Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 04 mai 2010

Pour exaspérer les imbéciles

Pour exaspérer les imbéciles est un texte que Léon Bloy dédia à son ami André Roullet. Cinq jours auparavant, le 4 mai 1897, l’incendie qui avait ravagé le Bazar de la Charité en un quart d’heure à peine avait causé la mort de plus de 120 personnes, essentiellement des femmes de l’aristocratie européenne (dont la sœur de l’impératrice d’Autriche et la duchesse d’Alençon), venues assister à la vente annuelle qui se tenait dans un hangar en bois de 80 mètres de long sur 13 mètres de large, où avait été reconstituée une rue du Moyen-âge. Pour faire contrepoids aux discours de la presse, de quelque bord qu’elle fût, Bloy déploya tout son talent de pamphlétaire dans ce texte qu’il intégra à son Journal à la date du 9 mai 1897 et qui fut, pour le pire comme pour le meilleur, tant commenté, que je me contenterai ici de le transcrire, tel qu’en lui-même:

L'incendie du Bazar de la Charité. Paris VIIIème arr., 15-17, rue Jean-Goujon, 4 mai 1897.

charite.jpg

9. -- A mon ami André R. :

*Pour exaspérer les Imbéciles*

Vous me demandez « quelques mots » sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.

J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse, d'un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie.

Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice.

Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! !

Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !

Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça !

Ah ! mon ami, quelle brochure à écrire ! L'incendiaire du Bazar de Charité.

Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n'y avait aucun danger.

Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est-à-dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.

Alors, immédiatement, le Feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE.

Te autem faciente eleemosynam, nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua : Ut sit eleemosyna tua IN ABSCONDITO (Matth., VI, 3 et 4). (1)

-Vous vous êtes joliment fichue de cette Parole, n'est-ce pas ? belle Madame, et vous avez voulu exactement le contraire. Eh ! bien, voilà. Il y avait justement un pauvre qui avait très-faim, à qui nul ne donnait et qui était le plus affamé des pauvres. Ce pauvre c'était le Feu. Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ en a eu pitié, il lui a envoyé sa bénédiction par le domestique de son Vicaire et, alors vous lui avez fait l'aumône somptueuse et tout à fait manifeste de vos savoureuses entrailles. Pour ce qui est de votre « droite » et de votre «gauche », soyez tranquille. La Parole s'accomplira au point que même vos larbins superbes et damasquinés ne parviendront pas à les distinguer l'une de l'autre et qu'il faudra attendre pour cela jusqu'à la Résurrection des Morts.

_Cum facis eleemosynam, noli tuba canere ante te, sicut hypocritæ faciunt in synagogis, et in vicis, ut honorificentur ab hominibus. Amen dico vobis, receperunt mercedem suam_ (Matth., VI, 2). (2)

-- Elle n'est pas non plus pour toi cette Parole, n'est-ce pas, marquise ? Tout le monde sait que l'Evangile fut écrit pour la canaille, et tu aurais joliment reçu Celui qui aurait osé te conseiller de vendre _in abscondito_ tes « trompettes » et tes falbalas pour le soulagement des malheureux ! Mais, tout de même, tu recevras « ta récompense » et, demain matin, ô vicomtesse, on vous ramassera à la pelle, avec vos bijoux et votre or fondus, dans les immondices. Ce qu'il y a d'affolant, de détraquant, de désespérant, ce n'est pas la catastrophe elle-même, qui est en réalité peu de chose auprès de la catastrophe arménienne, par exemple, dont nul, parmi ce beau monde, ne songeait à s'affliger. Non, c'est le spectacle véritablement monstrueux de l'hypocrisie universelle. C'est de voir tout ce qui tient une plume mentir effrontément aux autres et à soi-même. Enfin, et surtout, c'est le mépris immense et tranquille de tous à peu près sans exception, pour ce que Dieu dit et ce que Dieu fait.

Le caractère spécial et les circonstances de cet événement, sa promptitude foudroyante, presque inconcevable, qui a rendu impossible tout secours et dont il y a peu d'exemples depuis de Feu du Ciel, l'aspect uniforme des cadavres sur qui le Symbole de la Charité s'est acharné avec une sorte de rage divine, comme s'il s'agissait de venger une prévarication sans nom, tout cela pourtant était assez clair.

Tout cela avait la marque bien indéniable d'un châtiment et d'autant plus que des innocents étaient frappés avec des coupables, ce qui est l'empreinte biblique des Cinq Doigts de la Main Divine.

Cette pensée si naturelle : Dieu frappe, donc il frappe avec justice, ne s'est présentée à l'esprit de personne, ou, si elle s'est présentée, elle a été écartée immédiatement avec horreur. Ah ! s'il s'était agi d'une population de mineurs, gens aux mains sales, on aurait peut-être vu plus clair, les yeux étant beaucoup moins remplis de larmes. Mais, des duchesses ou des banquières qui « s'étaient réunies pour faire le bien », comme l'a positivement dit le généreux gaga François Coppée, songez donc, chère Madame !

De son autorité plénière, le journal La Croix a canonisé les victimes. Rappelant Jeanne d'Arc (!!!) dont c'était à peu près l'anniversaire, l'excellent eunuque des antichambres désirables, le P. Bailly, a parlé de ce « bûcher où les lys de la pureté ont été mêlés aux roses de la charité »

J'imagine que les chastes lys et les tendres roses auraient bien voulu pouvoir ficher le camp, fût-ce au prix de n'importe quel genre de prostitution ou de cruauté, et je me suis laissé dire que les plus vigoureuses d'entre ces fleurs ne dédaignèrent pas d'assommer les plus faibles qui faisaient obstacle à leur fuite.

« Chacun pour soi, Madame ! » Ce mot a été entendu. C'était peut-être la _Truie qui filait_.

Pour revenir à La Croix, ne vous semble-t-il pas, André, que ce genre de blasphème, cette sentimentalité démoniaque appelle une nouvelle catastrophe, comme certaines substances attirent la foudre ? On ne fait pas joujou avec les formes saintes, et c'est à faire peur de galvauder ainsi le nom de Charité, qui est le Nom même de la Troisième Personne Divine.

Voilà, cher ami, tout ce que je peux vous dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.

Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir.

Erit enim tunc tribulatio magna, qualis non fuit ab initio mundi usque modo, neque fiet Orate_(Matth., XXIV, 21). (3)

Je vous embrasse en attendant.

 

 

(1) : Mais lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache point ce que fait votre main droite, afin que votre aumône soit dans le secret.

(2) Lors donc que vous donnerez l’aumône, ne faites point sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues pour être honorés des hommes.

(3) Car l’affliction de ce temps-là sera si grande, qu’il n’y en a point eu de pareille depuis le commencement du monde, et qu’il n’y en aura jamais. »

19:40 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : léon bloy, bazar de la charité, littérature | | |

Commentaires

Ah ! que voilà un texte comme je les aime, Solko... Merci d'avoir ranimé cette braise qui couve dans les cendres de la "grande peur" des Biens Pensants. Quel incendie rugissant faudra-t-il pour nettoyer ce qu'accumule d'immondices le siècle ?... "Le Feu qui couve"... ça doit vous rappeler quelqu'un...
Bien à vous.

Écrit par : Agaric | mardi, 04 mai 2010

Quel souffle! Merci d'aérer ainsi nos neurones. Voilà un texte qui met de bonne humeur!

Écrit par : Natacha | mardi, 04 mai 2010

Oserai-je un mauvais jeu de mots ? Oui, car rien ne m'arrête en la matière. Avec ce texte si drôle, Léon fait feu de tout Bloy...

Écrit par : nauher | mardi, 04 mai 2010

Oui, il y a une bonne humeur, un rire même, presque rabelaisien, qui est attaché au style et à l'écriture de Bloy. Et oui, c'est comme un "feu qui couve" hors de toute bien pensance. Et oui, cela fait "feu de tout Bloy", au sens où cela couve dans toute l'œuvre. Bloy a d'ailleurs repris, à la fin de "la Femme pauvre",cette idée juste ébauchée dans ce texte.

Écrit par : solko | mardi, 04 mai 2010

Bah, "le petit nombre des victimes limitait ma joie": quand même, moi non, ça ne me plait pas.

Écrit par : Sophie | mardi, 04 mai 2010

@ Sophie :
Et le nombre de moutonniers assommés par Panurge après que le marchand a jeté à l'eau son mouton ?
Vous êtes trop bonne ! Il ne faut pas ...

Écrit par : solko | mardi, 04 mai 2010

Bonsoir Solko.

Hélas ! les écrivains et les éditorialistes, en tout cas réputés tels, et plus précisément ceux qui ne cessent plus de se répandre de colloques en conférences, de tribunes en tréteaux, de longueurs de page en longueurs d'onde, ceux qu'on entend et qu'on lit chaque jour que Dieu (et/ou le Diable) fait, n'écriraient plus de la sorte aujourd'hui, déjà parce qu'ils ne savent plus écrire ne sachant plus que dire, et inversement, et aussi parce qu'ils emploient à peu près tous les mêmes mots et les mêmes idiomes aux mêmes moments, et ce malgré leurs options et leurs orientations qui peuvent fondamentalement diverger... Mais comme l'arsenal lexical des uns et des autres fond comme neige au soleil, on en arrive à une espèce de point très étrange, de point de non retour c'est à craindre, où, bien que n'étant pas du tout de la même crèmerie, ils servent à peu près les mêmes fromages, et, du coup, c'est tout le discours "social" et "culturel" qui s'en trouve "pasteurisé", et ceci d'être valable, à mon sens, aussi bien pour les plus progressistes des progressistes, que pour les plus conservateurs des conservateurs, que pour les plus réacs des réacs, et que sais-je encore.

(Ah oui, je vous trouve très "anniversaire" en ce moment...)

Écrit par : Chr. Borhen | mardi, 04 mai 2010

@ Christophe : Nous sommes quelques-uns, correcteurs forcés de copies sinistrés (1), à avoir bien isolé ce problème depuis assez longtemps. Des années durant, pour lutter contre ce que j'appelais "le mal des copies", j'ai beaucoup utilisé Bossuet et Chateaubriand. Puis, pour lutter contre le mal des "éditorialistes", celui que vous dénoncez avec pertinence, je me suis tourné vers d'autres remèdes. Et j'avoue que le journal de Bloy en est un, très performant !
Oui le mal est sans retour. En s'alignant sur les positions de l'OCDE sous prétexte de "démocratisation", la gauche jospinnienne et le SNES ont liquidé toute possibilité de revenir en arrière lorsque c'était peut-être encore possible, il y a dix ans. Quant à la droite, elle rigole. Historiquement parlant, la responsabilité du Péhesse dans la liquidation de la culture dans ce malheureux pays (ah, cet atroce Mr Lang !!!) est déterminante.
Bien à vous

(1) Je me suis posé la question de l'accord : les copies sont, bien sûr, sinistrées. Mais justement, à un moment et à force de lire du langage destructuré, les correcteurs le deviennent aussi.

Écrit par : solko | mercredi, 05 mai 2010

Merci pour ce texte que j'ai plaisir à relire :-)

Écrit par : Zabou | mercredi, 05 mai 2010

heu....c'est quoi, une copie non sinistrée? un poème?

Écrit par : gmc | mercredi, 05 mai 2010

Un type haineux qui ne cesse d'éructer...
Je ne comprends pas bien pourquoi l'on se pâme devant ce texte... En quoi est-ce bien écrit?
Parce que ce monsieur a du style?
Bof... du panache, certes, mais qui finit par fatiguer, tant Bloy donne l'impression d'être prisonnier de son émotion...
Bref, tant dans la forme que dans le fond, ce texte manque d'élégance et de finesse. Mais il semble qu'il répondait avant tout au besoin de son auteur de se "soulager" comme il le reconnaît lui-même à la fin...

Écrit par : christian | mercredi, 05 mai 2010

@ GMC : Une copie non sinistrée est une copie compréhensible, de son commencement à sa fin. Tout simplement.

@ Christian : La polémique sur Bloy est si ancienne que je ne veux pas la ranimer ici. "L'aboiement, la haine, l'éructation"... Cela date de Jules Renard et des Goncourt, ces épithètes toutes aussi éructantes que ce qu'elles dénoncent. Et ceux qui n'aiment pas Bloy disent toujours la même chose. Pour moi, je ne sens pas de haine en Bloy, mais un effroi profond devant la façon dont le terrorisme de l'époque moderne est en train de dévaster le monde et l'homme sous ses yeux . Un effroi qui ne trouve de remède que dans une façon de s'exprimer, un mise en scène du verbe certes hyperbolique, mais qui vise toujours la critique la plus juste (voir ici l'allusion d'autant plus efficace qu'elle est discrète au début du génocide arménien ou aux mineurs...) Ce qui est m'impressionne aussi chez Bloy, c'est cette érudition biblique, véritable levier d'Archimède de sa critique de la modernité et de sa liberté de ton, son non conformisme.

Écrit par : solko | mercredi, 05 mai 2010

@Christian ; pourquoi la haine, en effet chez Bloy ? Quelle haine ? Ce n'est pas lui qui a institué le fait que toutes les morts ne se valaient pas, que je sache. Faut-il préférer le compassionnel à tout prix, la tolérance à l'ennemi coûte que coûte ? On voit en ces temps de paix occidentaux le prix que paient les plus pauvres, les plus démunis. Société de tolérance qui va de pair avec un détricotage progressif (mais le mouvement s'accélère) des structures sociales, culturelles et politiques.
Zizek a écrit un livre fort vivifiant que je vous conseille : "plaidoyer en faveur de l'intolérance"

Écrit par : nauher | mercredi, 05 mai 2010

Les commentaires sont fermés.