lundi, 03 mai 2010
Après Vialatte
« Le réel n’est qu’une habitude » écrivit Alexandre Vialatte, dans une chronique qui parut le 29 décembre 1964. Il y a dans cette phrase, à quelque niveau qu’on se la remémore, quelque chose d’étrangement juste, d’étrangement grave. peut-être même d'étrangement angoissant : tout dépendant de l'amplitude que l'on donne à ce mot étonnant : Le Réel... Pour mesurer l’étrangeté de cette justesse et de cette gravité, il suffit de poser le corollaire de la formule : ce qui est irréel est ce à quoi je ne me suis pas encore habitué. La phrase ainsi posée, se comprend mieux l'angoisse qu'elle soulève implicitement : quelle forme extrême d'Irréel serai-je (serons-nous) capable, par la force de l'habitude, d'admettre, d'engendrer ?
Nous habituer, c’est en effet par là que le monde nous tient. Et Vialatte passa son temps à pointer du doigt cette évidence de la modernité. Je ne découvris que bien après sa mort (1) ses chroniques de la Montagne que Julliard s'était mis à publier. Mais cette tragique adaptation de chacun d’entre nous à un quotidien irréfutable, j'avais eu tout loisir de la constater depuis longtemps. Alors que partout, on commençait à parler de personnes et d’individus, lui, avec un souci d’anthropologue à l’ironie classique, il parlait encore de l’homme, pour analyser la veule soumission de ses contemporains à ce concept nouvellement mis sur le marché et qu’il combattit sans relâche : celui du changement. Non qu'il fût, je crois, ennemi du changement. Mais contempteur désabusé de ce changement devenu fil conducteur de la routine de chacun : ainsi, avec quelle passion un troupeau de gens épouvantablement conformistes et conventionnels se sont emparés de cette perche que leur ont tendu leurs gouvernants sucessifs pour donner à leurs habitudes on ne sait quel air de modernité peu ou prou révolutionnaire, je ne sais, pour le comprendre, meilleur lieu que l’œuvre de Vialatte :
« Les Anglais viennent enfin de créer le pain de couleur. Le pain blanc devenait monotone. Ils font maintenant du pain jaune, du pain vert, du pain rose, du pain abricot. C’est passionnant. Et ils vont faire aussi du pain qui aura le goût d’autre chose ; de ce qu’on voudra : d’oignon, de fraise, de fromage, de banane. Il ne restera plus qu’à faire du fromage qui ait le gout de pain ; au lieu de manger son fromage sur son pain, on mangera son pain sur son fromage. C’est une révolution complète. Mais l’habitude sera vite prise. Au lieu de manger le pain avec le fromage, on aura qu’à manger le fromage avec le pain. Tel est le progrès. Il paraît même que certains audacieux se proposent de faire un pain spécial qui aura le goût de pain. » (2)
Objet médiateur par excellence de cette passion pour le changement confortable, l’automobile, évidemment, avec laquelle le français moyen se mettait à changer de lieux. 1965, 1966, 1967, 1968 justement : les Français sont réveillés régulièrement par un slogan farfelu dont Vialatte mesura sans doute immédiatement à quel point il résumait à lui seul le caractère totalitaire de l’époque : Il consacre donc une chronique entière au slogan d’Esso pour conclure ingénument, après de multiples tergiversations que, « de quelque façon qu’on retourne le problème, il est mauvais de mettre un tigre dans son moteur ». Mieux vaut, affirme-t-il, le laisser dans sa jungle. Mais, poursuit Vialatte, si l’on tient absolument à héberger quelqu’un dans son moteur, le bon sens commande d’y placer « le président-directeur général d’une excellente compagnie de pétroles (3)
Un an pile avant sa propre disparition, voici ce que Vialatte écrivait, toujours à propos du tigre, ou de l’une de ses variantes, le fameux jeunisme qui, depuis, a fait bien des dégats :
« Pourquoi tant flagorner l’enfance ? En dernier lieu parce que son esprit de rébellion pourrait donner un point de départ à des réformes nécessaires. En premier lieu parce que c’est un marché, une clientèle qui surabonde (les naissances payées furent payantes) En second lieu (ou même en premier bis), parce que dénuée de toute expérience, par conséquent d’esprit critique, et gonflée à craquer d’énergies sans issue dans une patrie sans idéal, elle fournit facilement une troupe intoxiquée »(4)
Et c’est ainsi, comment conclure autrement, qu’Allah est grand.
(1) Le 3 mai 1971 – Oui, je sais, ce blog prend de plus en plus les allures d’un bulletin nécrologique.
(2) Chronique 343 du 18 août 1959
(3) Chronique 766, du 7 avril 1968
(4) Chronique 854 du 3 mai 1970
00:22 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : alexandre vialatte, littérature, esso, publicité |
Commentaires
Ah merci! Vous avez raison de mettre un Vialatte dans votre moteur, cher Solko! Il est vrai que Vialatte n'a pas besoin qu'on lui mette un moteur! Car pour qui l'a lu, je vous l'accorde, Vialatte est aussi irréfutable que le gypaète barbu! Et encore plus drôle.
Écrit par : tanguy | lundi, 03 mai 2010
Oui Allah est grand.
Merci beaucoup Solko
Écrit par : voyageuse | lundi, 03 mai 2010
Intoxiqués nous sommes! (Inévitablement, notre part d'habitude à nous).
J'aime beaucoup la manière d'Alexandre Vialatte pour retourner l'imposture comme un gant. Drôle. Mais alors oui entre enracinement et émancipation on a eu affaire très (trop) longtemps aux docteurs maboul et aux gouroux de l'émancipation aveugle. Ils ont occulté une part du réel.
Écrit par : Marie-Hélène | mardi, 04 mai 2010
Les commentaires sont fermés.