jeudi, 02 mai 2013
Du narcissisme européen
Christopher Lasch a bien montré les liens entre les formes de résignation et celles de narcissisme dans les sociétés actuelles. « Le narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne », note-t-il dans La Culture du narcissisme (1991 -Climats, 2000). Il ne faut donc pas s’étonner si, dans un monde rendu plus anxiogène par la progression apparemment inexorable de la crise, les personnalités narcissiques continuent à faire florès dans le monde politique (« Moi Président » : on ne peut faire mieux dans le genre) , et dans tout ce qu’il légifère.
A ce narcissisme qu’on pourrait appeler de résistance individuelle, se rajoute néanmoins depuis quelque temps un narcissisme de groupe ou de clan, un narcissisme communautariste. Cette forme-là gagne du terrain notamment dans la manière de s’engager en politique, sur la base de sa ressemblance avec tel ou tel groupe, telle ou telle association. Je milite avec qui me ressemble. Ce qui est aux antipodes d’une action militante réelle, il faut en convenir, censée se faire sur un terrain qui est celui de l’accord intellectuel, et pas de la ressemblance de gouts, eux-mêmes souvent confondus avec les valeurs.
Tout ceci entérine la mise entre parenthèses de la souveraineté républicaine, dont je parlais dans un billet précédent, dans la zone indéterminée aussi bien sur le plan politique que géographique, qu’on appelle à présent l’Europe. Après tout, si les « pères fondateurs » européens (comme ils disent, singeant les pères fondateurs américains) avaient clairement défini une fédération réelle d’Etats, la monnaie commune serait sans doute viable, car encore susceptible d’être régulée par le politique. Mais un tel fédéralisme ne se décrète ni par le haut, ni de l’extérieur. Il a pu se décréter aux Etats-Unis, parce que le continent était quasiment inoccupée, ou seulement par des Indiens incapables de s’opposer à ce processus. Il suffisait de leur livrer une bonne guerre et de rédiger une bonne constitution, et la bannière étoilée était dans le sac.
Mais, toute utopie mise à part, je ne vois pas comment il pourrait survenir en Europe, car celui qui le décréterait serait forcément issu d’une nation, et éveillerait méfiance et soupçons de la part des autres. C’est à cause de cela, d’ailleurs, que ne figurent aucun homme ni aucun monument national sur ces billets hideux que sont les euros.
Si nous ne sommes plus ni un ensemble de nations souveraines, ni un ensemble de nations fédérées, que sommes-nous ? Une zone, encore une fois.
Il y en a que ça enchante, ce genre d’expériences. Excellent, en effet, pour une dissertation d’entrée à l’ENA ou Science-Po.
En France, on explique à l’homme de la rue, qui voit de plus en plus son avenir et celui de ses enfants encadré, pour ne pas dire compromis, que penser les choses d’une autre façon (c'est-à-dire à la Mélenchon ou à la Le Pen, pour caricaturer le discours des élites), c’est du populisme. (1)
En gros, faire appel à un autre collectif que celui de cette zone, imaginer le monde conçu autrement qu’à travers sa monnaie privée, c’est être populiste. Un peu comme s’opposer au mariage pour tous, c’était être homophobe.
Cette manière d’organiser une sémantique du genre Moi ou le Chaos, est typique de ce narcissisme de groupe fascisant qui est au pouvoir aujourd’hui et qui, tout en prétendant rassembler, clive, sépare et définit les Bons et les Méchants avec la même arrogance que la possession de l’argent fabrique les pauvres et les riches. Faut-il s'y résigner ?
(1)En Grèce, cela fait déjà trois ans qu’on n’explique plus grand-chose : on met sous tutelle, ce qui est plus radical.
12:39 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, euro, narcissisime, france, christopher lasch, littérature |
Commentaires
Belle analyse. Et non, faut pas s'résigner, même si ce néo-fascisme souriant s'appuie sur l'abrutissement systématique et le mensonge. L'analyse de Sarton du Jonchay, postée récemment chez Jorion, est assez intéressante sur ces sujets (je pense que tu l'as lue, non ? J'en trouve quelques échos dans ton texte...) :)
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 02 mai 2013
Je ne l'avais pas lu, non, mais je pense que ce sera un débat émergent de la prochaine campagne européenne. De même qu'une union civile aurait été une façon d'éviter les problèmes posés par le "mariage" pour tous; un ajustement des valeurs de monnaies nationales aurait été préférable à la création de cette merde (nouveau billet de 5 qui sort) . Là encore, c'est "la monnaie pour tous" qui pose problème, ce fameux "pour tous" qui est un déni des différences entre individus ou cultures,, géré par des illusionnistes qui créent des structures aliénantes comme cette zone et contraire à la liberté comme à la souveraineté des peuples.
Merci Giscard Delors et Mitterrand, on est vraiment dans une belle merde et la sortie ne se fera pas sans casse...
Écrit par : solko | vendredi, 03 mai 2013
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