Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 10 juillet 2008

Le Bât d'Argent (Joseph Jolinon)

 « Moins de dignité, un peu plus de fric » : La formule résume la triple crise, économique, morale  et religieuse, qui cingle de plein fouet la bourgeoisie lyonnaise au cours des années trente, et dont témoigne le cycle des trois romans que le romancier Joseph Jolinon consacre à la décomposition d’une famille, les Debeaudemont. La question romanesque de la transmission (celle de l’argent, celles des sentiments, des comportements, des valeurs) est au centre crucial des enjeux sur lesquels reposent les intrigues entremêlées : Tout comme la mère, fille de financiers « apparentée à ce que Lyon compte de bourgeoisie ancienne restée pure de mésalliance », a tenté comme elle le pouvait, durant les deux premiers tomes, de concilier adultère et catholicisme,  le fils va longtemps hésiter entre sa passion, qu'il croit sincère, pour une dactylo de la Guillotière et la dot, qu'il sait nécessaire, que lui tend un des partis les plus intéressants de la ville :

 "Les heures se succèdent, sonnées avec lenteur par les églises de la ville ancienne, aux cloches différentes, éveillant les souvenirs de combien de générations retournées en poussière, parmi lesquelles combien de fils de familles tombés dans les bras de filles du peuple ! Pathétiques nuits lyonnaises au bord de la Saône au calme plat, fenêtres closes et feux éteints, toutes barques amarrées Nuits en mouvement perpétuel d'eau qui coule des collines et des brumes qui renaissent pour s'évanouir, vouées à la vie secrète"

Quant au père, on sait depuis la fin de L'Arbre sec qu'il a fini suicidé dans la Saône.  A la fin de ce tome III (Le Bât d’Argent), son digne rejeton qui finit marié à une femme qu'il n'aime pas s’exclame :  « ça m’est égal,, pourvu que ça dure autant que moi » : Moi ! Tel sera donc le mot de la fin de la trilogie, et on sait combien, dans un roman bien ficelé, ce dernier mot compte. Comment mieux mettre l’accent sur cette montée en puissance des divers individualismes qui structurent l’ensemble des conflits présents, conflits que ni l’époque ni la ville n’ont les moyens d’absorber ? La scène durant laquelle est estimée à son juste pesant d’or la valeur de l’héritage qui a survécu aux affres de quatorze-dix-huit,  mille neuf cent dix-sept et mille neuf cent vingt-neuf est, à ce titre, éloquente :

« Emprunt de l’Etat Russe, à quatre et demi Obligations de cinq cent francs...

-          Combien ?

-          Cent soixante.

-          Quatre-vingt mille francs qu’il a mis là ! Une part de la dot de ta mère Ca vaut quinze cents francs le tout, à l’heure actuelle. C’est quand même foutant ! Continue !

-          Cinquante emprunts à Saint-Pétersbourg, 1912

-          Même chose. Passons !

-          Brazil Railway Company, six pour cent, 1913. Vingt obligations ...

-          Ce n’est plus côté depuis cinq ans il y a un procès… »

Cela se poursuit durant des pages : moment pathétique durant lequel le Bât d’Argent, point encore absolument vide, se découvre tout de même pathétiquement bien entamé : « La génération qui borde le ciel de nuées tragiques n’est pas celle qui reçoit l’averse », en conclut le fils de famille  à une autre page du roman. Belle formule, et comme vouée à être répétée fort amèrement par chaque génération qui suit l'autre : « Tout nous dit que nous ne vieillirons pas comme vous, derrière des banques et des frontières barbelées, jouissant à loisir du droit de cultiver les arts, de gominer nos phrases et nos cheveux blancs ». Tandis, donc, que le fils se console dans les bras de sa maîtresse, une fille du faubourg avec lequel il apprend durant quelques jours à regarder le monde d’en bas, et pour laquelle il vendra tout de même, avant qu'elle ne meure, "la moitié de son paquet de titres", sa digne mère - à qui tout le monde répète que le deuil lui va bien - contemple inlassablement des paysages :  « Que de laideurs démocratiques », soupire tristement la dame de Lyon, sur le point d’arranger le mariage du dernier représentant des Debeaudemont  du haut du fort de Loyasse,  «que de laideurs », comme « une offense à sa jeunesse »,  «les  jardins ouvriers »  et  «les habitations à bon marché » qui fleurissent et sur la colline et la défigurent...

Avec ce mariage final, chacun peut penser que tout va rentrer dans l’ordre, la loi voulant que 1934 suive harmonieusement 1933, lequel se serait en toute simplicité substitué à 31-32, avec la même allégresse qu'un pas de danse sur un parquet ciré ; le père aurait remplacé le fils et la dame de Lyon pourrait retourner prier à Fourvière en compagnie de sa bru, en toute tranquillité. Mais le romancier nous rappelle discrètement qu'entre 1931 et 1935, des événements se sont déroulés en Europe : mines qu'il dépose, en quelque sorte, les pas de personnages moins avertis qu'il ne l'est. On comprend que ce mariage sera le commencement d'une autre dégringolade.

Certes, Joseph Jolinon n'a pas ce style claironnant, parfois flamboyant qu'on reconnait - et moi le premier - à Henri Béraud. C'est un auteur au verbe plus neutre, qui décline son phrasé un ton en-dessous. Il a cependant une façon malicieuse de travailler le cliché, en artisan de la langue conscient et soucieux du bel ouvrage. Cliché, mis au service de la lucidité. La critique de l'époque l'a souvent comparé à Montherlant (en raison, sans doute, de son discours récurrent sur l'avènement du sport). Ce qui m'intéresse chez lui, c'est sa façon de tirer un parti romanesque de la crise insoluble que traverse la société bourgeoise des années trente. Avec cette trilogie qui mériterait une réédition, il brisait, pour ses contemporains qui se croyaient "à l'abri", une illusion très vivace dans la France de son temps - et qui l'est certainement dans celle du nôtre  : celle  qu’on pourrait, au nom du droit magique que confère la "mondanité", échapper aux violences des remous de l’Histoire, au nom des droits de l'homme et de ceux du chrétien, court-circuiter comme par enchantement ceux, toujours prégnants en littérature et ailleurs, du Destin.

 

 

 

19:32 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, jolinon, lyon, roman, romans, culture | | |

mercredi, 09 juillet 2008

L'Arbre sec (Joseph Jolinon)

L'Arbre sec : Deuxième volet de la trilogie consacrée à la famille Debeaudemont, qui fait suite à Dame de Lyon. L'Arbre sec, c'est d'abord le nom d'une rue du centre-ville; d'après le   dictionnaire des rues de Lyon de Brun de la Valette (qui reste la petite Bible en matière d'histoire locale des rues à Lyon), d'après lui, donc, l'appellation est attestée depuis le quatorzième siècle, ce qui fait un sacré bail. Allez savoir pourquoi cette rue, comme celle du Bât d'Argent, (dernier titre de la trilogie de Jolinon dont on parlera bientôt ici-même), a résisté à cette mode stupide inventée par le stupide dix-neuvième siècle, et qui consista à rebaptiser les rues avec des noms d'hommes célèbres, avec l'idée bien bourgeoise d'édifier et d'instruire le peuple de cette manière-là. C'est comme ça qu'ont disparu de nos plans des noms comme « la Truie qui fyle », « les Deux-Angles », « le Mont-sauvage », « Boucherie » et autre « Enfant qui pisse »

 

Le flâneur (comme l'habitant) connait-il mieux, pour autant, le nom des maires, conseillers d'arrondissements, professeurs, docteurs, avocats  et députés de la Troisième, Quatrième (voire Cinquième) République encartés en bleu au coin d'la rue? C'est improbable...

Brun de la Valette, donc, je le cite : "Cette rue était principalement habitée jadis par des potiers, tuiliers, "tupiniers" Son nom provient d'une enseigne (alors au n° 15), évoquant probablement l'arbre toujours vert d'Ebron, qui se dessécha à la 772533361_3.jpgmort du Christ". Vous verrez que ce détail a son importance dans l'affaire qui nous occupe, or donc, retenez-le bien  L'érudit local rajoute dans son article des choses qui peuvent nous intéresser aussi, bien qu'elles ne concernent pas directement le livre de Jolinon : Comme par exemple que les Charly, dits Labé, cousins de Louise, y vécurent un temps. Ou bien qu'au dix-neuvième siècle, cette rue coupe-gorge non loin du quai Bon Rencontre  était un repaire d'ouvriers tisseurs. Bon ! Passons à Jolinon.

Le premier volume s’était achevé par le renoncement à l’adultère d’Alice, le deuxième reprend la maille avec la rencontre qu’elle fait de son fils, le beau Jacques, au bras de sa meilleure amie d’enfance, dans une « maison de nuit »  des Célestins, en compagnie de celui-là même qui faillit devenir son amant : « La distance qui l’éloignait de son fils et de son ami égalait celle qui la séparait de son mari ». Pour chasser ses démons, la « dame de Lyon » songe donc à s’occuper l’esprit en occupant un emploi. Mais que choisir ? La situation économique générale n’est pas rose :

« En dix ans de paix, les capitaines d’économies avaient si bien travaillé au bonheur du genre humain qu’il en résultait une crise sans précédent et que la plupart des entreprises d’un intérêt général, pour ne pas dire national, couraient à la faillite. » Jolinon observe la société du Rotary, et enregistre les mutations de son temps : « l’homme de la soie » n’est plus le seul à pontifier : « On entourait surtout celui de l’automobile De même ne témoignait-on plus qu’une déférence modérée aux chefs de la banque et de la dorure, qui faisaient figure d’âmes en peine. En revanche, l’homme du ciment paradait. Et l’homme des produits chimiques avait le verbe haut. » Pendant ce temps, une affaire criminelle empoisonne le quartier de la Guillotière : le mutilé de guerre (époux, on s'en souvient, de la femme de ménage du couple Debeaudemont), a été retrouvé assassiné dans son logis.  C’est sa femme qu’on accuse. Comme désemparée par tout ce qui l'entoure, après tout un périple intérieur, Alice (qui ignore qu’elle est toujours filée par un détective payé par son mari) cède finalement aux avances pressantes du meilleur ami de son fils. Si, si ! Certain d’être cocu, Debeaudemont-père  s’exclame en lisant le rapporrt de l'agence qui file tout :

« Alice est victime du monde moderne! Moi-même, parfois ! On a le sentiment de s’agiter en pure perte».

Quelque chapitre plus loin, on retrouve Alice face à un vieux médecin lui annonçant qu’elle est enceinte. Naïve malgré son âge, elle s'imagine un instant pouvoir faire le bonheur conjugal de son jeune amant, à qui elle avoue à demi-mots les choses. C'est une « bovaryque », pense d'elle son confesseur (joli trait d’époque) ...  Evidemment, elle se fait rabrouer : «Il est selon moi infiniment risqué de faire des gosses à l’heure actuelle. Sans parler de la responsabilité qu’on encourt à mettre au monde un être peut-être bête, ou mal fichu, rachitique ou excité, voué en tout cas par le monde, la famille, les nourrices, les bonnes, les pions, les adjudants et autres militaires à des embêtements si exténuants que, de deux choses l’une : ou il se révoltera s’il a quelque vigueur, ou il moisira jusqu’à sa mort sans pouvoir se délivrer. » Voilà bientôt la « dame de Lyon » en train de quémander une adresse de confiance auprès de sa meilleure amie, maîtresse de son fils, dame pécheresse d'expérience.

Le roman s’achemine ainsi vers une fin toute tracée. Après un avortement réussi parce que, suggère cyniquement l’auteur, il ne fut pas «un avortement de  de pauvres », Alice erre un temps de maison de repos en confessionnal, avant d’arriver à exercer une profession, dans un hôpital pour enfants, puis dans un asile d’aliénés, où elle tente, entre deux confesseurs, de se racheter une conduite. L’Arbre sec, dans tout cela, qu’en est-il de l’arbre sec ?  Vous souvient-il de l'arbre toujours vert d'Ebron, lequel se dessecha à la mort du Christ ? Non ? C'est que vous êtes distrait.  En tout cas, ce qui demeura vivant jusqu'alors cessa de l'être, et tel est le commencement de la dernière page du second tome de Jolinon : 

« Sur le bas port, en amont du pont de la Guillotière, des mariniers se rassemblaient  Un noyé attirait leur attention. Ils formaient le cercle en le voyant bien mis, frais, décoré de la Légion d’Honneur, et se gardaient de le toucher en attendant la police.  Debeaudemont était de biais, près d’un tronc d’arbre, les jambes allongées, encore mobiles dans l’eau, le haut du corps raidi, la tête nue, l’œil droit fermé, l’œil gauche entrouvert, louchant vers son ruban. Il n’avait pas quitté son parapluie.»

Voila donc un roman (édité par Rieder, voir note précédente sur Dame de Lyon ) qui fit l'un des succès de l'été 1933 et qui est, il faut bien le reconnaitre, parfaitement oublié. Il y a là-dedans un peu d'injustice.

Par conséquent, si vous aimez chiner dans les vide-greniers ou les brocantes, si vous aimez les tapisseries d'alcôve à rayures et à fleurs (on n'en trouve de moins en moins - notez-le bien) ou bien les réveille-matin mécaniques en faux-marbre et leur clé qu'on remonte à la main, vous aimerez forcément l'ambiance un rien fané, un rien coquine, un rien tragique qui s'en dégage. C'est du Flaubert revisité par Colette et mis à la sauce andouillette, ce qui n'est pas rien ! C'est bien écrit et l'histoire est menée par un romancier qui connait son métier, même s'il n'est ni Proust, ni Céline.

00:44 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, nom de rues, arbre sec, lyon, jolinon, romans | | |