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mercredi, 20 juin 2012

Dater sa colère - Solko a cinq ans

J’aime vraiment cette idée de dater sa colère, suggérée par Baudelaire dans son célèbre texte Fusée. Dater sa colère, c’est l’envisager comme une histoire. Lui attribuer un début et peut-être aussi une fin. Solko, ce blogue, est né un jour de juin 2007 – cinq ans déjà –d’une colère diffuse, confuse : une colère politique issue non pas de l’élection de Sarkozy, (président contre lequel tant de blogues furent créés - Sarkofrance est mort avant-hier), mais contre le hold-up électoral du NON à  la Constitution Européenne auquel Hollande, cet espèce de SarkoII, a contribué à l’époque à part égale avec son PS droitier. Une colère esthétique contre l’euro, monnaie sans hommes ni femmes. Une colère existentielle contre la médiocrité des temps, contre ma propre médiocrité, englué dans un quotidien de moins en moins satisfaisant. Une colère contre l’indécence de ces temps.

J’avais écrit un polar il y a longtemps, polar dont le héros, à peine sorti de l’adolescence, après avoir rêvé d’une vocation monacale, s’était fait justicier. Un mauvais roman empli de clichés, mais le nom du personnage, Solko, m’était resté. Et comme il favorisait un bon référencement sur Google, ce blogue prit ce nom.

Et voici qu’il a cinq ans aujourd’hui et que je relis, une fois de plus, ce beau texte de Baudelaire.


 

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Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu'est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? — Car, en supposant qu'il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l'état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d'en parler et d'en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d'aînesse; mais le temps viendra où l'humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême. L'imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s'ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n'est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m'importe le nom. Ce sera par l'avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d'ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s'enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d'un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d'alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu'on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l'étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu'impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l'argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l'idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu'elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n'es aujourd'hui, — tu n'y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l'homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d'autres se délicatisent et s'amoindrissent; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! — Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s'ils ne sont pas venus, et si l'épaississement de notre nature n'est pas le seul obstacle qui nous empêche d'apprécier le milieu dans lequel nous respirons?

Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d'un prophète, je sais que je n'y trouverai jamais la charité d'un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l'œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu'un orage où rien de neuf n'est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l'avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n'être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare :

"Que m'importe où vont ces consciences ? » Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d'œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère.

 

Charles Baudelaire, Fusées.



04:21 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : baudelaire, littérature, solko, poèmes en prose, fusées, dater sa colère | | |

Commentaires

Très beau texte de Baudelaire dont je découvre la prose, ne connaissant que sa poésie dont j'aitéléchargé Les fleurs du mal pour m'essayer à la lecture numérique. Ce texte fait penser aux écrits de combat de Bernanos que l'on peut lire en poche chez Folio.

Écrit par : Jérémie | mercredi, 20 juin 2012

Any where out of the world
N'importe où hors du monde

Baudelaire, à qui je pensai hier soir...

Écrit par : Anne D. | mercredi, 20 juin 2012

Je ne connaissais pas non plus ce texte. Prophétie accomplie, et l'honneur a disparu.
Ah, si nous pouvions faire mentir les poètes en étant plus nombreux à dater nos colères, et à ne jamais les dissoudre dans l'oubli...

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 20 juin 2012

(PS : Bon anniversaire ! ) :)

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 20 juin 2012

Il y a quelque chose d'étrange dans la durée, je veux dire celle des nos blogs par exemple. Rien de prémédité vraiment, plusieurs fois j'ai songé arrêter, ça s'est prolongé et ne sais jusqu'à quand ça durera. Expérience commune sans doute

Écrit par : solko | mercredi, 20 juin 2012

Absolument. C'est cyclique : une ou deux fois par an, j'ai envie d'arrêter. Pis paf, un truc m'agace, ou j'ai une idée et un peu de temps, et ça repart...
(Quelles belles rencontres on fait, grâce au web, aussi ! Rien que pour ça, on a envie de continuer.) ;)

Écrit par : Sophie K. | vendredi, 22 juin 2012

Dénoncer l'indécence et ses impostures, je trouve cela très bien . Le pamphlet de Baudelaire, enragé et visionnaire dépasse le romantisme parce qu'il échappe au passé et se projette dans l'avenir même si la vision est désespérée. La médiocrité est un vaste sujet. Combattre ses lâchetés quotidiennes, au moins en avoir conscience est un devoir d’honnête homme. Accepter la mort de l’héroïsme, une répartition juste du du pouvoir et des richesses conduit à se contenter de trouver le sublime dans la modestie, le dépassement, dans les petits riens du quotidien.Dans un univers accepté grégaire, la poésie n'est plus alors esthétique mais devient un cri identitaire.

Écrit par : patrick verroust | mercredi, 20 juin 2012

Avec tous les risques de médiocrité ou de négligence que cela comporte.

Écrit par : solko | mercredi, 20 juin 2012

Zut ! Sophie, vous m'avez piqué ce que je voulais dire !
...
Joyeux anniversaire Solko !

Écrit par : Benoit | mercredi, 20 juin 2012

Une année de plus se tire. Faudra arroser ça tantôt.

Écrit par : solko | mercredi, 20 juin 2012

Solko:

Je vous trouve des correspondances avec Peter Handke dans vos révoltes et vos colères. J'admire l'écriture inimitable de cet écrivain, le courage de ses résistances et de ses rebellions même si je ne partage pas tous ses points de vue.

Écrit par : patrick verroust | jeudi, 21 juin 2012

Vous m'honorez, Patrick.
Je ne connais pas assez cet écrivain pour comprendre ce que vous m'en dites, mais vous me donnez envie de m'y plonger un peu, après ces interminables journées d'interrogation...

Écrit par : solko | jeudi, 21 juin 2012

que dire de plus…
Je salue votre mérite et celui de vos prédécesseurs connus, reconnus ou à reconnaître. Faîtes-vous œuvre de salubrité publique ou de largage personnel ? Parfois les deux, ou tantôt l'un, tantôt l'autre…
Pour la postérité ? qui sait (il y a des ordinateurs dans la région parisienne qui enregistrent tous nos écrits sur le net afin de garder des traces de notre présent pour les générations futures !)
En tout cas votre blog nous/m'ouvre parfois des horizons, ce n'est pas si mal. Merci pour votre ténacité, cela n'est pas facile non plus dans un monde de possible et de ventre mou.
À votre continuité !

Écrit par : FOurs | dimanche, 24 juin 2012

Bien la nouvelle bannière !

Écrit par : FOurs | dimanche, 24 juin 2012

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