dimanche, 17 mai 2009
De l'art de citer
Dans son traité des études monastiques, Dom Mabillon invite tout lecteur assidu à tenir des recueils de citations, pour y écrire « les choses remarquables qui se présentent dans la lecture afin de ne pas les perdre tout à fait, et de ne pas les abandonner à l’aventure d’une mémoire infidèle ou chancelante.» Je ne sais si beaucoup de gens - même parmi les étudiants (…), même parmi les intellectuels ( ???), même parmi les écrivains (!!!)- ont encore le bon heur de suivre cet avis. Il me semble que non, en constatant autour de moi la façon dont beaucoup de contemporains laissent leur mémoire se fragmenter dans les perceptions instantanées d’un monde, fait en seul part d’images et de sons, sans devenir. Montaigne, qui en fit grand usage, voit dans la citation un compagnonnage assumé, pour ne pas dire revendiqué, avec les Auteurs du passé : « Je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. » (Des Livres - II,9). Il semble bien que Richard Millet ait raison, hélas, qui dans son Désenchantement de la Littérature, a remarqué (p 16) « qu’il n’y a plus dans le monde d’écrivain dont on puisse dire qu’il est une figure », les écrivains « n’étant plus qu’une image, photographique, toujours la même , interchangeable, inévitablement posée, donc putassière… ». Difficile, en effet, de citer une image…
Citer est pourtant une activité d’esprit aussi remarquable que délicieuse. Une habitude perdue ? Si nous ne lisons plus que des images et puisque nous n'avons plus le moyen ni la capacité de nous éprendre de figures, c’est bien possible. Il est convenu de penser aujourd’hui que les auteurs d’avant l’automobile, que dis-je l’automobile, d’avant la télé, que dis-je la télé, d’avant l’Internet, n’ont plus grand-chose à nous apprendre, ayant vécu dans un monde décidément aussi différent du nôtre qu’un corps de fermes rustique l’est d’une cité de banlieue avec barres et supermarché. La plus grande partie de la population, dans l’ignorance où l’a dressée l’école, et le droit proclamé à l’imbécilité qu’autorise les courriers des lecteurs comme les émissions de Delarue ou les micros-trottoirs des JT, a d’ailleurs tourné le dos à la belle langue qui lui aurait permis de comprendre, d’aimer, de citer ces auteurs. A la façon de l’ami Clitandre de Molière, elle voit dans l’habitude de la citation un usage mondain plus pédant que plaisant (Femmes Savantes, I. 4) :
« De son étude enfin, je veux qu’elle se cache
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos. »
Tout ceci est bien dommage. Mais qu’y faire. Certaines citations relèvent du bien commun, d’autres du trésor personnel, et nous devrions à toutes rendre droit de cité, dans nos discours comme dans nos moeurs. Il y aurait donc encore beaucoup à dire de l’usage des citations. Pratique de moine, privilège d'érudit, divertissement de mondain ? Je laisse à d’autres plus compétents que moi le soin d'en décider. Impossible, pourtant, de prendre congé sans au moins une citation : « La vie se passe à regarder d’une main mourir lentement tous ses amis d’un cancer généralisé et à attraper de l’autre un autobus en marche ». Voilà qui est dit. (Alexandre Vialatte, Chronique de la Montagne n° 670, du 15 mars 1966)
13:16 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : littérature, citations, auteurs, richard millet, alexandre vialatte, dom mabillon |
mercredi, 19 novembre 2008
Il y a vie monastique et vie monastique
En 1683, l'abbé Armand-Jean de Rancé, de l'abbaye cistercienne de la Trappe, dans l'Orne, publie un recueil de conférences spirituelles intitulé De la sainteté et des devoirs de la vie monastique. Rancé est un converti. Sa conception de la vie monastique est radicale : recherche d'un absolu détachement du monde, vie pénitente, quêtes de l'extase. La notoriété du personnage, l'attraction qu'il exerce à la fois dans les ordres et dans le siècle, donnent à sa parole un grand retentissement. Rancé y prône pour les moines un retranchement des études : la qualité du personnage exige une réponse à sa hauteur; c'est dom Mabillon qui s'en chargera avec le Traité des Etudes monastiques, publié dix ans plus tard et récapitulant dix ans de polémique entre le plus exalté, le plus intolérant, et le plus modéré des hommes (c'est Sainte-Marthe qui le dit)
Polémiquer pendant dix ans à coups de missives et de dissertations sur la nécessité ou non de laisser aux solitaires le soin d'entreprendre des études et de lire toutes sortes de livres - sacrés et profanes - voilà une des choses qui fit la dimension rhétorique du Grand Siècle finissant. Car le débat fut rude et foisonnant Voici quelques lignes de l'introduction de Mabillon où, sans le nommer, il attaque Rancé tout en présentant le plan de son ouvrage :
« S'il est difficile, pour ne pas dire impossible, que toutes les communautés monastiques soient dans ce haut degré de perfection que l'on admire avec raison dans cette sainte abbaye (1), ou supposé même qu'elles y fussent, si l'on ne peut que très rarement trouver, sans le secours des études, des supérieurs qui aient la capacité et toutes les lumières nécessaires pour les gouverner et les soutenir dans cette perfection sublime, peut-être trouvera-t-on qu'en ce cas, qui est assurément le plus ordinaire, les études sont nécessaires, tant pour pouvoir fournir aux communautés des supérieurs capables que pour donner aux solitaires assez de connaissance pour y suppléer en quelque façon lorsque ce secours leur viendra à manquer; qu'autrement les communautés tomberaient infailliblement dans l'abattement, dans le relâchement et même dans l'erreur, faute de capacité dans les inférieurs, et dans les supérieurs mêmes. Je ne croirai donc pas manquer au respect que l'on doit à ce serviteur de Dieu si j'examine tout ceci dans ce traité que je diviserai en trois parties : Dans la première, je ferai voir que les études, bien loin d'être absolument contraires à l'état monastique, sont en quelque façon nécessaire pour la conservation des communautés religieuses. Dans la seconde, j'examinerai quelles sortes d'étude peuvent convenir aux solitaires, et de quelle méthode ils se peuvent servir pour s'en rendre capables. (2) Enfin dans la troisième quelles sont les fins qu'ils se doivent employer pour se les rendre utiles et avantageuses. Peut-être que ce dessein ne sera pas tout à fait inutile au public. Mais en tous cas j'espère que tel qu'il est, il sera de quelque utilité pour mes confrères, en faveur desquels il a été principalement entrepris et composé. »
Voilà. N'est ce pas que c'est plus intéressant que les articles du Monde ? Ou bien que le récit journalistique des cent premiers jours de la présidence de Roosevelt en 1933, en passe de devenir le succès éditorial de cet automne américain ?
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(1) Il parle bien sûr de La Trappe
(2) La partie sans doute la plus intéressante. Mabillon y préconise des méthodes de travail pour les moines plus ou moins ignorants désirant entreprendre de se cultiver (rythme de lecture, constitutions de recueils de citations, récitation et recopiage...)
20:09 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : la trappe, rancé, dom mabillon, vie monastique |
mardi, 16 septembre 2008
Dom Mabillon et l'argot
C'est devenu une banalité, hélas, que de constater l'effacement de la langue française devant l'influence de l'anglo-américain dans le monde. C'en est presque une autre, hélas, hélas, que de dire la précarité de sa survie dans les sociétés francophones, hélas, hélas, hélas, au sein même de la production éditoriale - on n'ose dire littéraire - française. L'antidote à ce mal serait simple : lire. Car depuis Du Bellay et son manifeste, nous savons que toute littérature digne de ce beau nom-là n'est au fond que l'héroïque combat d'une langue et d'une culture destinées à périr pour survivre à cette pauvre destinée. Lire : Nous autres Français, nous avons cette chance-là de disposer d'une littérature dont plusieurs siècles font la richesse; parmi toutes nos infortunes, ne la gâchons pas. Lire, mais que lire ? Voilà ce que beaucoup disent, dressés depuis Pivot le mauvais saint-Bernard à tendre l'oreille et à soumettre leurs goûts à des conseillers littéraires entrevus à la télé, un peu comme on fait confiance à un conseiller fiscal ou comme, jadis, les pauvres gens honoraient le médecin. Ah, le règne des spécialistes n'aura-t-il pas assez duré ?
Il est vrai que les piles d'ouvrages proposés par les centres de distribution d'objets culturels indéterminés (Fnac, Virgin et autres espaces insignifiants) ont de quoi décourager les plus nobles ardeurs. Un GPS cvulturel y changera-t-il quelque chose ? Lire ? Mais quoi... devant ces amas informes de papier où tout s'aligne et se ressemble, la question devient vite : Lire, mais pourquoi ? Dans ces mauvais endroits se jouent les aventures post-mortem de la langue française, confiée à des marchands et mise en pages par des vaniteux. Je ne jette qu'un oeil sur la couverture : bien souvent y figure le nom du marchand et la photo du vaniteux. Puis je passe mon chemin.
Dans quelque vieil ouvrage du dix-septième, tenez, celui-ci par exemple : Traité des études monastiques (1691), je trouve au chapitre 14 ce conseil de Dom Mabillon, qui souligne la nécessité pour les clercs de tenir des recueils (des collections) de citations "pour y écrire les choses remarquables qui se présentent dans la lecture afin de ne les perdre pas tout à fait, et de ne pas les abandonner à l'aventure d'une mémoire infidèle ou chancelante." Alors, au point du jour, alors que les premiers bus à perches strient l'obscurité jamais parfaite dans la ville et rompent le silence relatif de derrière mes fenêtres, je cède à ce conseil âgé de plusieurs siècles et je note dans un carnet cette citation : "Le pays des lettres est un pays de liberté où tout le monde présume avoir droit de bourgeoisie". Puis, tout de go, cette autre expression, rencontrée dans un dictionnaire d'argot de Galtier-Boissière et Pierre Devaux, pour désigner le crane d'un chauve : "une perruque en peau de fesse".
"Un pays de liberté où tout le monde présume avoir droit de bourgeoisie... Une perruque en peau de fesse." Allez savoir pourquoi, ce matin, il me semble avoir retrouver, dans l'argot de Dom Mabillon, la syntaxe de Galtier-Boissière (ou le contraire, qu'importe !), un peu de cette langue autant rigoureuse qu'imagée que j'aime. Me voilà paré pour claquer doucement la porte au nez de mes chats, et affronter les vilains titres des quotidiens.
15:03 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : dom mabillon, galtier-boissière, langue française, argot, littérature, société |