vendredi, 27 janvier 2012
L'empereur des faux-monnayeurs

La très rocambolesque affaire Bojarski débute le mois de janvier 1951, lorsque des contrefaçons incroyablement réussiés d'un billet de 1000 francs sont signalées à la Banque de France en région parisienne. Quelques années plus tard, en 1958, ce sont des coupures de 5000 francs (dites Terre et mer) dont on retrouve également des imitations étonnamment fidèles. En 1964, enfin, des faux-billets à l'effigie de l’empereur, ressemblant à s'y méprendre au Cent Nouveaux francs Bonaparte sont repérées ça et là. La chasse au faussaire le plus fabuleux du vingtième siècle commence. Très vite, on se retrouve plongé dans les ambiances inimitables d’un épisode des Cinq dernières Minutes :
Un jour, en effet, dans un bureau de poste de la rue Turbigo à Paris, un employé découvre une liasse entière de dix faux, remise par un homme pour l'achat de bons du Trésor. Erreur fatale. Un premier suspect est localisé. C'est un Russe, un certain Alexis Chouvaloff, domicilié à Clichy. Filé, celui-ci mène les inspecteurs de police à son beau-frère, un polonais, Antoine Dowgierd. Les deux hommes sont interpellés le 17 janvier 1964, tous deux en possession de ces faux-billets si ressemblants, à l’effigie de Napoléon. Ils finissent par livrer le nom d’un de leur vieil ami, du nom de Ceslaw Bojarski.
Sans plus tarder, la villa du présumé faussaire est localisée dans la petite commune de Montgeron, en Seine-et-Oise où, sans grande difficulté, les policiers l’arrêtent et le menottent sous les yeux ébahis de sa femme et de ses deux enfants. Les voisins parlent de lui comme d’un individu aussi tranquille que respectable. Après une perquisition de plusieurs heures durant laquelle sa maison est fouillée de fond en comble, on découvre dans un coffre 72 millions d'Anciens Francs de bons du Trésor, dont certains sont connus comme ayant été achetés avec de faux billets par Chouvaloff.
Mais pas la moindre trace d'un atelier de fabrication, et Bojarsky nie formellement toute activité de faux-monnayage.
C’est alors qu’un inspecteur, par accident, fait tomber un verre d’eau sur le linoléum et voit le liquide disparaître en un instant. Intrigué il s’approche, découvre une fente et, sous le lino, une trappe dissimulée. Non loin de là, le mécanisme qui en permet l’ouverture : la cache secrète du faussaire est ainsi mise à nu, avec le matériel nécessaire à la fabrication des faux et plus de 30 millions d’anciens francs en coupures planquées dans des caisses. Bojarsky passe aux aveux en disant au commissaire Benhamou qu’il n’a agi qu’à seule fin d’améliorer son ordinaire et le quotidien de sa famille.
Aussi incroyable que cela paraisse, Bojarski avait fabriqué durant vingt ans pour 300 millions d’anciens francs de papier-monnaie en mixant dans un robot-ménager du papier à cigarettes et du papier calque. Pour sélectionner les couleurs, les répartir, faire la taille douce, presser, encoller le papier après l'impression, vieillir enfin les coupures, il avait conçu lui-même un équipement sophistiqué à partir de pièces différentes achetées ici ou là pour n'éveiller aucun soupçon. Afin d'écouler discrètement sa production, le précautionneux Bojarski avait sillonné la France entière, toujours de nuit, de Paris à Marseille ou à Lille, achetant, ici un stylo, là un paquet de cigarette ... sans même jamais prendre une chambre d'hôtel ! Et puis un jour, lassé de tant de voyages, il commit l’erreur de vendre à l’un de ses amis un lot de billets pour 62,50 NF pièce, en lui disant : « mes billets sont aussi beaux que les vrais, je n'ai jamais eu d'ennuis ». Imprudence qui lui coûta cher. Il eut beau lui recommander expressément de continuer la mise en circulation homéopathique que lui-même avait respectée, et de ne surtout acheter les bons du Trésor à la Poste qu'avec des billets authentiques, Dowgierd décida de mettre dans le coup son beau-frère Chouvaloff qui, plus pressé et moins prudent, commit la faute fatale.
Le commissaire Benhamou a évoqué les révélations pleines d'orgueil de cet ancien élève de l'institut polytechnique de Dantzig, ingénieur et petit inventeur aussi génial que méconnu, aussi commun que romanesque. En l'entendant, dit-il, on croyait écouter la conférence d'un éminent professeur d'université.
Bojarski fut condamné à 20 ans de prison (condamnation indulgente, car le bagne et les travaux forcés, de rigueur pour les faux-monnayeurs, avaient été remplacés par la prison à perpétuité) ; il bénéficia finalement d’une remise de peine pour bonne conduite. On le libéra après treize années d'incarcération.
A présent, on parle d'un Bojarski chez les billetophiles comme d'un Cézanne chez les amateurs d'art ; loué soit le faux-monnayeur ! Sa contrefaçon du billet ce 100 NF est un chef-d'œuvre du genre, recherchée par les collectionneurs du monde entier. Son histoire hors du commun, sa personnalité de rond de cuir, son entreprise de solitaire fascinent. La signification si arbitraire de la richesse, l'aspect dérisoire de la monnaie fiduciaire, et l'ambiguité de la valeur attribuée aux choses, son oeuvre ne nous en offre-t-elle pas encore, en temps de crise, la plus joyeuse démystification ?


Faux 100 NF Bonaparte réalisé par Ceslaw Bojarski
22:06 Publié dans Des inconnus illustres, Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (28) | Tags : faux-monnayeurs, bojarsky, billets français, napoléon bonaparte |
Commentaires
Écrit par : Tang | samedi, 10 janvier 2009
Écrit par : Porky | samedi, 10 janvier 2009
Écrit par : Simone | samedi, 10 janvier 2009
Impressionnant, n'est-ce pas ?
Le faux-monnayeur est une forme de héros parfait, et finalement, peut-être même de justicier, non ? Quand on sait quels mensonges et quels crimes la généralisation de la monnaie papier aura cautionnés...
Écrit par : solko | samedi, 10 janvier 2009
Écrit par : solko | samedi, 10 janvier 2009
Oui. L'affaire avait fait grand bruit à l'époque. Je crois que Bojarsky avait fasciné non seulement le tailleur de la rue du Regard, mais aussi une grande partie de l'opinion publique, y compris d'ailleurs, ce qui est le plus drôle, le commissaire Benhamou...
Écrit par : solko | samedi, 10 janvier 2009
Je souhaite égoïstement que la réserve de la Banque de France en fiduciaire soit inépuisable, ne serait-ce que pour lire vos Anciens Francs...
Écrit par : Tang | samedi, 10 janvier 2009
http://tangleding.hautetfort.com/archive/2009/01/10/exegese-d-un-lieu-commun-inspire-d-une-histoire-vraie.html
Écrit par : solko | samedi, 10 janvier 2009
Merci pour le lien, c'est en fait la note qui trainait manuscrite dans mon carnet... On ne peut rien vous cacher.
PS: Je suis en train de sonder divers ami(e)s lyonnais(es) pour déterminer les dates de mon escapade chez vous... Dores et déjà, je resterai trois ou quatre jours je pense dans la semaine du 14 au 22 février sans doute (avec un WE dans le lot). La Cloche n'a donc qu'à bien se tenir. Je vous envoie un mail dès que j'en sais un peu plus.
Tanguy
Écrit par : Tang | samedi, 10 janvier 2009
Écrit par : Frasby | samedi, 10 janvier 2009
C'est un scandale. Nous nous plaindrons à La Halde.Votre billet est une injure aux beaux-frères.Les descendants de Monsieur Chouvaloff viennent de nous informer.Croyez, etc etc.
Écrit par : Association des Beaux-Frères de France | dimanche, 11 janvier 2009
Écrit par : solko | dimanche, 11 janvier 2009
Écrit par : solko | dimanche, 11 janvier 2009
Que voulez-vous que je vous dise ! Si les Belles soeurs n'étaient pas si acharnées aux soldes, leurs maris n'iraient pas à la Poste échanger de vrais bons du trésor contre des faux-billets ! Adressez-vous aux associations des commerçants qui soldent leurs cochonneries à des prix encore trop élevés pour le maigre pouvoir d'achat des Beaux-Frères !
Écrit par : solko | dimanche, 11 janvier 2009
Cette histore me fait rêver. Littéralement rêver.
Écrit par : S Jobert | vendredi, 16 janvier 2009
Qu'on trouve à la rubrique "Nouvelles", colonne de gauche en bas, avant les vidéos-documents, ou bien à la date du dimanche 19 août 2007.
Bonne lecture. Jubilation garantie, la modestie de l'auteur dût-elle en souffrir.
Écrit par : michèle pambrun | vendredi, 30 janvier 2009
Il y a des artistes imitateurs déconcertants. J'en ai connu un capable de reproduire avec une absolue fidélité des meubles et des tableaux; Pour ne pas être accusé de contrefaçon, il les réalisait à une échelle,légèrement, réduite . Il faisait de la restauration de grande qualité dans un secteur où on trouve à boire et à manger. Poussé à créer, il ne put, à ma connaissance, jamais franchir le pas. Il se contentait de se confronter aux maitres par ses imitations; Il ne trafiquait pas , non pas par sens de la légalité mais par respect pour les créateurs. A moins que sa prudence était plus grande que celle de votre empereur.
Merci du billet!
Écrit par : patrick verroust | samedi, 28 janvier 2012
Écrit par : S Jobert | samedi, 28 janvier 2012
Écrit par : solko | dimanche, 29 janvier 2012
A lire aussi : le "Faux et faussaires" de Brian Innes, qui aborde toutes les plus grandes histoires de faux dans tous les domaines, des billets et timbres aux tableaux et antiquités...
Écrit par : Sophie K. | dimanche, 29 janvier 2012
Écrit par : solko | dimanche, 29 janvier 2012
Écrit par : patrick verroust | dimanche, 29 janvier 2012
Écrit par : patrick verroust | dimanche, 29 janvier 2012
Écrit par : solko | dimanche, 29 janvier 2012
http://solko.hautetfort.com/archive/2009/04/05/le-dernier-franc.html
Noben clerute...
Écrit par : Michèle | mercredi, 01 février 2012
Écrit par : nappi | mercredi, 20 février 2013
C'est une histoire qui remonte à 50 ans Un vrai artiste
ce n'était pas un chercheur , mais un trouveur comme moi quelques décennies plus tard un type bien qui n'aurait jamais du aller en prison Mais lui comme moi nous y sommes alles , mais moi je n'y couche jamais j'y soigne
Écrit par : peugnet | mardi, 02 décembre 2014
merci de votre témoignage
Écrit par : solko | mardi, 02 décembre 2014
Les commentaires sont fermés.