samedi, 19 octobre 2013
Poïpoïgrotte et autres arts montables
Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction mécanisée de l’œuvre d’art : le moulage et la frappe. Les bronzes, les terracottes et les médailles étaient les seules œuvres d’art qu’ils pussent produire en série. Tout le reste restait unique et techniquement irreproductible. Aussi ces œuvres devaient-elles être faites pour l’éternité. Les Grecs se voyaient contraints, de par la situation même de leur technique, de créer un art de valeurs éternelles. C’est à cette circonstance qu’est due leur position exclusive dans l’histoire de l’art, qui devait servir aux générations suivantes de point de repère. Nul doute que la nôtre ne soit aux antipodes des Grecs.
Jamais auparavant les œuvres d’art ne furent à un tel degré mécaniquement reproductibles. Le film offre l’exemple d’une forme d’art dont le caractère est pour la première fois intégralement déterminé par sa reproductibilité. Il serait oiseux de comparer les particularités de cette forme à celles de l’art grec. Sur un point cependant, cette comparaison est instructive. Par le film est devenue décisive une qualité que les Grecs n’eussent sans doute admise qu’en dernier lieu ou comme la plus négligeable de l’art : la perfectibilité de l’œuvre d’art. Un film achevé n’est rien moins qu’une création d’un seul jet ; il se compose d’une succession d’images parmi lesquelles le monteur fait son choix - images qui de la première à la dernière prise de vue avaient été à volonté retouchables. Pour monter son Opinion publique, film de 3 000 mètres, Chaplin en tourne 125 000. Le film est donc l’œuvre d’art la plus perfectible, et cette perfectibilité procède directement de son renoncement radical à toute valeur d’éternité. Ce qui ressort de la contre-épreuve : les Grecs, dont l’art était astreint à la production de valeurs éternelles, avaient placé au sommet de la hiérarchie des arts la forme d’art la moins susceptible de perfectibilité, la sculpture, dont les productions sont littéralement tout d’une pièce. La décadence de la sculpture à l’époque des œuvres d’art montables apparaît comme inévitable.
Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique,1935
Poïpoïgrotte, à Grigny
20:22 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : grigny, poïpoïgrotte, art contempôrain, lyon, walter benjamin |
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