lundi, 24 décembre 2012
Le bois du templier pendu : de la légende à l'acte notarié
Nous sommes sous le premier des rois maudits (1), le jour de la saint Blaise de l’an 1309. Venu de Vienne, « où il avait par miracle échappé aux archers du roi Philippe le Bel », un chevalier du Temple est pendu à la maîtresse branche d’un feuillard (2), devant la fontaine Jean Page par les manants de Sabolas qu’il maudit (3).C’est le premier événement d’un récit qui s’achève en août 1793, au moment du siège et de l’incendie de Lyon, tandis qu’un avenir « couleur de sang » se profile à l’horizon. Nous lisons Le bois du templier pendu, premier épisode de la Conquête du pain, le triptyque consacré à l’histoire des paysans du Dauphiné dont Béraud souhaite qu’elle soit son grand œuvre. Ce premier tome, pensé comme une ouverture grandiose, il l’écrivit en 1926, peu après Le Plan sentimental de la ville de Paris, et avant Mon ami Robespierre. Il est alors reporter au Journal de Mouthon, et ses « choses vues » à Moscou comme à Berlin (4) sont déjà publiées. Il est au faîte de sa popularité.
Une superstition savamment entretenu par les moines comme par les nobles ayant établi une relation de cause à effet entre cet événement fondateur et les malheurs qui s’abattent au fil du temps sur les habitants du village, le texte suggère que cette superstition demeure la cause essentielle de leur servilité. Paradoxalement, elle est aussi leur seul bien commun ; faute de posséder la glèbe, leur seule culture, une sorte de religion, « la religion de la terre » : « Mais aucun n’avait maudit la terre. Ils la plaignaient plutôt d’être, comme eux, asservie, de subir la dure loi féodale. »
Siècles et générations passent :les tentatives de révoltes contre les maîtres ayant échoué les unes après les autres, Béraud fait avec beaucoup d’habileté naître chez ses personnages une lueur d’intelligence : être sage, c’est savoir distinguer l’oppresseur ; ils ne pourront donc se dégager du servage sans dégager la terre elle-même de la loi féodale ; ils ne se libéreront pas de la malédiction par la révolte ou la violence, mais en devenant un jour maîtres du sol ; c’est la lente association, au fil des siècles, de la liberté et de la propriété, qui devient le fil de l’intrigue, durant les deux premières parties du roman, qui nous amène de 1309 jusqu’en 1455, et à l’épisode du procès de Sabolas, dont Louis XI est l’instigateur.
A deux reprises, après l’épisode de la lèpre et celui du baron des Adrets, toute la fragile mémoire du passé de Sabolas est menacée de disparition. La permanence de l’effroi de ces pauvres gens, devant les barbaries que les puissances dévastatrices qui s’abattent sur eux leur font vivre, est l’autre fil conducteur de l’intrigue. Au centre de l'épopée, la scène nodale du baron des Adrets, « image vivante du carnage », obligeant tous les fils aînés de chaque famille du village à sauter des murailles :
« Dix-huit Sabolassiens dont le plus jeune avait huit ans périrent de la sorte. Si grand était l’effroi et la soumission de ces pauvres gens que tous obéirent, à l’exception du petit qu’il fallut précipiter. On trouva encore huit moines dans la petite chapelle. Le baron leur fit subir le même sort que les paysans. » L’effroi devant le baron protestant, comme s’il était la vivante incarnation du templier pendu, comme si tout était à recommencer devant un nouveau maître.
Mais toujours, la vie et la transmission orale du passé de Sabolas reprennent leurs droits grâce au cours souvent confus des naissances (bâtards, confusion d’enfants) et à la parole qui fend le silence des superstitions récurrentes : « Une fois encore, la vie l’emporta. Tout fut oublié, car la jeunesse écoute distraitement les récits des vieilles fileuses ; elles-mêmes finissent par confondre ce qu’elles ont vu et ce qu’elles ont entendu. Si bien que le templier de la fontaine maléfique, le cruel seigneur Jean de la Mortut et le bon dauphin Humbert, tout comme Alain Champartel, le fi des barons et comme Luc le Belleau qui sous les rois chevaliers vécut deux cents ans ne formaient qu’une même assemblée de fabuleux personnages où le sire des Adrets prit place, devant même qu’il ne rendit aux diables son âme traîtresse, méchante et deux fois renégate. »
Mais peu à peu, les légendes deviennent de vils ragots : « Les commères, aux veillées, ressassaient vainement les légendes de la paroisse. Il y avait dans les bonnes maisons de Sabolas, de solides garçons qui ne craignaient point les fantômes. L’histoire du Templier pendu les troublait davantage. De même que les anciens, ils se gardaient, la nuit, de traverser la clairière où la fontaine Jean page, souillée par la mort, continuait de répandre sans bruit son eau maudite. Ils faisaient taire les radoteuses et se signaient ; puis, jouant aux esprits forts, se mettaient à rire. »
Le dernier conte est ainsi le fruit d’un simple d’esprit : le templier serait sorti de sa tombe. Le fossoyeur « avait trouvé la dalle verte et moussue du templier dressé contre le mur de l’église. La tombe était vide ; et l’on voyait sur la terre battue du chemin la trace de pieds nus. »
Ainsi vidée de sa croyance populaire, après avoir formé la matière des trouvères, la légende devient « La Chanson du Fantôme », une chanson à boire de soldats.
A la mi-octobre de 1690, profitant des ordonnances de Mars, lesquelles adjugeaient au bout de dix ans les terres abandonnées en jachères à qui les mettrait en culture, Marc Chambard, « de serf allait devenir colon ». Béraud prend soin de nous dire que le premier homme libre qui, « ni clerc ni noble pouvait cependant parler en sa demeure du ton d’un maître » le doit au fait de savoir lire et compter. La rupture avec ses ancêtres est d’ailleurs marquée dans son patronyme dont la forme a suivi les évolutions phonétiques (Champartel, Escampart, Chambard) « Descendant en ligne directe des Champartel, il ne savait de ses ancêtres que d’orgueilleuses et très obscures légendes » C‘est Magnaud Chambard,
A la vente des Biens Nationaux, le lieu maudit est acheté par « maître Louis Chambard », son petit-fils. En rompant avec la superstition, ce dernier sera-t-il le fondateur d’un nouveau monde ? Le récit dit très exactement comment les hommes ont échappé au mythe, à la légende, en sachant peu à peu lire, compter, ainsi qu’en devenant maîtres et propriétaires de la terre qu’ils labourent : lorsqu’en 1790, prenant sa destinée en main, Louis Chambard, chaque saison, achète des terres et chaque saison, fait bâtir, il devient le véritable meurtrier du Templier de 1309.
« Le passé, maître Louis héritier du vieux Magnaud ne l’asservissait-il point jusque dans son symbole et dans sa légende, maintenant que ses valets de charrue avaient labouré la clairière maudite et que ses moutons buvaient à la fontaine Jean page ? Si, quelque nuit de lune, le Templier revenait, en blanc suaire et cuirasse étincelante, errer sous les hêtres du Grand Devoir, il s’arrêtait aux bornes du froment. Il s’en retournait, le blanc Reproche, dernier et lumineux écho de jadis pour n’apparaître jamais plus. »
Mais celui qui affranchit le pays de la superstition l’a-t-il pour autant libéré de la servitude ? Le cœur du problème est là, bien vivant, culturel. Dans cet étonnant récit qui couvre cinq siècles d’Histoire, Béraud dévoile avec beaucoup d’acuité que si la vieille querelle rurale de la bourgeoisie contre ses anciens maîtres est bien le moteur de son émancipation, elle est aussi le fondement de son aliénation.
Des siècles de labourage sur cette glèbe appartenant toujours à l’autre, qu’il fût baron ou prieur, ont en effet accouché d’une vieille loi rustique dont ce Chambard est l’héritier, et qu’il ne transformera pas lui-même. De serf, précise le texte, il devint colon en créant de toute sa force têtue la nouvelle inégalité : celle du travail. « Après un maître, un autre maître, ainsi le voulait la dure loi rustique ». Ce Chambard est bien un cousin dauphinois du Gaubertin de Balzac, lequel constate « un fait malheureusement trop commun, aujourd’hui, l’asservissement d’un canton, d’une petite ville, d’une sous préfecture par une famille » (5)
Qui doit légitimement posséder la terre : Celui qui la laboure ? Celui qui la protège ? Celui qui la bénit ? L’ancien Régime posait la question de la propriété d’une manière encore antique et véritablement agricole. Les temps modernes, urbains et financiers, diront : Qui la terre doit-elle enrichir ? Celui la laboure ? Celui la possède ? De la légende on passe à l’acte notarié.
En remettant à jour en pleine années folles et modernité gidienne la question du servage, véritable colonne vertébrale du rapport entre les classes et les hommes sous l’Ancien Régime comme sous le nouveau, Béraud relate minutieusement les conditions dans lesquelles s’est édifié le mythe de la propriété, sur lequel repose tout l’édifice bourgeois des temps modernes : Pas de liberté sans possession dûment acquise et notariée. Pas de liberté sans travail. La vieille servitude féodale, la Révolution ne l’aura donc tout au plus transformée qu’en servilité citoyenne :
« Aux foires comme aux champs, le clan s’enrichissait, et maître Louis n’attendait pas que le pot du bisaïeul fût rempli d’assignats. Chaque saison, il achetait des terres ; chaque année, il faisait bâtir. En tout temps, il remplissait les étables et retournait le sol. Sa maison croissait. Il lui fallait des gens. Dans Sabolas même il en trouvait, où les pauvres étaient bons et solides domestiques, et fort dociles, pourvu qu’on les appelât citoyens. »
Dans la dédicace « à P.S.B. Gavault » de son roman, Les Paysans, Balzac ne disait pas autre chose : « Vous allez voir cet infatigable sapeur, ce rongeur qui morcèle et divise le sol, le partage, et coupe un arpent de terre en cent morceaux, convié toujours à ce festin par une petite bourgeoisie qui fait de lui à la fois son auxiliaire et sa proie »
Les divisions qui menacent Sabolas, le calendrier lui-même, qui soudainement structure la chronologie de façon plus précise que les formules de l’ancien récitant, a charge de les marquer : le 26 messidor, Le 20 juillet 1789, le vendredi saint de l’an 1790. Les patronymes se transforment avec l’effacement des anciens dialectes. Sur le socle de l’antique sagesse rustique, qui était commune à tous, des psychologies rudimentaires poussent et déterminent des comportements nouveaux, individuels, bourgeois.
Le Magnaud a deux enfants, l’un héritier de la malice et de la convoitise, l’autre du goût pour la liberté. L’un devient, après être parti comme le sergent Lèbre, militaire, l’autre le premier maire de la commune. Ces deux frères poursuivront une intrigue qui s’achève devant l’incendie de Lyon qu’on voit à l’horizon, durant la révolution. « L’officier, avait brûlé les chartes du servage ; mais la vraie Révolution, le maire de Sabolas l’avait faite, lui, sans y penser, en prenant le geste des anciens, l’humus tiède dans ses poings acharnés. Il la faisait en créant de toute sa force têtue la nouvelle inégalité : celle du travail. »
Comme on l’a déjà dit précédemment, en décryptant les tombes du vieux cimetière de Sabolas, Béraud écrivait d’une certaine façon l’histoire de ceux dont les noms remplissaient les « monuments aux morts » de la Grande Guerre. En marge de la grande littérature, il justifiait leur attachement (aujourd’hui passé de mode) à défendre le sol natal. Au-delà de cet hommage grave et lyrique, le polémiste contestait déjà les fondements idéologiques du mythe du Progrès, dont la gauche qu’il quitterait bientôt se gargarisait pour mieux illusionner de nouveaux serfs, les oublieux gens des villes. Ce faisant l’écrivain lyonnais légitimait la nécessité d’une authentique réaction contre le monde moderne, et ses brillantes impostures.
Templiers en tenues de villes,
détails d'une tombe dans l’église templière de Villalcàzar de Sirga
1 Druon écrit ses Rois maudits à partir de 1955. On y assiste à l’exécution d’un autre templier, Jacques de Molay, qui lance la même malédiction à Philippe le Bel et ses descendants. Avant Druon, Béraud écrivit l’histoire des manants maudits.
2 un feuillard est un hêtre en patois du Dauphiné
3 Sabolas, de Satolas, village du Dauphiné dont est originaire la mère de Béraud. Voir Béraud et le cimetière de Sabolas.
4.Ce qui n'est pas anordin : il a compris que les promesses de la révolution fusse comme la paix signée par Clémenceau sont deux chimères, et qu'un risque de guerre couve à nouveau en Europe.
5 Balzac, Les Paysans
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