jeudi, 21 janvier 2016
Manifestation (8)
VIII
Une première génération de socialistes avait, dans les deux dernières décennies du vingtième siècle, réalisé le rêve de la droite « progressiste » : accoucher de l’Europe libérale sans frontières, sur le modèle américain. La seconde génération était en train de finaliser le projet en en rendant la moindre contestation matériellement et idéologiquement impossible auprès des « opinions » abusées. Tout espoir de changement politique apparaissait donc clos. Renvoyé aux vieilles lunes du passé. Au point que Jérôme connaissait des « gens de gauche » prêts à voter Juppé, après avoir voté Hollande, le tout pour « faire barrage à la haine », comme ils le clamaient fort sérieusement à dates fixes. Hélas, d’Athènes à Paris, la « mort des pauvres » continuerait longtemps de n’être au fond, comme l’avait prophétisé Guilloux, que « la fin d’une corvée »…
D’autant plus que la seule religion qui eût considéré avec charité leur cause, les lois de la République ne cessaient d’aller contre ses commandements les plus élémentaires, dans le sens de la déchristianisation entamée depuis plus de deux siècles contre l’un des plus vieux pays chrétiens d’Europe. Cette duplicité terrible des Lumières, Musset l’avait déjà analysé en son temps :
« Les antagonistes du Christ ont dit au pauvre : Tu prends patience jusqu’au jour de justice, il n’y a point de justice ; tu attends la vie éternelle pour y réclamer ta vengeance, il n’y a point de vie éternelle ; tu amasses dans un flacon tes larmes et celles de ta famille, les cris de tes enfants et les sanglots de ta femme, pour les porter au pied de Dieu à l’heure de ta mort ; il n’y a point de Dieu. Alors il est certain que le pauvre a séché ses larmes, qu’il a dit à sa femme de se taire, à ses enfants de venir avec lui, et qu’il s’est redressé sur la glèbe avec la force d’un taureau. Il a dit au riche : Toi qui m’opprimes, tu n’es qu’un homme ; et au prêtre : Tu en as menti, toi qui m’as consolé ! C’était justement là ce que voulaient les antagonistes du Christ. Peut-être croyaient-ils faire ainsi le bonheur des hommes, en envoyant le pauvre à la conquête de la liberté.
Mais si le pauvre, ayant bien compris une fois que les prêtres le trompent, que les riches le dérobent, que tous les hommes ont les mêmes droits, que tous les biens sont de ce monde, et que sa misère est impie ; si le pauvre, croyant à lui et à ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour : Guerre au riche ! à moi aussi la jouissance ici-bas, puisqu’il n’y en a pas d’autre ! à moi la terre, puisque le ciel est vide ! à moi et à tous, puisque tous sont égaux ! ô raisonneurs sublimes qui l’avez mené là, que lui direz-vous s’il est vaincu ? »
Une ironie satanique voulait que la frange prétendument la mieux éclairée de ces raisonneurs sublimes lui expliquait à présent que, historiquement défait, il devait accepter à présent le mode de vie préconisé par l’Islam, et ce au nom même des Droits de l’Homme ; comme si les considérations de saint Bernard sur la conception et l’animation de Marie, celles de saint Augustin sur la gratuité ou non du salut, ou celles surtout de saint Thomas d’Aquin sur l’accomplissement de l’âme dans la contemplation de la Trinité se révélaient décidément trop complexes pour le vulgum pecus occidental qu’il était, dépouillé par eux jusque de son histoire religieuse la plus intime.
Le pauvre, qu’il redevienne donc un bon unitarien ! Il sera toujours ainsi plus facile à diriger ! Que son Dieu lui soit à jamais non engendré, qu’il demeure en un mot soumis à César, à qui le voici enfin livré nu …
Jérôme comprenait avec effroi que si l’Islam avait ainsi le vent en poupe, c’est que sa théocratie ne servait pas que des intérêts musulmans.
Et qu’elle était paradoxalement bien plus en accord avec les partisans de cet empire démocratique mondialisant qu’une lecture rapide de ses dogmes avait pu le lui laisser supposer. Ses valeurs étaient, certes, incompatibles avec la République. Mais elles apparaissaient comme beaucoup plus solubles dans la démocratie que le christianisme romain et l’histoire de sa royauté spirituelle.
Un choc des civilisations, disaient habilement certains ?
L’instauration pour des décennies d’une dictature mondiale, plutôt, qui aurait besoin pour s’imposer lentement à tous d’un dieu aussi simple et commun que l’était dorénavant sa monnaie, aussi juridique et universel que prétendait l’être sa loi.
(A suivre)
Alfred de Musset, d'après Gonzague Saint-Bris
13:36 Publié dans Des nouvelles et des romans, Manifestation | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, musset, guilloux, christianisme, religion, mondialisation, démocratie, république, europe |
dimanche, 28 novembre 2010
Drucker, peut-être ?
Les débats sur la mort, l’autre vie ou la survie de la littérature m’emmerdent, c’est vrai. Car rien n’en sortira de vivifiant, jamais. Rien de charnel, de consistant.
Ce que je dis, c’est qu’un véritable grand texte demeure, pour de vrai, intraduisible. Un grand texte contraint ses lecteurs à le lire dans sa langue.
Fut un temps, on apprenait l’italien pour Dante. L’anglais pour Shakespeare. Le français pour Chateaubriand. Le russe pour Dostoïevski.
Proust et Céline furent sans doute les derniers écrivains français pour qui vaille le coup d’apprendre le français. L’effort. La peine.
A l’esprit de qui cela viendrait-il d’apprendre le français pour lire Nothomb, Beigbeder ou Houellebecq ?
On les traduit, c’est plus commode.
Et c’est là que le bât blesse…
La littérature traduisible a tué la Littérature. Traduire Mathias Enard, n'importe quel lycéen devrait encore en être capable. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il a décroché leur Goncourt.
Celle idéologie douce, cette idéologie de lycéens, qui veut que nous soyons un monde pareil, une seule humanité, une société mondialisée, a brave new wold, n’a plus besoin d’écrivains.
Tout juste d’images et de sportifs. De sportifs aux dents propres.
Cette idéologie douce, si consensuelle, qu’il n’y a RIEN à en dire, et rien à en écrire
Drucker, peut-être ?
17:11 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française, Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : michel drucker, littérature, mondialisation, politique |