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mercredi, 13 août 2014

Les hauts lieux du spectacle résistent aux humaines prétentions

On a souvent répété que Rousseau avait « inventé la beauté des montagnes », notamment celle des Alpes, et la phrase des Confessions est demeurée célèbre : « Au reste, on sait déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur » Avec le promeneur solitaire et l’idéal de pureté qu’il dépose sur elle, la montagne cesse d’être un lieu hostile, effrayant, mortifère, pour devenir une allégorie du sublime, un idéal sensible qui se raconte de lui-même : « Tout le jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps dont je traçais fidèlement l'histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de leur misère » 

Les lecteurs et héritiers de Rousseau ont développé et corrigé le motif. Sur le chemin du saint Gothard, Chateaubriand décrit ces arbres que la nature alpestre a forcés à redevenir sauvages : « la sève se fait jour malgré la greffe : un caractère énergique brise les liens de la civilisation. » Quelques lignes plus loin, se souciant de lui-même, que les révolutions politiques ont jeté sur les routes : « J’ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flammes pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs ».

Les montagnes qui entourent le lac de Lugano deviennent-elles pour autant le lieu d’une renaissance exaltée au sentiment de l’infini ?  Le mémorialiste âgé remet  bien vite à sa place la ferveur du rêve rousseauiste : « Si pour devenir un robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s’agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d’imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? » Et, conclut-il, ce sont les belles personnes qui font les beaux sites. Les montagnes ne font, elles, qu’ajouter « quelque chose de l’infini aux passions de l’âme ».

C’est avec Chateaubriand que la nature devient donc un spectacle à part entière, avec ce que cela suppose d’empathie et de mise à distance, de séparation et d’effusion. François-René fut contemporain des premières ascensions, qui datent de la fin du XVIIIème siècle ; les chamoniards Paccard et Balmat avaient-ils feuilleté du Rousseau ? Et l’anglais Edward Whymper, du Chateaubriand ? A peine l’homme posa-t-il un œil quelque peu contemplatif sur la montagne qu’il se trouva des intrépides pour la conquérir. Et la célèbre catastrophe du mont Cervin ne fut que le prologue d’une longue histoire, celle de la conquête toujours éphémère, toujours illusoire, des « hauts lieux ». 

J’apprends qu’une cordée entière de six personnes vient d’être victime de l’Argentière. Six, après et avant de nombreux autres... Se mesurer au gigantisme de la montagne fait tellement partie du « pari ordinaire » que les nouveaux touristes se jettent à la figure, que certains partent à l’assaut du Mont Blanc en chaussures de ville, rapportent les gendarmes du coin. Devenir le héros du spectacle, après l’oubli du grand théâtre naturel dans lequel ce dernier déroule ses abstractions, son  idéalisme, sa crétinerie, chacun s'en croit-il capable, vanité de l'égalitarisme oblige ? Cette inconscience et cette imbécillité post-modernes, qui jettent tout autant le touriste sûr de ses droits à la gueule des requins sur certaines plages, proviennent-elles de ces jeux de rôles aventureux dont on devient pour trois dollars le héros dérisoire ? Ou de cette goujaterie intrinsèque à l’ère industrielle, qui transforma le voyageur en touriste en quelques générations, sans parvenir - Dieu merci - à réduire l’implacable et somptueuse rudesse des monts à l'échelle de la prétention de simples images,  d'humaines œuvres d'art...

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Doré, catastrophe du mont Cervin

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Commentaires

La cordée dont vous parlez, c'étaient cinq stagiaires d'un stage UCPA et leur guide. Des passionnés de montagne dont un avait fait de cette passion son métier et les autres étant peut-être aspirants.

Mais je vous entends sur les touristes... et les vacances sont un sport dangereux, 300 tués sur les routes de France en Juillet... Il paraît que c'est en baisse :)

Écrit par : Michèle | jeudi, 14 août 2014

Juste pour rétablir l'esprit de votre billet (dont mon commentaire s'est éloigné), je renvoie à celui-ci, de Nauher, que je viens de lire :

http://off-shore.hautetfort.com/archive/2014/08/14/vide-de-toute-histoire.html

Pour dire le vrai, quand j'ai entendu parler (cinq ou six fois dans la même journée) de la cordée, j'étais furieuse de l'écho qui en était fait alors qu'on ne parlait ni des Gazaouis, ni des Irakiens, ni de tous ceux qui sont affamés par les profiteurs de tout poil... Bref.
Et mon commentaire qui rappelait ce que tout le monde savait déjà était une façon de m'amender de mon mouvement d'impatience.
Ah Solko, parfois la commentatrice que je suis, devrait s'abstenir. Ou dire clairement que le commentaire n'est qu'une façon de venir saluer et qu'on peut tout aussi bien ne pas le lire :)

Écrit par : Michèle | samedi, 16 août 2014

Fonction phatique du commentaire, comme aurait dit Jakobson !
Au vu de notre impuissance devant les guerres qui dévastent le monde, je me demande si le langage - vidé de son contenu par une rhétorique de l'indignation devenue purement spectaculaire et surexploitée dans les medias par la classe politique de gauche - a encore un poids quelconque, en quelque état qu'il s'énonce!

Écrit par : solko | dimanche, 17 août 2014

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