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mardi, 10 juillet 2012

Le petit garçon

En face du balcon la ligne d’un immeuble, un immeuble de neuf étages en béton. Sur la moquette, le petit électrophone, un Teppaz avec une pointe qui,  dansante, grésille.  Cette voix brusque et tendre qui affirme : «  Attends, je sais des histoires… ».  Il y a bien un homme, c’est le gardien de l’immeuble, et il a l’air idiot. Des histoires ?

De l’autre côté de la porte de sa chambre, une porte en contreplaqué, sa mère qu’il aime va et vient, soucieuse. Parfois elle entrouvre et le regarde, qui écoute cette voix et cette musique, l’esprit vide, l’esprit bien.  Leurs yeux se croisent. Il lui sourit. Elle referme la porte. Cela fait des années qu’ils sont comme ça, tous les deux.

Des histoires de gens qui s’aiment. Il n’y pense pas. Il est juste bien à écouter cette voix chaleureuse de Reggiani, comme si une histoire enfouie devait peu à peu surgir de son for intérieur à lui, qui s’ennuie, s’il parvenait à apprendre à se taire. Difficile de se taire, quand on s’ennuie. Il y a tellement d’autres histoires à retenir au collège. L’esprit toujours trop bruyant. A penser. A dire. S’il apprenait à se taire… L’engouement qu’il éprouve pour cette chanson n’est pas un simple effet de mode, non. Une histoire, plutôt, d’où découlerait sa propre vie.

Mélodie. La voix de Reggiani est chaleureuse. Elle lui parle, elle le captive. Il s’y noie. Elle lui raconte en sens inverse une histoire qu’il reconnaît sans la connaître, ça qui lui fait du bien. Une uchronie, diraient certains savants. Cette inversion étrange qui crée un équilibre, un sentiment intime de sécurité, là où le soir, il faut respirer très profondément pour ressentir le calme. Ce n’est qu’un F3, comme on dit, dans un HLM. Mais au moins y possède t il sa chambre sur les murs desquels il peut accrocher ses dessins.

Parti, resté, et lui-même ? Qu’importe le détail. C’était commode alors de se dire que seul l’amour compte. Une phrase du Christ, épinglé sur son petit bureau : « La haine n’a pas d’avenir ».  La haine, l’amour : des sentiments nobles ! Des sillons du vinyle se dégage une dramaturgie simple et efficace : un tragédien de formation, ce Reggiani ! Sergio, un parleur, un enjôleur d’italien ! C’est étrange, parce qu’il a l’impression qu’autour de lui les gens ni ne s’aiment vraiment, ni ne se haïssent. Que le Réel est autre. Dans l’autobus, le matin, les gens montrent au chauffeur leur carte d’abonnement. Les gens reviennent le soir. Il faut trouver du travail.

Pourtant, il aimerait que sa mère cesse de tant travailler, comme ça. Tant qu’on travaille comme ça, on a l’impression que ça va. Que tout va bien. C’est ça qu’on tente de lui faire croire, et c’est ça qu’il croit peu à peu la plupart de la journée. Au mois de mai, la grève avait fini par s’éterniser. De temps en temps, comme par exemple en écoutant cette chanson, être à même de croire à nouveau à la haine, à l’amour, aux sentiments nobles.

C’est un absent qui lui parle. Quelqu’un qu’il imagine. Tout est opaque et il ne distingue pas bien les traits de ce visage. Reggiani, bien sûr, n’est qu’un masque. Un bon comédien. Si grandir sera s’éloigner davantage, il ne faudra pas oublier ce qui se dit, se chante et se mesure en lui tant qu’il écoute en boucle la promesse qui lui est faite, bien moins futile que celle, politique, de ce pauvre mois de mai… 


Le petit garçon, Serge Reggiani, 1968

00:01 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : le petit garçon, serge reggiani, mai 68 | | |

Commentaires

Parfois, on distingue une rive, on traverse un beau texte comme une passerelle, on se dit qu'il en restera quelque chose en grandissant. Peut-être, cela aidera à ne pas manquer de mémoire, même si ce n'est pas utile d'imaginer les jeux, le feu, qu'importe, qui exaltaient l'amour, les "nobles" sentiments, les paroles,
la noblesse, après coup c'est du vent, quand le fil est noué on lâcherait volontiers ce qui reste pour la pointe (c'est un saphir, un diamant :) on met un disque et ce geste ressemble à ces instants où l'on s'absente à voyager dans une tapisserie d'alcôve, à y croiser des gens, opaques, hors temps.
Evidemment, c'est mieux quand on le dit en musique...
Merci pour le beau Serge.

Écrit par : Louis | mercredi, 11 juillet 2012

Ah, Reggiani... Lui et quelques autres, oui. Le "Paris s'éveille" de Dutronc, à propos d'aubes pleines d'espoir de l'enfance, à la même époque. Je dessinais aussi... ;)
Bien à toi.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 11 juillet 2012

Reggiani....je l'ai vu sur scène, il y a bien longtemps. En première partie du spectacle on avait passé "Casque d'or", à la fin du film, comme chacun sait, Reggiani est guillotiné. La lumière s'allume dans la salle, et il apparait, en riant, en disant :"vous voyez, je suis bien vivant". Bien vivant, chaleureux, sympa, et chantant toutes ses belles chansons, dont "Le petit garçon". Beau souvenir que je vous remercie d'avoir fait remonter à ma mémoire, tout frais, tout beau.

Écrit par : Julie des Hauts | mercredi, 11 juillet 2012

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