lundi, 25 février 2008
Profiter de la neige
C'est la saison. Ce lieu commun fait office de version hivernale pour « profiter du soleil », plus ancien que lui. Dans la bouche des premiers vacanciers, « profiter du soleil », cela se concevait par rapport à une conception éprouvée du temps qui passe. De la même façon, on profitait aussi du jour, par rapport à la nuit, de l'été, par rapport à l'hiver, de sa jeunesse, avant la décrépitude ... Profiter relève donc d'une conception épicurien et bon enfant de l'existence, sorte de carpe diem économique dont Léon Bloy dirait qu'il est le propre de la satisfaction bourgeoise, et aussi d'un certain renoncement spirituel. Il rappellerait aussi que ce profit de jouissance, ce carpe diem anodin, a forcément aussi un coût de souffrance pour un salaud de pauvre, et d'argent pour un quelconque exploiteur. Qui profite en vrai du soleil ? Le touriste qui se fait bronzer par lui, ou les métiers du tourisme que ce dernier fait vivre en profitant ? Accorder à un seul verbe (profiter) un champ sémantique susceptible de se déployer tout aussi bien dans le domaine du pragmatisme que dans celui de l'hédonisme, la langue du bourgeois a de ces capacités !
Mais laissons cela. En février, c'est de la neige, donc, qu'on profite. Avec le développement du tourisme de masses, selon le point où l'on se situe, on tire de la neige toutes sortes de profits : un profit en terme de jouissance du côté du touriste, un profit en terme de pognon du côté des stations, sauf que certains consommateurs (on ne dit pas profiteurs ?) se plaignaient ce matin d'avoir trouvé des remonte-pentes fermés pour cause de grève. On aura bien tout vu, n'est-il pas ? Pour que la France entière puisse sans encombre profiter de la neige, l'Etat Providence a donc créé ces trois zones ( A,B,C) qui relèvent du n'importe quoi le plus pédagogique. Mais que font les Sciences de l'Education ? La neige, dite aussi poudreuse ou (métaphore plus significative du profit qu'on peut tirer d'elle) or blanc, la neige, donc, a le mauvais goût (avec le réchauffement climatique) de se faire (à certains endroits) tirer l'oreille pour tomber de façon juste et égalitaire, comme tout flocon devrait pourtant le faire en démocratie. Les stations de moyenne et basse altitudes emploient par conséquent des « re-enneigeurs (métier d'avenir ? ) pour répartir de façon plus conforme au droit de l'homme et du touriste la précieuse matière. Je ne sais pas s'il existe un BTS de ré-enneigement. Ce serait fort bon : Sigismond Bétéhesse se porterait sans doute volontaire pour enseigner à ces étudiants-là le charme des très beaux poèmes qu'Yves Bonnefoy a consacrés à la neige en train de tomber durant des nuits et des nuits, sur des plaines et des plaines. Ce n'est pas « du mouvement et de l'immobilité de la neige », mais ça lui ressemble. Bref, avec la poésie- vers laquelle mon cœur ne peut s'empêcher de revenir -, je quitte le lieu commun.
Profiter de la neige, c'est pourtant tout un programme :
1. prendre son pied en prenant le moins de gamelles possible sur des pistes encombrées de ses congénères -
2 payer au prix fort des locations de meublés pourris dans des stations de moyenne altitude ré-enneigée chaque nuit par les étudiants de Sigismond.
3. Vendre aux touristes les tomates, le café et tout le tsoin-tsoin trois fois plus cher que le restant de la saison
4. Tant qu'il y a encore de l'or blanc et avant que la planète ne soit en surchauffe toute l'année, apprécier en poète (que le bourgeois est toujours à ses heures perdues) les courbes et les arabesques de chute et de dépôt d'une blancheur éphémère sur le paysage.
Enfin, profiter, dans la société de consommation, c'est aussi détruire... Mais ça, le lieu commun ne le signifiera jamais explicitement.
19:12 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : bonnefoy, bloy, lieu commun, sigismond bétehesse |
jeudi, 14 février 2008
Mais où sont les polémistes d'antan
Le 9 novembre 1944, Georges Bernanos rédige un article, « La France dans le monde de demain », que je relisais ce matin. (1) Et tandis que le bus tournait dans les rues sombres de la ville où ne se distinguait vraiment que le rond des lampadaires dans une brume sale et de pollution, je me disais que les polémistes de naguère croyaient encore à la possibilité de bousculer la société par le moyen d'un livre. (« J'ai la conviction de parler au nom d'un grand nombre de Français » écrit Bernanos). De quelque bord qu'ils fussent, ils croyaient à leur cause. (« O vous qui me lisez, commencez par le commencement, commencez par ne pas désespérer de la Liberté ») Tels les anciens soldats, ils allaient, armés de figures, de lyrisme et de naïveté dans le sillon de leurs lignes. S'ils n'étaient pas tous prets à « mourir pour des idées », du moins croyaient-ils que la parole avait encore le pouvoir d'alerter les hommes, qu'il suffisait pour cela de mettre le paquet, voire d'en rajouter une louche. Extrait de cet article de Bernanos, contre la « civilisation des machines » à laquelle il oppose ce qui reste de la civilisation des Droits de l'Homme :
« L'énorme mécanisme de la Société moderne en impose à vos imaginations, à vos nerfs, comme si son développement inexorable devait tôt ou tard vous contraindre à livrer ce que vous ne lui donnerez pas de plein gré. Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre Liberté au nom des machines, de l'entretien, du fonctionnement, du perfectionnement de l'Universelle Machinerie. Le danger n'est pas que vous finissiez par adorer les machines, mais que vous suiviez aveuglément la Collectivité - dictateur, Etat ou Parti - qui possède les machines, vous donne ou vous refuse la production des machines. Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former ».
Où en sommes-nous, soixante quatre ans plus tard ? A lire le bouquin d'Olliver Dyens, La condition inhumaine, qui se veut une réflexion critique sur ce même sujet, nous serions en plein marasme. Nous serions devenus, au centre des machines qui nous font naître, nous surveillent, nous guérissent, nous alimentent, nous instruisent, construisent nos villes et nos maisons, « une machine qui palpite »... La polémique s'arrête sur cette belle vue de l'esprit. En comparant l'écriture de Bernanos et celle de Dyens. on voit à quel point la technique (contre laquelle pestait Bernanos) a intégré, via la promotion de la linguistique et celle des sciences humaines, l'espace de la littérature comme celui de l'édition. Si bien que, ô vaste ironie, ô vaste fumisterie, même la pensée critique- même la polémique-, est devenue une technique. Je ne suis pas en train de dire que les polémistes du passé écrivaient sans technique : ils maîtrisaient évidemment toutes les règles de l'éloquence. Mais ils ne se laissaient pas, du moins les meilleurs d'entre eux, maîtriser par elle. Leur démonstration donnait encore à entendre la voix de leur passion, celle de leur désir, celle de leur colère. La sincérité de Bloy, malgré -et même contre le langage-, est, par exemple, évidente. Celle de Bernanos ne l'est pas moins. Si je trouve, dans l'édition contemporaine, si peu de polémistes dignes de ce nom, n'est-ce donc pas à cause « de cet homme habitué dès son enfance à ne désirer que ce que les machines peuvent donner », cet homme que cette civilisation s'est efforcé, depuis une cinquantaine, d'années de former ?
(1)Il se trouve en annexe dans l'édition de poche de La France contre les robots.
11:35 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : polémistes, polémique, bernanos, bloy, littérature |
dimanche, 22 juillet 2007
LEON BLOY ET LA SALETTE
« D'autres voient Marie dans la gloire. Je la vois dans l'ignominie. J'ai beau faire, je ne me représente pas la Mère du Christ douloureux dans la douce lumière de Lourdes. Cela ne m'est pas donné. Je me sens peu d'attrait vers une Immaculée Conception couronnée de roses, blanche et bleue, dans les musiques suaves et dans les parfums. Je suis trop souillé, trop loin de l'innocence, trop voisin des boucs, trop besogneux de pardon »
Ainsi parle Léon Bloy, dans Celle qui pleure, l'un des deux importants ouvrages consacrés par lui à Notre Dame de la Salette. Toute sa vie, Bloy a été un dévot de cette Vierge-ci, Celle qui porte autour du cou le marteau et les tenailles rappelant aux hommes ce que, par eux, son fils a subi et qui, apparue à deux enfants-bergers qui ne parlaient que du patois, le 19 septembre 1846, a livré deux secrets dont un seul (celui de Mélanie) a été dévoilé. Toute sa vie, Bloy a défendu cette Mélanie-ci, précisément, l'enfant sauvage, l'enfant-louve qui ne jurait que par sa révélation, sa Dame de Feu, et tint tête aux hommes et aux femmes, à tous les humains, des francs-maçons les plus roués aux plus hautes autorités de l'Eglise. Toute sa vie, Bloy l'a défendue jusqu'à comparer son dénuement et son discernement à ceux de la Marie du Magnificat. Cette dévotion est la clé de la poétique de Bloy. La chambre obscure où se forge le regard qu'il jette sur ses contemporains, la voix incomparable qui est la sienne parmi les mondains fades ou conventionnels de la Belle Epoque.
Il faut lire Bloy.
Tout Bloy.
Je ne parle pas forcément en quantité, mais en qualité. Lire entièrement chaque phrase dans la totalité de son écriture, pour apprécier l'importance de cet auteur qui fut le seul à percevoir et à dire aussi effroyablement l'événement majeur de son temps : la déchristianisation de la France par le moyen diabolique de la déchristianisation de l'Eglise. Cheminant à travers le secret de Mélanie, la petite Bergère de la Salette, Bloy a composé son œuvre comme on avance sur un chemin de croix. La lucidité, l'effroi, le style, la ténèbre et la lumière qui la traversent de part et d'autre demeurent ses meilleurs avocats, à l'heure vide pour la littérature que nous connaissons.
Texte du secret de La Salette
écrit et daté par Mélanie à Castellamare, le 21 novembre 1878
Nihil obstat et Imprimatur Datum Lycii ex Curia Episcopi, die 15 nov. 1879.
Carmelus Archus Cosma. Vicarius Generalis.
22:25 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : livres, christianisme, littérature, bloy |