mardi, 14 octobre 2014
Lettres et durée
Celui qui dessinait des lettres destinées à être fondues, c'est-à-dire à s’inscrire dans une durée préméditée, leur imprimait une trace de lui-même et de son temps Mais à l’heure actuelle, « il est très difficile de gagner sa vie en dessinant et en commercialisant ses propres caractères, même s’ils ont du succès », constate Lewis Blackwell dans son livre Typo du 20° siècle.
Ainsi, ce qui fut vrai de Manuce et de Garamond, de Didot et de Morison, d’Eric Gill et même encore de Cassandre ou d’Excoffon, ne l’est plus aujourd’hui d’un dessinateur, fût-il le plus doué. Car lorsqu’un métier « ne paye plus », plus rien ne sort de lui. C’est un fait qui se vérifie un peu partout de nos jours, dans la typographie, certes, mais également dans tant de techniques et d’arts où la standardisation va de pair avec la démocratisation, la médiocrité avec la massification, le talent de tous avec celui de personne.
Quand je pense au mal que nous avons pris de naître, et à celui que nos parents ont eus à nous élever, et tout ça pour assister à ce naufrage lent, du politique, de l’esthétique, de l’éthique, à ce dépérissement de la qualité et de la vigueur, au profit de la quantité et de la malfaçon. Quand je vois la médiocrité galopante des individus qui siègent au sommet de l’Etat, celle de ceux qui, un peu partout, prostituent le beau nom d’artiste, quand je vois le culte rendu à des sportifs et à des comédiens pelliculés, je me réjouis de sentir que la plus grande part de moi échappe encore à leur société et à leur monde, malgré tout le temps que j’ai passé dedans pour gagner ma vie.
Je me réjouis d’être ému (parfois jusqu’aux larmes) par une statue du Juste, tout noir de suie, tenant l’Enfant dans ses bras dans la pénombre d’une chapelle, ou silencieux durant des heures à me répéter la beauté d’un poème appris autrefois dans un lycée de pierres, ou, mieux encore, d’une prière tenue jadis de l'Eglise et redite mot à mot, syllabe par syllabe et presque lettre par lettre, comme si je les dessinais dans ma seule pensée en articulant leurs lettres de caractère, dans le silence et la solitude de l’instant unique, et qui file.
Catalogue des fonderies Deberny et Peignot,
23:09 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française, Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : peignot, morison, manuce, garamond, gill, didot, cassandre, excoffon, typographie, blackwell |