vendredi, 17 juillet 2009
Mais où sont les polémistes d'antan ?
Le 9 novembre 1944, Georges Bernanos rédige un article, « La France dans le monde de demain », que je relisais ce matin. (1) Et tandis que le bus tournait dans les rues sombres de la ville où ne se distinguait vraiment que le rond des lampadaires dans une brume sale et de pollution, je me disais que les polémistes de naguère croyaient encore à la possibilité de bousculer la société par le moyen d'un livre. (« J'ai la conviction de parler au nom d'un grand nombre de Français » écrit Bernanos). De quelque bord qu'ils fussent, ils croyaient à leur cause. (« O vous qui me lisez, commencez par le commencement, commencez par ne pas désespérer de la Liberté ») Tels les anciens soldats, ils allaient, armés de figures, de lyrisme et de naïveté dans le sillon de leurs lignes. S'ils n'étaient pas tous prêts à mourir pour des idées, du moins croyaient-ils que la parole avait encore le pouvoir d'alerter les hommes, qu'il suffisait pour cela de mettre le paquet, voire d'en rajouter une louche. Extrait de cet article de Bernanos, contre la civilisation des machines, à laquelle il oppose ce qui reste de la civilisation des Droits de l'Homme :
« L'énorme mécanisme de la Société moderne en impose à vos imaginations, à vos nerfs, comme si son développement inexorable devait tôt ou tard vous contraindre à livrer ce que vous ne lui donnerez pas de plein gré. Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre Liberté au nom des machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'Universelle Machinerie. Le danger n'est pas que vous finissiez par adorer les machines, mais que vous suiviez aveuglément la Collectivité - dictateur, Etat ou Parti - qui possède les machines, vous donne ou vous refuse la production des machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ».
Où en sommes-nous, quelquessoixante quatre ans plus tard ? A lire le bouquin d'Olliver Dyens, La condition inhumaine, qui se veut une réflexion critique sur ce même sujet, nous serions en plein marasme. Nous serions devenus, au centre des machines qui nous font naître, nous surveillent, nous guérissent, nous alimentent, nous instruisent, construisent nos villes et nos maisons, « une machine qui palpite »... L'homme, autrement dit, cet homme dont Bernanos redoutait la venue serait là. Cet homme, ce serait vous, moi, nous. Fort de ce constat, Olliver Dyens arrête là la polémique, sur cette belle vue de l'esprit.
En comparant l'écriture de Bernanos et celle de Dyens, la pensée de l'un et le simple constat de l'autre, on voit à quel point la technique a intégré, via la promotion de la linguistique et celle des sciences humaines, l'espace de la littérature comme celui de l'édition. Si bien que, ô vaste ironie, ô vaste fumisterie, même la pensée critique- même la polémique-, est devenue une technique. Je ne suis pas en train de dire que les polémistes du passé écrivaient sans technique : ils maîtrisaient évidemment toutes les règles de l'éloquence. Mais ils ne se laissaient pas, du moins les meilleurs d'entre eux, maîtriser par elle. Leur démonstration donnait encore à entendre la voix de leur passion, celle de leur désir, celle de leur colère. La sincérité de Bloy, malgré -et même contre le langage-, est, par exemple, évidente. Celle de Bernanos ne l'est pas moins.
Si je trouve, dans l'édition contemporaine, si peu de polémistes dignes de ce nom, n'est-ce donc pas à cause « de cet homme habitué dès son enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner », cet homme que cette civilisation s'est efforcé, depuis une cinquantaine d'années, de former ?
(1)Il se trouve en annexe dans l'édition de poche de La France contre les robots.
01:27 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : bernanos, bloy, béraud, polémique, polémiste, dyens |
Commentaires
Heureusement que "le danger n'est pas dans les machines" ! Car au fond, où sont les polémistes d'antan ? Et s'ils étaient disséminés un peu partout sur la blogosphère ?
(À propos, ce blog devient tout à coup plus "désirable" aussi : changement de présentation dans une certaine continuité !...)
Écrit par : Michel | vendredi, 17 juillet 2009
Mais... ils sont là "les polémistes", AVEC VOUS cher SOLitaireOK!Euh KO
Zut on me redemande mon email! Ben oui j'avais mis ok au lieu de fr. Tsss!
Ah mais là çà ne va plus! mon email est OK et on me redit saisissez votre email! Au secours Solko...
Bon je fais un copier/coller et je recommence!
Écrit par : Ambre | vendredi, 17 juillet 2009
Soudain je me demande si vraiment nous ne sommes pas devenus des robots, malgré nous!
Écrit par : Ambre | vendredi, 17 juillet 2009
euh!!!!!! il faut que je relise, il y a plein de "choses" qui m'interpelle.
Je vais relire dimanche car demain samedi,je travaille.
Écrit par : La Zélie | vendredi, 17 juillet 2009
Tout ça est fort bien amené. Mais puis-je vous poser une petite question ?
Considérez vous "vivre et penser comme des porcs" comme un livre polémique. Ou juste un livre pessimiste ? (Il me semble, si je ne m'abuse que sans aller jusqu'à une polémique à la Bloy, G. Châtelet allait un peu plus loin que le simple constat, qu'en pensez vous ?
" Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon(...)C'est le couple fétiche de cette classe montante de la société tertiaire. Ils sont les victimes heureuses de la triple alliance. Ils représentent aussi leur génération : Bécassine Turbo diesel succède à sa maman, Bécassine Pétroleuse, qui succédait à Bécassine-Gribouille, dont les parents sortaient tout juste de la société primaire rurale. Turbo Bécassine et Cyber Gédeon participent joyeusement au grand carnaval cybernétique de la ville, du parking, de l'autoroute, du portable, de l'internet, et bien sûr de la démocratie-argent..."
Gilles Châtelet (extr. "Entretiens")
Écrit par : Turbo- Bécassine (bio) | samedi, 18 juillet 2009
@ Michel : Désirable ? Sapristoche.
Plus sérieusement, je ne crois pas que la blogosphère soit vraiment un lieu où règne la polémique, même si certains blogs (rarissimes) sont authentiquement tenus par de bons polémistes
Écrit par : solko | samedi, 18 juillet 2009
@ Ambre : les conditions de nos survies & de nos vies sont entièrement prises en charge, de la naissance à la mort, par des machines. De fait, c'est fait.
Écrit par : solko | samedi, 18 juillet 2009
On a encore, heureusement, tout notre temps...
Écrit par : solko | samedi, 18 juillet 2009
@ Turbo bacassine (bio)
Je tiens "Vivre & penser comme des porcs" comme l'un des derniers grands essais polémiques du XXème siècle, en effet. Mais Gilles Chalelet est mort. Hélas ou, peut-être, heureusement pour lui.
Écrit par : Cyber gédeon (bio) | samedi, 18 juillet 2009
@Cyber-Gédeon (bio) Vous me faites un de ces plaisir, car voyez vous, j'ai lu partout (où beaucoup trop) que ce n'est qu'un livre pessimiste,(je trouve que cela participe du désamorçage général, l'emploi massif des adjectifs comme "pessimiste", "desespéré" ou "atypique" (la boîte à désamorçer l'electron libre), le pompom étant de traiter l'auteur de "dépressif" et hop là ! on arrivera doucement à ne garder en souvenir de polémiques que les oeuvres complètes de Philippe bouvard,)
Donc merci, je tiens aussi"vivre et penser comme des porcs" pour un rare et grand beau livre salutaire, polémique du XXe m siècle. Si polémique (et salutaire ?) que son auteur en serait mort ? (je veux dire... mort de trop pressentir la suite ? la globalisation de la porcherie qui précède le naufrage ?) L'auteur n'aura pas passé l'an 2000.
Hélas pour nous !
Écrit par : Turbobo-Bécassine (bio ethique) | samedi, 18 juillet 2009
Et Muray ? C'en est ti un ou c'en est ti pas un de polémiste selon vous ?
"Le rebelle à roulettes, en revanche, a le vent dans les voiles et vapeurs. C’est un héros positif et lisse, un brave qui défie à vélo les intempéries. Il est prêt à descendre dans la rue pour exiger une multiplication significative des crèches dans les centres-villes (le rebelle à roulettes est très souvent un jeune ménage avec enfants). Il aime la transparence, les objets équitables et les cadeaux altruistes que l’on trouve dans les boutiques éthiques. Il applaudit chaque fois que l’on ouvre une nouvelle brèche législative dans la forteresse du patriarcat. Il s’est débarrassé de l’ancienne vision cafardeuse et médiévale du couple (la différence sexuelle est quelque chose qui doit être dépassé). Il veut que ça avance. Que ça avance. Que ça avance. Et que ça avance." P. MURAY.
Écrit par : Rebelle à roulettes | samedi, 18 juillet 2009
@ Rebelle à roulettes :
Philippe Bouvard, en héritier des grands polémistes et dernier de l'espèce ? Oui. Vous avez raison.
Cette horrible mutation est en cours. Dans le même genre, vous avez Ruquier en auteur dramatique et, en président de la République, quelque chose qui se situera entre Claire Chazal (C.C.) et Zinedine Zidane (Z.Z.).
Philippe Muray ? Vous fais remarquer, ô délicieuse Turbobo-Bécasine, rebelle et à roulettes (rebelle parce qu'allant à roulettes ?) qu'il est bien mort à présent, lui aussi...
Écrit par : Homo festivus | samedi, 18 juillet 2009
@ Turbobo-bécassine :
C'est en évoquant "Les particules élémentaires", le roman de Michel Houellebecq, et quelques autres livres publiés la même année, que l'Académicien Jean-Marie Rouart inventait en 1999, dans un article retentissant du "Figaro Littéraire", la notion de "déprimisme". Il désignait par là une littérature de tonalité ironique et nihiliste, d'aspect souvent naturaliste, broyant du noir avec une visible délectation, une sorte de figure actuelle, en une version souvent plus dure et plus brutale, de la fameuse "délectation morose" des Romantiques du XIXe siècle.
(in "Visages du roman français contemporain" Claude Prévost, Jean-Claude Lebrun - Almaty - Ambassade de France au Kazakhstan)
Écrit par : Michèle | dimanche, 19 juillet 2009
@homo festivus : Mais qu'à cela ne tienne ! Philippe Muray est vivant dans nos coeurs et je suis sûre que de là haut, il nous regarde ! (assis sur un nuage à côté de Cloclo et Michael)
tops pricsum :
(rebelle à roulettes, oui, parce qu'à roulettes on endremme la brousoigie et les quatre quarts en les boudlant sur le crous Falayette (disons que c'est l'imsseproin de la berelloin qui teum la butor moto-Bécanisse...)
@Chimèle : Jean Marie quoi ???!!! (Vous faites les dives-greniers ?)
Mais il est pas mort depuis des siècles ? lui ?
Écrit par : Turbobo bécassine | lundi, 20 juillet 2009
@ Turbobobébécassine : Vous pensez qu'il a glissé sur une vasonnette ou quoi ?
Écrit par : Michèle | mardi, 21 juillet 2009
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