mardi, 12 avril 2016
Agé de tant de baptêmes
Flotte dans toute la prose de Chateaubriand une rêverie intrinsèquement catholique et romaine qui trouve son point d’orgue dans cette citation des Mémoires où il est question de Milton : « Ce fut un événement mémorable, lorsque le XVIIe siècle députa son plus grand poète protestant et son plus sérieux génie pour visiter, en 1638, la grande Rome catholique. Adossée à la croix, tenant dans ses mains ses deux Testaments, ayant derrière elle les générations coupables sorties de l’Eden, et devant elle les générations rachetées descendues du Jardin des Oliviers, elle disait à l’hérétique né d’hier : Que veux-tu à ta vieille mère ? »
Celles et ceux qui apprécient le mémorialiste reconnaîtront tout de suite l’ironie avec laquelle il emploie le verbe « députer » pour personnifier un XVIIe siècle déjà bien coupable à ses yeux, comme aurait dit Philinte, ainsi que les déterminants possessifs « son ». Quand il voyage, François René est toujours sur les traces de quelqu’un, le Tasse à Ferrare, Byron à Venise, Milton à Rome, dont il doit en quelque sorte éprouver la majesté et finalement défier la grandeur pour mieux la relativiser. Députa, donc. Le mot choit du bout des lèvres, ou plutôt d’un coin de l’esprit, tout vif. On l’entend crisser sous la plume, comme pour déjà banaliser en creux ce voyage de l'auteur du Paradise Lost qui, si grand poète et si sérieux génie fût-il, ne peut que l’être trois notes et trois nuances en-dessous de François-René que personne, jamais, n’aura jamais ainsi « député ». A ce verbe, se faisant l’écho d’un dédain plus affirmé, répond « né d’hier » à la fin de l’extrait. Milton, l’ainé, se retrouve en raison de son protestantisme hérétique le cadet, en quelque sorte… le cadet de Chateaubriand qui parait soudain,âgé de tant de baptêmes, aussi vieux que Rome.
Une prosopopée hardie fait de la « grande Rome catholique » une sorte de poste de douane entre-deux mondes, avec un « derrière » et un « devant », des générations perdues d’un côté, rachetées de l’autre. On croit voir se dresser, face aux figures suggérées d’Adam chassé hors de l’Eden et du Christ méditant à Gethsémani, celle de Constantin jetant le paganisme dans les eaux du Tibre du pont de Milvius. Et Milton soudain paraît bien seul. Et Milton paraît bien jeune. Et Milton paraît bien petit. Rétréci dans le sein même de l'histoire avec un H majuscule. C’est le génie de Chateaubriand de parler ainsi à travers et à partir de l’histoire, d’épouser d’un trait de plume sa grandeur. « Les grands artistes, nous dit-il, à leur grande époque, menaient une toute autre vie que celle qu’ils mènent aujourd’hui : attachés aux voûtes du Vatican, aux parois de Saint-Pierre, aux murs de la Farnésine, ils travaillaient à leurs chefs d’œuvre suspendus avec eux dans les airs. Raphaël marchait environné de ses élèves, escorté des cardinaux et des princes, comme une sénateur de l’ancienne Rome suivi de ses devanciers et de ses clients. (…) Ces fameux artistes passaient leurs journées dans les aventures et les fêtes ; ils défendaient la ville et les châteaux ; ils élevaient des églises et recevaient de grands coups d’épée, séduisaient des femmes, se refugiaient dans des cloitres, étaient absous par des papes et sauvés par des princes » (2)
Comme Chateaubriand voyait en creux Michel Ange accroché à son échafaudage de la Sixtine en train de tracer les plis du manteau de Dieu, je crois le voir lui dans son exil d’après 1830, à Prague ou ailleurs, en train de défendre les châteaux de son vieux roi et d’élever l’ultime église où il avait déjà prévu de descendre, « un crucifix à la main ».
Raphaël, Baptême de Constantin, Chambre de Constantin, Vatican
(1) Mémoires, 3°Partie, 2°époque, livre huitième, ch. 7
(2) Mémoires, 3°Partie, 2°époque, livre huitième, ch. 6
22:21 Publié dans Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : chateaubriand, milton, mémoires, paradise lost, rome, constantin, catholicisme, littérature |
lundi, 25 mai 2015
Que sacrifions-nous ? (1)
Toute l’Antiquité s’est construite et a vécu à partir du sacrifice du tragos, le bouc émissaire innocent appelé à contenter les dieux. Ici, c’est Iphigénie, sauvée in extremis par Artémis, là c’est Isaac, dont le « cruel Dieu des Juifs », comme s’exclame Athalie, feint d’exiger la vie. L’incontestable génie du christianisme fut de rendre caduque et d’abolir le rite antique du sacrifice humain – et même animal, Dieu présentant à l’humanité incrédule le sacrifice de son propre fils – celui-ci mené à terme de manière consentante à travers la Passion. Le Dieu chrétien, ce faisant, révèle à quel point son amour est plus grand que l’amour humain, parce qu’il est Père, Fils et Saint-Esprit à la fois, quand la créature n’est qu’elle-même. Ce faisant, il renvoie l’homme aux bornes de sa raison qui sont ses propres limites, sa cruauté, sa superstition, sa stupidité. Il rend caduque l’observation de l’ancienne Loi reposant sur des sacrifices. « Si vous vous faites circonscrire, le Christ ne vous servira de rien, lance Paul aux Galates trop soumis aux judaïsants. Vous tous qui cherchez justification dans la Loi, vous êtes déchus de la Grâce. Nous, c’est de la foi, par l’Esprit que nous attendons l’Espérance de la justice.»
Cette insoumission à la Loi du sacrifice, tant juive que romaine, les premiers Chrétiens la payèrent de leur vie ; en réalité, ils furent persécutés non pas parce qu’ils étaient chrétiens, mais parce qu’étant chrétiens, ils ne reconnaissaient de juste que le sacrifice du Christ et refusaient de pratiquer ceux exigés par l’Empereur. D’une certaine façon, les temps modernes commencent avec Constantin. Et nous sentons tous que ce sont ceux-là même que l’Islam radical, par ses égorgements ritualisés, tente d’abolir dans les terres chrétiennes du Proche Orient.
L’Occident, lui, s’est construit à partir d’un autre sacrifice, un sacrifice saint, celui de la messe, que le fourbe Luther détesta tellement qu’il l’abolit de son nouveau Temple. Notre guerre de Troie, c'est la Queste del Saint Graal, que nous ne savons aujourd'hui que caricaturer lamentablement. « Le nombre est infini des prétendus catholiques qui ne savent pas que la communion quotidienne est une suite rigoureuse de l’Oraison dominicale : Panem Quotidianum. Les chrétiens qui n’en veulent pas sont forcés de recommencer à leur insu l’effrayante Méchanceté de Bethléem :- J’étais étranger, dit le sage, et vous ne m’avez pas donner l’hospitalité. », nota Bloy un jour de mars 1901. C’est Bloy qui, il y a environ cinq ans de cela, me ramena durant quelques mois quotidiennement à l’autel. J’étais victime des préjugés de mon temps, au premier lieu duquel celui du ressenti comme gage de la sincérité. Bloy me rappela les vertus de la simple obéissance au Christ. Vous ferez ceci en mémoire de moi. Pour ce qui est du ressenti, je renvoie mon lecteur à la citation de Green ci-dessous (1), qui dit assez à quel point le sacré et le sentiment sont choses profondément antagonistes, et à quel point vouloir les réunir comme un certain œcuménisme angélique cherche à le faire relève de l’imposture. La sainte messe n’est sacrée que parce qu'elle dépasse et la raison et le sentiment de la créature, inutile de chercher autre cause. Et là encore, elle dépasse la simple prière ou la méditation que proposent en effet toutes les autres religions, lesquelles ne sont que des activités humaines.
[1] Les personnes qui viennent à la Messe parlent et rient ; elles croient qu'elles n'ont rien vu d'extraordinaire. Elles ne se sont doutées de rien parce qu'elles n'ont pas pris la peine de voir. On dirait qu'elles viennent d'assister à quelque chose de simple et de naturel, et cette chose, si elle ne s'était produite qu'une fois, suffirait à ravir en extase un monde passionné. Elles reviennent du Golgotha et elles parlent de la température. Si on leur disait que Jean et Marie descendirent du Calvaire en parlant de choses frivoles, elles diraient que c'est impossible. Cependant elles-mêmes n'agissent pas autrement. On dirait que ce que les yeux ne voient point n'a pas d'importance ; en réalité il n'y a que cela qui est et il n'y a que cela qui existe. Elles ont été 25 minutes dans une église sans comprendre ce qui se passait. Elles entendent la Messe tranquillement, sans larmes, sans commotion intérieure. Si elles pouvaient s'étonner, elles seraient sauvées, mais elles font de leur religion une de leurs habitudes, c'est-à-dire quelque chose de vil et de naturel. C'est l'habitude qui damne le monde.
Julien Green (1900-1998), sous le pseudonyme de Théophile Delaporte, Pamphlet contre les catholiques de France, paru dans les Cahiers du Rhône, 15 (54), Neuchâtel, 1944.
13:50 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : france, pentecôte, graal, catholicisme, constantin, sacrifice, tragos, tragédie, littérature, léon bloy, julien green, paul, galates |