samedi, 25 octobre 2008
Abolir les distances
Je trouve dans A ma guise de George Orwell une réflexion intéressante sur un lieu commun aux reins solides encore dans le siècle où nous sommes : Abolir les distances. Ce joli monstre, qui daterait d'avant 1900 et de la belle invention de la locomotive à vapeur, était alors le lieu commun claironné par tous les progressistes forcenés, à « l'optimisme assez naïf ». Or ce lieu commun suggère qu'en étant parvenu à abolir les distances, les inventions modernes auraient facilité en parallèle la « disparition des frontières ». En 1944 Orwell qui constate qu'avec « l'avion et la radio », le lieu commun a passé sans encombre la guerre de 1914-1918 et le renforcement des nationalismes, jusqu'à survivre au déclenchement d'une seconde guerre mondiale, n'a pas de mal à démonter qu'au contraire, « les inventions modernes ont eu une conséquence inverse ». Bien loin d'abolir les distances, elles les ont réduites, enfermant au contraire chacun chez soi, et hypothéquant toute facilité de voyages sur la planète.
Cette réflexion de l'auteur de 1984 devrait intéresser au plus haut point ceux qui, au moment du « passage au nouveau millénaire », s'enflammèrent inconsidérément pour le « village global » et autres métaphores éculées, et s'inquiètent à présent de la montée des nationalismes. J'ai rencontré à l'époque des adultes très sérieux, répétant comme des perroquets les slogans publicitaires pour la Toile qui se mettait en place, et disant, avec cet air un peu niais, un peu naïf - on ne sait jamais quel adjectif utilisé dans leur cas : « Avec Internet, les distances sont abolies, on peut converser avec le monde entier. » Abolir les distances a même donné naissance à cette époque aussi démente que ridicule à un autre lieu commun, inepte et récurrent dans toutes les bouches et sur toutes les pages publicitaires de propagande : »
Ont-ils, depuis, rencontré « le monde entier », tous ces braves affamés de rencontres aux quatre coins de l'univers ? Tandis qu'en effet, toute distance virtuelle était abolie dans l'esprit un peu simple de milliards d'individus persuadés de vivre dans un seul monde ( in one world) , le terrorisme devenait sur Terre, avec les images du 11 septembre diffusées dans le monde entier, une sorte de fait de société, rendant de plus en plus justifiable le contrôle des déplacements réels des personnes et des biens, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières. Et il a y a fort à parier que la crise du capitalisme, elle aussi générée par ce merveilleux développement des technologies modernes, débouche sur un renforcement plus strict encore des divers nationalismes, en Occident comme en Orient. Si au moins le développement et la circulation des idées en avaient été facilitées, on pourrait encore, sur la balance delaruesque ou bégaudesque du pour et du contre, peser en faveur du pour. Mais c'est justement à cette époque-là qu'on a vu fleurir ce qu'on a vite appelé « la pensée commune », sorte de vox populi faussement intellectualisée par des journalistes et des prétendus intellectuels, entretenue par des sondages conçus à la va-vite, le tout pour qualifier dorénavant l'opinion publique au XXIème siècle, siècle charmant où nous sommes : dans cette opération de passe-passe aussi dangereuse que tristounette, les distances ont été si bien abolies que la pensée universelle s'est muée en pensée planétaire, l'humanisme en humanitaire, le citoyen en consommateur, la réflexion en exhibition d'opinions, la culture en divertissement, la santé en capital, l'art en produit, l'école en loft, j'en passe (et des meilleures) : 1984, quand tu nous tiens par la barbichette ...
13:23 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : george orwell, internet |
Commentaires
Je comprends que si Orwell s'est intéressé aux lieux communs, c'est parce qu'ils forment l'ossature du discours politique et de la langue de bois. De la novlangue.
Écrit par : Marcel Rivière | samedi, 25 octobre 2008
Longtemps, le lieu commun a permis de véhiculer la tradition. Le changement dont Orwell est, je crois, contemporain, se produit lorsque le discours progressiste s'en empare, comprenant la force qu'il a auprès de la population. Qu'est-ce qu'un discours politique à présent, sinon une succession bien sentie de lieux communs ? Et moi-même, nous-mêmes, dans nos commentaires, nos conversations, nous sommes bien incapables, la plupart du temps, de nous en tenir saufs.
Écrit par : soko | samedi, 25 octobre 2008
"Hypothétiquant ?" Was ist das ?... Maître, maître, vous êtes fatigué. Suivez les conseils des cochons devins...
Écrit par : Porky | dimanche, 26 octobre 2008
Mon bon Porky, ce n'est qu'un néologisme de plus, dans la ronde de ceux qui nous assaillent chaque jour. Je vous remercie de me le signaler. Les cochons devins me prédisent une semaine professionnelle lourde, si je comprends bien. Bah! Ce ne sera pas la dernière...
Écrit par : solko | dimanche, 26 octobre 2008
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