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mardi, 27 novembre 2012

Ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient

La gnôle : S’il y a un fil conducteur à ce bref roman d’Elie Treese publié par Allia, c’est bien ça, la gnôle. Boire trop de gnôle, « c’est ce qui fait qu’un péquenot se met à réfléchir ». Et c’est la gnôle aussi, nous dit-on,  qui « forge des philosophes merdeux ». Quatre personnages dont Maroubi, le narrateur, « un jeune gars qui voudrait bien faire », quatre personnages venus « faire un travail sur un chantier » : Maroubi, Hadès, Low et Her Majesty.

Leur travail ? Voler du gasoil.

Le gasoil, c’est l’autre fil conducteur du récit, il incarne la quête des personnages puisqu’il s’agit de le siphonner dans des camions au bout de la nuit. Il est le pendant de la gnôle, la métaphore du sens qu’on va mendier auprès des autres, de l’énergie dont il faut se remplir pour que l’action mène quelque part lorsque, comme eux, on se retrouve condamné à la stagnation.

Demeure le chantier, le lieu même du récit. En littérature, un non-lieu est toujours allégorique de quelque chose, de l’œuvre, par exemple, en train de se désirer, de se rêver, de prendre forme, de s’épuiser aussi. Elie Treese est nostalgique d’une écriture qui ne serait pas que du dire conjoncturel, d’une littérature qui ne serait pas que du marketing. Il est adepte de la phrase errante, celle qui sans guillemets récupère d’écho en écho paroles et pensées de chacun de ces personnages immobilisés par le froid dans la répétition, dans le style. Avec eux, on campe en cette écriture, plus qu’on ne la lit. Immobilisé par le froid du non lieu, de la rétention de l’action.

Ce qui attend les hommes après la mort, avança un jour Héraclite, est ni ce qu’ils espèrent ni ce qu’ils croient, et c’est de cette citation que le nostalgique Elie Treese a tiré son titre : Hésitant sans cesse entre deux références, l’écrivain pastiche autant la parole de Steinbeck que la langue de Beckett, sans qu’entre la tentation de l’action et celle de l’absurde, rien vraiment ne se décide. Dans cet étrange statu quo, le texte se déplie. Couverture et incipit :

 

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J'ai planté deux doigts dans la terre et j'ai sorti un peu de cette terre froide et humide et j'ai dit alors on est tous un peu comme ça, on est tous un peu comme cette terre qu'on peut prendre dans la main et serrer dans la main et écarter dans la main jusqu'à ce qu'elle tombe en morceaux sur le sol et j'ai dit aussi ça ferait comme une sorte de tas si d'un coup on se mettait tous à effriter la terre avec nos mains pour voir si on arrive à quelque chose, simplement si on arrive à faire une chose qui sorte un peu de l'ordinaire. J'ai regardé sur le côté et j'ai dit merde Hadès, c'est pourtant vrai qu'elle doit être importante, cette terre, et d'ailleurs, il n'y a rien que j'aime plus que de m'asseoir ici sur les feuilles quand ça fait juste un peu froid au cul, et ça doit ressembler un peu à l'ancien temps, tu sais, l'ancien temps comme tu disais, avec des types qui en avaient parce qu'on n'était pas encore rendus dans un monde de mange-merde...

mardi, 28 février 2012

Classé sans suite

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Patrik Ourednik

Les éditions Allia viennent de publier un court roman de l'écrivain tchèque Patrik Ourednik, Classé sans suite. Original, le récit débute véritablement au chapitre deux, sur un banc : « Les arbres recyclaient le gaz carbonique  dans la crainte de Dieu ». Nous nous trouvons à Prague, aux cotés d'un héros vieillissant, dans un espace fraîchement recomposé par les incessantes turbulences du siècle : «Le banc de Dyck se trouvait sur une place presque villageoise, limitée d’un côté par une église, de l’autre par d’anciennes écuries, aujourd’hui musée Andy Warhol. Les écuries dépendaient d’un relais de chasse, aujourd’hui Académie des Beaux-Arts ; sous le régime précédent, elles abritaient le musée de la Résistance ouvrière ».

Aussi ironique que savant, le récit d'Ourednik se découvre truffé d’habiles clins d’œil à divers auteurs ou traditions romanesques, lesquels, dans l'arrière-pays de l’intrigue, ouvrent de multiples horizons littéraires qui sont autant de pistes pour interpreter l'histoire :

- Clin d’œil à Romain Gary, puisque le personnage principal a écrit, sous le pseudonyme de Viktor Jary, un roman intitulé La vie devant soi. « qui a dû sortir en1974 ou 1975 ». (p103).

- Clin d’œil au Gide des Faux Monnayeurs avec une figure du romancier ouvertement mise en abyme ; Clin d’œil à Diderot, ouvertement pastiché au chapitre XXIV : « Lecteur ! Notre récit vous parait dispersé ? Vous avez l’impression que l’action stagne? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous ; les chances sont égales. D’autres trépassèrent, oyez ! nous mourrons tous ! Qui c’est qui sait comment ça finira ? On s’embrouille parfois dans sa propre vie sans même s’en apercevoir ; il en va de même pour les personnages de roman.».

- Clin d’œil à Beckett puisque le récit commence sur un banc, avec des personnages qui n’ont plus rien à se dire depuis longtemps, dans un pays  où « la plus haute manifestation de l’intelligence consiste à répéter ce que quelqu’un a déjà dit ».

- Clin d’œil à Simenon, avec une sorte de Maigret tchèque qui enquête sur des éléments disparates, comme un crime vieux de quarante ans, un suicide, des incendies ou un viol plus récents.

- Clin d'œil à Borges et Joyce, et à tous les grands maîtres de la déconstruction littéraire, avec en guise d’ouverture un chapitre un en gambit du Roi, le récit lui-même ne débutant qu’au chapitre deux et ne s’achevant (comme l’enquête) que dans un calembour, le titre Classé sans suite désignant in fine le caractère incomplet, inachevé (qu’on soit commissaire, romancier ou lecteur) de toute recherche de sens  : « Nous naissons dans un roman dont le sens nous échappe et le quittons sans avoir rien compris » (p 143)

Non sans ingénuité, l’éditeur offre en guise de mode d’emploi ou de guide de lecture une longue postface signée Jean Montenot, qui explicite la démarche de l’écrivain  sur le ton professoral de l’essai universitaire.

Le caractère inabouti de l’intrigue ainsi que les jeux d’érudition frôlant parfois le pastiche de son auteur peuvent légitimement laisser pantois un lecteur, qui se sentirait par ci moqué, par là manipulé. En fin classique « pour qui tout est dit et l’on vient trop tard », Patrik Ourednik, traducteur de Rabelais en tchèque,  l’avertit à sa manière, avec beaucoup d'esprit :

« - Du nouveau ? Il serait temps, dit le plus vieux au plus jeune

   - Si vous croyez que c’est facile! » (p 75)

 

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Un bref entretien avec Ourednik, à lire ICI.

07:33 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : classé sans suite, patrik ourednik, allia, prague, littérature, roman | | |

dimanche, 30 octobre 2011

Repas de morts

Sur la table littéraire de « cette vieille chienne d’Europe », dans sa chambre « à deux pas du Père-Lachaise », un homme « soulève le couvercle » puis, lentement, mot par mot, en langue française, déguste ses morts. Mère, grand-mère, père, tante, soldats, tous. Ce repas, qui est autant un prétexte à la réminiscence qu’une occasion de se repaître sera sans aucun doute l'une des plus heureuses surprises de cette rentrée.

Repas de morts, le premier roman écrit en français par Dimitri Bortnikov, se déplie à partir d’un centre ambitieux, au cœur-même de l’intelligence de son narrateur, dont ne s’évade que très rarement la conscience de la mort. En quatre parties, le lecteur chausse donc l’esprit finement torturé de Dim, l’immigré déclassé venu des steppes, là où s’ennuya si douloureusement durant des siècles l’âme russe.

 

L’histoire en arrière-plan, tout d’abord. La lointaine, celle de ces yakoutes « christianisés par force » (p64), de ces cosaques de Pougatchev,  maté par Souvorov et Catherine II : « Il sera traquenardé Pougatchev. Dans la steppe – attrapé ». Quand on est trahi – elle est petite la grande steppe… Amené dans une cage auprès de Catherine II, il sera silencieux. Ce sera long… Ils lui couperont les oreilles. Puis les bras. Puis – les jambes. Les yeux dans les yeux ils étaient, comme disent les témoins. Elle n’a pas quitté ses yeux jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Il mourra silencieux, cosaque. » (p35).  Celle d’Octobre, ensuite, qui l’a, dit-il non sans humour, « laissé dans le rouge» : « Je suis dans le rouge. C’est énervant… Je suis dans  la misère. Comme toujours, je cherche un cinquième coin. Quand je pense à mon arrière-grand-mère paternelle … Eudoxie…. Elle avait des domestiques ! Elle se mélangeait pas au peuple… Pas du tout et puis la Révolution ! L’Octobre les a tous touillés : » (p 63)

La sienne ensuite, l’expédition à Tiksi, sur la mer Laptev, « le Styx glacé », la solitude parmi les soldats : « C’est là-bas, au pôle Nord que j’ai commencé à gribouiller… Après tout ça… On a tous vu la mort danser dans la neige… Elle nous invitait un par un. Un après l’autre, voilà encore un, puis encore un autre…Les gars tombaient… S’allongeaient… Tout ça… Si irréel. Je notais leur prénom, simplement les prénoms et puis comment on les avait retrouvés. La mort, j’ai tenu son carnet de bal. »  (p111)  Et puis Paris, enfin la solitude à nouveau après la séparation d’avec sa femme et son fils, la solitude parmi les citadins : « Droit à rien, je demande rien à personne. Du tout. J’essaie d’exister moins qu’un chat errant (...) Qui je suis, personne. Mais c’est comme ça…  En aparté ». (126) 

Si un fil conducteur parvient à coudre ces tableaux entre eux, c’est bien toujours la conscience de la mort de celui qui les raconte, et qui sourd de chacun d’entre eux sans qu’on sache si ça fait du mal ou du bien. Elle est si présente dans le cours de son existence que tenter de la fuir, de lui échapper, demeurerait grotesque, et suicidaire. Une telle occasion ne se présente que par instants, fugaces : « J’ai commencé à oublier mes morts. Visage par visage. Malheur par malheur. D’une agonie à l’autre, je les ai tous oubliés. » (p 78). L’amour, alors. Quelques instants de bonheur, de transe. Mais en matière de lucidité, de réalité, le sexe n’arrive jamais à la hauteur de la mort. Le sexe ne nourrit l’être qu’occasionnellement, et ne donne jamais matière à naître : « On était nés on était vivants et – on voulait naître et naître. Là sous le ciel les jambes écartées, gueulant les oreilles bouchées de plaisir – s’oublier et naître. » (p 101)

Mais le sexe n’est pas suffisamment constant pour fonder à soi seul l’objet d’une quête. Tandis que la mort : «Toute la vie on cherche... Quelqu'un. Qui nous vivra après. Qui après notre mort recueillera notre âme. Quelqu'un devant qui t'as pas honte de crever. Quelqu'un à qui tu feras confiance quand il te murmurera - t'es mort. » (p 179) La mort, c'est le point fixe autour duquel s'organise le chaos des réminiscences, le fil conducteur de toute une existence.

 

Repas de morts est un récit ambitieux, exigeant, ardu, qui possède une véritable gueule sur le plan stylistique J’ai souvent pensé à Céline, le Destouches dernière façon, celui qui d’une exclamation à une autre mêlait les voix de ses hôtes en un même ça, tout en cherchant à coller au plus près d’une parole que le lecteur entendrait, battant une cadence qui s’évaporerait dans ses fameux points de suspension :

 

 Faucon ! O mon fauconnet… Piou… Piou ! Tu m’appelles. Petit oiseau du midi. Mon fauconnet aveuglé… Piou piou il me crie. Sauve-toi ! Cache-toi vite ! Pars dans l’ombre ! Mais il n’y en a pas ! T’es perdu… Perdu… (p 33)

 

La mort, père… Quel chagrin… Ton fils n’aura pas d’argent pour t’enterrer… Ils murmurent tes copains… Susurrent « Ça roule pas tu vois… Ça coule pas du tout. Ton fils. On le connait bien. Mais pourquoi ? Ah ? Pourquoi… Qu’est-ce qui se passe ? Vit en France lui… Ecrit lui. Des livres ! Et son père ! Meurt seul… Ça colle pas du tout. (p 37)

 

Par ailleurs, est-ce le statut de solitaire et d’exilé dont jouit à Paris son auteur  ?  Difficile de ne pas évoquer aussi Beckett, honorant lui aussi de sa vive peine un français langue étrangère,  nous invitant sur ses pas à revisiter notre syntaxe. 

Comme la lecture de Molloy ou de Malone meurt, la lecture du repas des Morts est une sorte d’épreuve – au sens noble, s’entend. Bortnikov lui aussi parle au présent mythologique. De Beckett, il reprend un certain nombre de thèmes. La solitude, d’abord : «Si t’es pauvre, il faut apprendre les petites choses. Un pauvre doit être léger. Léger… Se contenter de très peu. Il faut être seul. » (p 144).

Une certaine infirmité à être, également. Pour ne pas dire une volonté de ne pas être : « Je me traîne. Suis devenu un pauvre kéké. Je me dis bientôt tu vas partir d’ici. Mais rien n’est bientôt. » (p 161). Comme chez Beckett, une façon de laisser entendre certaines courbes d’un français découvert sur le tard, un français culturel, un soliloque mythologique : « Là je suis seul. Là sur ce pont qui est si léger de tous nos sourires. Seul moi, fils. Lourd moi. Il peut d’effondrer ce pont. Que le soleil parte lui aussi. Que tout parte, Ourson ! Tout ! Pas de force pour sortir les mains des poches. Sauter de ce pont, oui, comme ça, les mains dans les poches. Peut-être tout, toute la vie, ma vie… n’être que la route vers ce pont. Vers ce saut et là tout sera accompli ? Là tout sera fini. Fini pour de bon, fils ? » (p 168)

 

repas des morts,dimitri bortnikov,allia,littérature, « Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et elle dure encore, mais par quel temps du verbe exprimer cela ? » se demandait  le Molloy de Beckett. « Mon présent n’a plus de survivants », dit Bortnikov, comme si l’absurde avait cessé d’être une expérience individuelle et littéraire, une expérience construite, avait cessé d’être aussi contraignant et abstrait pour adopter les contours du destin de tous, devenir le lot d’un quotidien qui serait lui-même devenu évident : « Ils sont tous morts, les hommes, les femmes de mon enfance. Les chiens aussi. Tous, mon sang. Tous. »  (p. 171). Et de conclure, in fine : « Personne ne peut me sauver. Tous ceux que j’aimais devenu nœud coulant pour moi » (182)

 

Il faut déguster lentement ce Repas de morts, au contraire de Beckett, si douloureusement sentimental, et tout comme lui pourtant, si joyeusement expérimental dans le paysage  de cette rentrée où tant et tant d’autres écrivains se bousculent et n’ont pourtant  à nous raconter que de palotes et convenues intrigues de vivants.

 

 
 Vidéo réalisée à l'occasion de la publication du Syndrome de Fritz (2002) aux éditions Noir sur Blanc.


Repas de morts, Dimitri Bortnikov, Ed Allia, Août 2011

21:18 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : repas de morts, dimitri bortnikov, allia, littérature | | |

mercredi, 08 octobre 2008

COMMON DECENCY

 Orwell est, décidément, fort à la mode. Après Jean Claude Michéa, Bruce Bégout lui consacre un essai que l'excellente maison Allia vient d'éditer. Le petit livre est tout entier consacré à l'analyse du concept (mieux vaudrait dire, d'ailleurs, la notion, car Orwell avait en horreur ces échafaudages intellectuels qui font le bonheur des conversations de salon) - de la notion, donc - de common decency. De la décence ordinaire : Tous ceux qui souhaitent se familiariser avec la pensée d'Orwell - complexe, sur cette question - trouveront là, pour 6,10 euros, un bon guide. « La décence ordinaire est le revers de l'apparente indécence publique » (citation de Bégout en quatrième de couverture).  Mieux vaut, évidemment, lire directement les textes que Michea et Bégout commentent, à savoir les Essais, publiés par l'Encyclopédie des Nuisances. Et parmi eux ce très beau texte, au titre si évocateur : Tels étaient nos plaisirs.  Je ne remets nullement en doute la probité des critiques et des commentateurs. Mais enfin, qu'une notion si longtemps méprisée comme  la décence commune devienne peu à peu le concept phare d'une société qui érige aussi indécemment - et ce depuis tant d'années - l'opportuniste Noah, par exemple, en modèle national absolu, ou le trou du cul Bégaudeau  (tiens, j'ai appris ce matin qu'avec les entrées de  Entre les Murs, il songeait à racheter le FC Nantes en péril  : n'est-il pas ce Bégaudeau, comme un parfait Zidane de la littérature, un héros décent, fort justement adapté, lui aussi, à l'époque ? )  - voilà de quoi méditer pour la journée !

 

 

07:35 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : orwell, littérature, bruce bégout, bégaudeau, actualité, common decency, allia | | |