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dimanche, 29 juin 2008

Monsieur Josse

Pierre Auguste BLETON naquit à Lyon, le 23 juin 1834,  et mourut sur le sol de cette même ville en 1911. Il appartient à ce clan de bourgeois érudits qui, pour un public de lecteurs restreint mais passionné, ont forgé autour de Clair Tisseur et de quelques autres "l'âme lyonnaise". L'âme lyonnaise, dite aussi « lyonnaiserie » par ses détracteurs, c’est un mouvement littéraire local teinté d’un romantisme fort décalé, d’un décadentisme certain et d’un goût pour l’érudition archéologique qui assure encore sa spécificité et demeure garant de son relatif sérieux. Car il faut aussi reconnaître à la plume de chacun de ces écrivains-notables à la double vie une bonne part de ludisme et une certaine dose d'ironie et d'auto-dérision. D’abord joailler, Auguste Bleton a débuté dans la presse en 1884 au Courrier de Lyon. Quatre années plus tard, il est devenu rédacteur au Lyon Républicain. Il se fait remarquer dans toute la France comme l’un des principaux initiateurs du mutualisme (il fut le fondateur de la Société du secours mutuel des ouvriers sur or et argent et demeura membre du Conseil supérieur de la Mutualité) Il a par ailleurs enseigné l’économie politique à La Martinière. Monsieur Josse (tel est son pseudo littéraire) fut, on le voit, très impliqué dans le tissu social et intellectuel de sa ville, qu’il connaissait, si j’ose dire, sur le bout des talons pour l’avoir en long, large et travers, d'un bout à l'autre arpenté. Auguste Bleton publia donc de nombreux travaux, soit sous son propre patronyme, soit sous ce pseudonyme de Monsieur Josse ; plusieurs livres dont une petite histoire populaire de Lyon (1885), le fameux Lyon pittoresque  illustré par Joannés Drevet et devenu depuis pièce de musée (1896), un recueil de huit nouvelles, fantaisies à la gloire du chemin de fer (Entre deux trains – 1892), un ouvrage de référence sur la fabrique, Lyon, l’Ancienne fabrique de soierie (1897). Voici comment, dans deux préfaces de sa main, il présente la nécessité et la tonalité de deux de ses ouvrages. Le livre d’histoire populaire, tout d’abord :

« L’enfant de Lyon quitte le plus souvent les bancs de l’école sans avoir une idée, même générale de l’histoire de sa ville natale. L’histoire de France est à peu près muette sur ce sujet, et les compendieux travaux des écrivains lyonnais ne s’adressent point aux écoliers. Nous avons-nous-même souffert, dans notre jeunesse, de cette absence d’un petit livre relatant en quelques pages les principaux faits qui intéressent la cité lyonnaise et répondent à ces mille questions qui se pressent sur les lèvres de l’enfant ». 

Le livre de promenades, (A travers Lyon, signé monsieur Josse en 1887) dont le Voyage autour du Cheval de Bronze de Béraud formera quelques années plus tard un brillant pastiche, ensuite :

«Je fais partie de ces promeneurs errants que parfois l’on rencontre – surtout dans nos anciens quartiers – et qui s’en vont, laissant vaguer leurs pas et trotter leur imagination, admirant la vieille cité jusque dans ses verrues et vivant, pour une heure, dans un passé qu’ils évoquent à plaisir. A ceux qui auraient le goût de ces excursions, mais qui hésitent à les accomplir seuls ; à ceux qui, les ayant faites, ne seraient pas fâchés de savoir ce que pense un autre et de relever dans ses dires quelque erreur ou quelque énormité, j’offre de cheminer ensemble à travers Lyon. » 

Si ce joli petit livre est plus documenté, mieux écrit que celui, à peu près contemporain, du baron Raverat, c’est que Bleton s’adresse à la bourgeoisie lyonnaise bien plus qu’au voyageur de passage, à l’autochtone complice bien plus qu’au touriste ; par exemple, dans le chapitre consacré à la rive gauche du Rhône, on y discute de l’incongruité du doublement du t et du pluriel de Brotteaux en rappelant la chanson (allons au broteau), on y passe le Pont de Bois (Pont Morand) en retraçant l’historique de son droit de péage en liard (division perdue du sou)… Enfin, Auguste Bleton, qui fut l’un des rares membres de la première Académie du Gourguillon (le sixième ou le septième, je crois) fondée par Puitspelu, rédigea non sans rire et sous le pseudo de Mami Duplateau, guimpier, la véridique histoire de la dite Académie, en 1898 :

Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de l'illustre, alme et inclyte compagnie. Pour peu qu'il vous plaise d'en connaître les statues, je puis vous donner satisfaction, pour les parties principales du moins, bien qu'il n'existe que sept exemplaires des lettres patentes de fondation, et que ce soit braconner en chasse gardée que de mettre le nez dans ce très précieux document. Donc l'Académie se propose la préservation des traditions lyonnaises, et les statuts déclarent  "idoine à faire partie d'icelle quiconque a contribué à la dicte préservation, par la plume, le pinceau, le ciseau, le burin, le composteur ou la navette."  Stipulé que les dicts travaux auront expressément le caractère populaire et seront propres à chatouiller la rate, "pour autant que le rire est ce qui faict le plus de plaisir et ce qui couste le moins". Dont suit que les travaux exclusivement graves ne constituent pas titre. Illustrant cette règle par un exemple, une nouvelle dissertation sur l'emplacement du temple d'Auguste serait insuffisante.

Monsieur Josse est mort en 1911. Il incarne jusqu'à la perfection, jusqu'à la caricature, le citoyen de ce que Stefan Zweig appela en 1945 "Le Monde d'hier". Humaniste confiant dans la modernité, travaillant avec d'autres au progressisme, d'une part; suffisamment fin, lettré et intelligent pour ne pas remettre en cause la nécessité des traditions et les vertus de l'autorité d'autre part. Un homme du dix-neuvième siècle, autrement dit. Trois années après la disparition de monsieur Josse et de ses doctes plaisanteries, l'univers dans lequel il aimait à se promener volait en éclat. Et il n'a pas fini, semble-t-il, de voler. Pour le meilleur. Comme pour le pire.