même impression étrange d’avoir survécu au pire, la même joie d’être rescapé. C’était d’abord cette joie et cette joie seule, la joie de la victoire et celle de la Libération.

Peut-être cette femme était-elle encore parmi eux. Fébrile, il observait chaque trait, chaque visage. Peut-être aussi n'avait-elle pas survécu. 

A suivre

lundi, 05 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (4)

IV

Le billet, ça m’est facile de le montrer à Polo, pourquoi n’ai-je pu à Rita ? Rita, c’est comme un jeu dont je n’ai pas la règle, une société dont je ne sais la langue. Le marché, le produit. Les salons internationaux. Les profits. C’est tout ça, Rita, si attirante de l’autre côté du fossé.

Je n’ai pas pu la première fois, je n’ai pas voulu la seconde, quand elle m’a entretenu de son Américain à la brasserie du Maine. Elle ne zyeutait plus mes manches douteuses, mais tout de go, dans le tintinnabulement joyeux de la fin du service, voilà qu’elle m’appelle son ami : « pas question de m’engager à votre place autrement qu’en promettant à mon contact de lui transmettre vos coordonnées dans le cas d’un accord pour une rencontre durant son escale avant Maastricht… Le plus beau  billet, pouffe Rita, il ne sait même pas duquel il s’agit, une épreuve ou un fauté, tout juste qu’il est français…  Mon ami, notre prix sera le sien… »

Il va de soi que l’Américain a de quoi payer au-delà de ce que des gens de ma trempe imaginent. Je me rembrunis imperceptiblement lorsque les lèvres de Rita susurrent de telles sommes. Je me rembrunis autant que ça paraît l’égayer. Elle a dû faire des études de commerce, elle  exerce un métier. Le petit marc nous monte à la tête. Sûr qu’elle pense me rendre service en m’offrant l’opportunité de m’en débarrasser à de tels prix. Mais tout cela est trop irréel. Et je ne suis pas sûr qu’elle ait bien tout pigé de mon cas personnel.

 Tu ferais mieux, me dit Polo d’en tirer le meilleur parti. Rita a le regard brûlant, les doigts fins, la peau qu’on sent tiède, et les courbes nourries capiteuses, comme tu les aimes. Le plus chouette billet, c’est elle, mon salaud. Hilare sous son galurin.

1881 Nature morte aux Huitres caillebotte.jpg

Rien n’est plus mélancolique que des reliefs de fruits de mer sur un plateau cabossé. La nacre effritée des huitres, la glace en train de fondre, les veines blanches, grises et noires du marbre de la table. Autour de cette nature morte, la brasserie se vidait sérieux et les garçons en veste blanche, comme de grandes cigognes, semblaient pressés de rentrer au nid.  Qu’avais-je eu besoin d’évoquer ce billet, au bout du compte ?

Lorsque les tables furent vides autour de nous, je lui chuchotai à l’oreille : 

« La naissance du trois cents francs Clément Serveau  n’est-elle pas à elle seule un roman ? Dessiné l’année d’Hitler en 33, émis celle de Munich en 38, et puis placé en réserve durant toute une guerre mondiale, comme le bon pinard en fût. La Banque de France n’autorisa sa circulation que la paix revenue, lors de l’échange de billets voulu par de Gaulle.»

Lorsque je rajoutai ; un spécimen neuf et surchargé, Rita cessa de faire la moue. Elle aurait voulu l’expertiser. Je dus lui avouer que je ne l’avais pas sur moi.

-         Il faut monter chez vous pour toucher le billet, c’est ça ?

Je me suis à nouveau dégonflé, j’ai dit : je vous le porterai lundi à l’agence.

Je suis rentré seul. «Ce billet, faudra que tu le lâches un jour, m’engueula Polo. Il pèse trop sur tes épaules. C’est trop de lierre qui t’assombrit... ». 

A suivre

dimanche, 04 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (3)

III

Polo, il a respiré un grand coup avant de s’endormir et voilà que maintenant,  ses ronflements montent plein le galetas. Autour de nous je devine les zigues par milliers, en train de récupérer leurs défroques de la veille, descendre leur bol de café ou se brosser les chailles : toujours les mêmes hardes d’employés ; leur ville, j’imagine pas d’y installer campement, c’est chômeur que j’y suis depuis que j’ai quitté les études et la trentaine arrivée, ça me paraît tenir du destin.

Alors, je songe à lui, place Clichy, je songe au Sébastien. Il sort tout juste du métro, l’air encore niais des provinciaux frais débarqués. C’est le printemps, forcément. Cette scène-là, elle n’est possible qu’au printemps, dans le bleuté tièdard qui refile l’illusion aux vieux matous d’un possible recommencement à leurs turpitudes.

Mais lui a tout juste vingt ans et se dit qu’à Pigalle, ça pourrait forcément qu’aller mieux. Le Topol, Saint-Lago, Ménilmuche, la Courtille, comme dans les chansons de Fréhel, c’est plein d’occases dont il rêve, à pas cracher dessus, la coco, les cinoches américains, les Alfa Roméo milanaises, les milliardaires russes et les gerces aux yeux qui brillent sous le faux des projos, le tout comme dans un roman de Carco : c’est la toute fin des années folles et, même si  partout autour, comme on dit dans le Temps, le feu couve,  il les tient ses vingt ans, le Sébastien.

- Montre voir, aurait dit Polo à cet instant, si la bourrique ne ronflait pas à briser la verrière. Comme d’habitude, je le lui aurais tendu pour sûr.

Il m’aurait alors expliqué d’un ton doux, comme s’il causait à Sébastien lui-même : « Tu vois, là, la gonzesse, avec son petit châle mauve sur les épaules, en train faire le rade devant le parc de Versailles ? T’en as jamais tenu entre tes bras, hein, des gonzesses comme ça ? Ni vraiment froissé des liasses dans tes poches, des billets flambant neufs comme çui-ci, pas vrai ? »

J’opinerais à la place de Sébastien qui n’est plus là pour le faire. Mais en avril 1935, quelle tronche dut-il tirer quand il a découvert ce billet entre ses pognes, devant le visage de cette Cérès taillé à la serpe. Saisi, le Sébastien, forcément, et plus encore lorsqu’en le retournant, il est tombé sur Mercure, le Mercure de trois quarts et en tunique bleue. Un petit crème sur la place, sûr qu’il se prit ça, ce matin d’avril-là, pour l’observer tranquille, son fafiot. De tout près. 

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Bon c’était bien ça le chic du genre de l’époque, remarque, commenterait Polo l’ironique. Transformer les nanas en mecs et les mecs en nanas : le tout sur un patron de lithos grecques, trafiquées à la Cocteau dans un parfum de Chanel. Le résultat : cet androgyne à tête de cinquante francs. Comment t’appelles ça, toi le savant ? A l’identique. Ouais, ricanerait-il.

Reproduction à l’identique de façon à ce que le motif du verso  coïncide avec celui du recto : même motif, quand on regarde le papier par transparence : A l’identique, gonzes et gonzesses bouillant dans la même marmite, tous pareils et bien baisés au défilé des Temps Modernes. La parité dans le même jus de cuisson. Mais Polo ronfle encore et j’observe seul mon billet dans le rayon qui choit, tout oblique, du vasistas. 

 

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De toute façon, c’est pas la ressemblance entre la Cérès et le Mercure qui nous soucie, mais bien celle entre le Sébastien et le Mercure, et donc avec Cérès, par ricochets, ça qui a dû l’arrêter. Sa propre gueule sur un billet du pays, et en double exemplaire, ça peut que clouer, non ?

La seule photo que je possède de Sébastien, c’est pendant la guerre, autour de 42/43. En pantalon gris, chemise blanche, avec sept ou huit autres, il sourit pas plus que sur le billet. C’est vrai que ça impressionne, a toujours convenu Polo. Mercure tout craché, ton grand-père, ça impressionne.

Fais voir l’autre billet.

Je lui tendrais le plus beau billet du monde. S’il ne ronflait pas comme un damné sous cette verrière, il commencerait à chercher dedans on ne sait quelle vérité.

Moi, je fermerais les yeux un moment, le cœur qui cognerait, juste pour bien me ressaisir. 

A suivre

samedi, 03 décembre 2011

Le plus beau billet du monde (2)

II

Tout ça a débuté par ce fax que reçut la petite Rita un matin encore tiède de septembre. R.W., lui disait-on, un type de la Silicon Valley depuis peu plein aux as, collectionnait entre autres raretés (art primitif, manuscrits d’auteurs, instruments de musique médiévaux, bijoux antiques, esquisses de maîtres) des billets de banque européens. Pas des nouveaux, des anciens. De chaque nation.

R.W ? Rita avait haussé la pointe d’un sourcil : Son immense fortune ne couchait-elle pas à ses pieds tous les financiers, tous les politiciens, toutes les femmes, tous les artistes et tous les érudits ?

L’auteur du fax prétendait que le multimilliardaire aurait par hasard entendu raconter dans un congrès de numismates qu’elle connaitrait un homme qui se serait vanté de posséder, oui, le plus beau billet du monde : cela faisait beaucoup de conditionnels, et Rita avait balancé le bout de papier à la corbeille. Par qui aurait-il entendu dire cela ? Et de quel homme pouvait-il être question ? Et puis elle s’était baissée pour le ramasser, ce bout de papier en boule, se souvenant, me dira-t-elle plus tard, du sentiment de plénitude qui avait traversé mon visage la première fois qu’on s’était rencontré brasserie du Maine, se souvenant de moi, rien de moins et de notre conversation ce midi-là, exalté j’étais, pour sûr, et même un peu cuit : « Un billet si beau,  qu’il constitue à lui seul toute une collection, je lui avais dit au téléphone : Toute une collection ! »

En réalité, j’avais surtout besoin de liquidités actuelles, comme ils disent tous en ce milieu, de coupures fraîches. Je lui avais touché trois mots de mon spécimen, un authentique. Rare, plus que, surtout dans l’état que je lui décrivais. Suffisamment pour éveiller en elle plus que de l’attention, de l’intérêt. Plus même : de la convoitise. 

Son regard avait traîné sur le col ouvert et les manches froissées de ma chemise : un mec qui possède le plus beau billet du monde serait-il fringué comme ça ? Mais au bout de deux ou trois colles, j’avais marqué des points, très vite : elle avait bien vu que j’en savais long sur l’histoire de cette coupure. Peut-être même bien plus long qu’elle. La passion du papier passé, ça trompe personne, dans ce milieu peuplé d’extravagants. A la fin, j’avais gagné sa confiance.

Mais quand elle me demanda de le toucher, « vous ne croyez tout de même pas que je me promène avec lui dans mon porte feuille». 

Alors elle m’avait tendu sa carte : « Le plus beau billet du monde, vous savez, on m’a déjà souvent fait le coup. Le jour où vous serez vraiment décidé à le vendre, apportez le à la boutique ».

J’étais resté un moment silencieux, le regard un peu embué. Le hic, c’était ça. Une coupure unique à laquelle on tient comme à la prunelle de ses yeux, on croit facile de s’en débarrasser et puis au moment de passer à l’acte...

-  C’est un original, avais-je fait, comme pour m’excuser.

-  On verra bien.

        Elle s’était levée tout net. En échange de sa carte, j’avais griffonné mon numéro sur un ticket de métro.

      Et voilà qu'elle se souvenait très bien à présent de mon visage, dans sa boutique de la rue Saint-Jacques, et puis aussi de cette conversation qu’elle avait tenue plus tard avec ce collectionneur à Maastricht, « j’ai rencontré un type à Paris qui dit en posséder un, oui, mais je le crois un peu fou ». Et l’autre : «mais s’il ne ment pas, c’est vraiment le plus beau billet du monde… ». A présent, Rita remontait doucement le fil, de la brasserie au salon, du salon à ce fax et de ce fax à moi. Elle ouvrit un tiroir et commença à farfouiller dans les boites de cigarillos entassées dedans dont elle se servait de vide-poches, flairant le parfum familier du bon coup.

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A suivre

vendredi, 02 décembre 2011

Le plus beau billet du monde

I.

Cette merde, le fric, hein, vraie merde, tout ça ! Un monde qui n’espère plus qu’en ça, qu’a rien que ça ! Ça, putain ! Lorsqu’il a dit ça qu’il rumine sans cesse, toutes ses frusques volent et s’éparpillent comme d’habitude sur le plancher inégal de la pièce. Arrête Polo, tu viens de prononcer quatre fois le mot merde pour rien. Trois, corrige-t-il. Trois ! Et je sais pas combien de fois le mot putain. Il bondit sur le sommier mitoyen et j’entends le bruit des ressorts que ça fait toujours quand il dégringole, s’affaissant de tout son poids dessus, en lançant vers le haut ses bras, ses mains, ses jambes, ses pieds et en faisant le dos rond.

J’étais allongé depuis l’aube sur l’autre pucier tout pourri sous la verrière et je réfléchissais. Le jour est en train d’apparaître. A quoi bon, qu’il me fait ? Aujourd’hui comme toujours, Polo, il me regarde, sa bille ronde, les yeux plissés et son galurin encore rabattu sur la tête. Va-t-il le quitter pour roupiller ou l’oublier, encore l’oublier et le garder jusqu’à son réveil sur la tête, cette fois ci ?  Tu sais pas ?  Il me dit : Quoi donc ?

Je sors à nouveau les coupures de la poche de mon manteau. Je les lui tends. On campe bien plus qu’on n'habite ici, faut être honnête, dans les soutes de l’édifice dont ça cause tous les jours dans les journaux, leur saleté d’Europe. Il a toujours été bon Polo, c’est pour ça qu’il est resté pauvre. Y’en a qui sont pauvres parce qu’ils sont restés franc cons, d’autres parce qu’ils sont restés franc bons. Polo, c’est la deuxième catégorie. Allons, qu’il me dit, raconte 

Le premier de mes deux billets, cérémonieux comme un prêtre, je le lève alors dans la pâleur laiteuse d’une lumière aurorale tombée des vitres sales. Mon billet de cinquante francs ! Moucheté, usé, plissé. Un vrai chiffon, mais tant pis. Cérémonieux comme un officier de l’Etat-Civil je pointe du doigt l’effigie de cette femme mille et mille fois contemplée. Il connaît son portrait par cœur, Polo, qui me réciterait d’un ton mécanique, comme s’il servait la messe : Non, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, comme on l’a dit souvent, comme on le dit encore, ce n’est pas Cérès, la déesse de la moisson fertile. Celle que voilà n’est pas Cérès, non : elle est la France ! La France elle-même, en cette année 1935, celle enjouée de Mistinguett et de Chevallier, du feu dans les pattes et du soleil dans la voix, celle qui, cinq ans plus tard, rentrerait tout droit dans le mur, mais qui à cet instant se pare de feuilles et d’épis aux couleurs de l’automne, afin de ruser le monde qui la cerne en se donnant l’allure d’une Ancienne. Il pendouille bien un peu, son bonnet phrygien, c’est vrai, tout recouvert qu’il est de ces feuilles et de ces épis. C’est l’hellénique France, mon vieux, celle qui se réclame de ses humanités et rumine encore entre ses dents la passion du politique, celle de la race enracinée au sol, tenant son agriculture et sa Banque entre ses bras puissants comme la Grèce son Parthénon, Rome son Colysée, Marie son enfant !

 Je le regarde. En aura-t-il cette fois-ci marre de mon histoire ? Il a, ce matin, le regard éteint des jours qui vont pas bien. Il dit rien, cette fois-ci, rien... Une autre  journée commence. 

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A suivre

11:42 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : nouvelle, littérature, cérès, europe, billets français, anciens francs | | |

jeudi, 01 décembre 2011

Le Progrès, rue Bellecordière

En ce temps-là, le Progrès de Lyon n'était pas encore délocalisé dans sa lointaine banlieue de Chassieu. Rue de la République, il occupait encore un siège imposant en plein centre ville : l'entrée officielle se faisait par un hall gigantesque, tapissé de petites annonces; une seconde réservée aux artistes, c'est-à-dire aux journalistes, donnait sur la rue Bellecordière. Le Grand Hall de la rue de la République avait été auparavant celui d’un théâtre, le théâtre Bellecour : en matière de bâtiments, tout se recycle, et les villes sont telles des feuilletés d'époques mettant en scène la valse des générations. Ceci explique cela.

1903.jpgDès qu’elle s'échappait des rotatives l’édition du jour était donc placardée derrière les vitrines du grand hall, par un garde en blouse grise qui seul en possédait la clé. Les lecteurs qui défilaient là variaient au fil de la journée. Les chômeurs de l’aube se pointaient munis de petits carnets et de bouts de crayons, les badauds du soir cherchaient l’heure des séances du Majestic ou du Cinéjournal, les salles de cinéma d’à côté. Dans la journée, on trouvait de tout devant les colonnes encrées : passionnés d’exploits sportifs, lécheurs de carnet mondain, amateur du feuilleton quotidien ou collectionneurs de faits divers. N’oublions pas les concours : le journal proposait alors un jeu, « avez-vous le coup d’œil », qui monopolisait la sagacité de toutes et de tous quand il fallait déterminer au jugé d’une seule photo si le camion du laitier passait bien sous le pont du chemin de fer, ou encore combien de bouteilles de rouge contenait l’arrière boutique du bistrotier. 

Le sol de ce Grand Hall était couvert de mégots ; principalement de mégots de brunes, alors réservées à la gent masculine qui fumait des Gauloises et des Gitanes, les dames n’ayant pas encore la liberté ni l’esprit à tirer en public sur des Gaulois et des Gitans. Vers les vingt trois heures, le garde en blouse grise écussonnée, foutait tout ce joyeux public dehors afin de passer en maugréant un coup de balai sur la journée, avant de tirer une grosse grille coulissante en ferraille criarde et de la cadenasser sur le dernier clochard aviné. 

 

LE_PRO~1.JPGTout au fond se trouvait un escalier cérémonial  qui menait à la banque du concierge où l'on portait les avis de décès et les faire parts de naissance qu’on désirait publier. Une grosse horloge rompait seule le silence de l'endroit. En contrebas, un bar et des salons somptueux. Les vedettes (le mot star était encore anglais) de passage  y signaient parfois des autographes. Les hommes politiques y livraient quelques discours fumeux. L’accès aux étages des visiteurs occasionnels se faisait aussi de ce côté-ci. Celui au grand balcon d'honneur, soutenu par les deux caryatides qui existent encore également.

 

De l'autre côté, c'était la rue Bellecordière, le côté sombre et intime du journal, le passage par chez Louise Labé. L’entrée de la rédaction côtoyait celle des des Messageries Lyonnaises. Autour de la cahute en verre du garde régnait une animation constante. Si vous étiez un habitué des lieux, un escalier plus étroit que l’autre vous menait directement aux bureaux de la rédaction. Plus haut encore, par des escaliers de bois sombres et jamais cirés, on grimpait jusque au repaire des photographes. Le mot, l’image : ah, c’est là que battait le cœur exact de la cité !  le coeur... ça, plutôt, qu'on aurait dû appeler le poumon... Car tous ces gens ne travaillaient, au fond, qu'au rythme de la rotative qui, comme la reine abeille, dictait à tous sa loi et ses horaires pour répandre aux quatre coins du département le vent frais de ses nouvelles. Restaient encore quelques crieurs, même s'ils faisaient déjà figure de dinosaures.

Ce lieu fascinant possédait bien sûr ses maintes succursales : le café de la Brioche, son comptoir et sa salle du rez-de-chaussée, ses salons du premier, rue de la Barre, pour les rendez-vous « politiques ». La rue des Marronniers, bien moins touristique, celle-là, qu'elle ne l'est à présent, c’était la rue du casse-croute du midi. Et surtout, à partir de minuit, chez Toussaint Vacca, au café Le Monde ouvert jusqu'à l'aube, un lieu à l'urbanité pittoresque dans lequel ce qu’on appelait encore le Milieu lyonnais se retrouvait à heures fixes : des putes, des truands, des flics et des journalistes, auxquels se joignaient parfois quelques noctambules égarés ou, plus rarement, un homme en blanc de l’Hôtel-Dieu, juste en face. Dans ce mini-minuit enfumé, des juke-boxes empiaffés gueulaient La vie en rose jusqu’à plus soif, jusqu'au petit matin. Quelques maîtres régnaient sur ce Progrès d’alors : Bernard Frangin, Pierre Mérindol, Jean Jacques Lerrant, Paul Gravillon, Michel Eymoz… Signe des temps, un centre de distribution d’objets culturels indéterminés, dont je ne nommerai pas l’enseigne, occupe à présent ces lieux. Et de ce centre, nous ne trouvons rien à dire… Ah si : l'air y est climatisé, et la clientèle surveillée...

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Entrée des Artistes, rue Bellecordière (mai 68)