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samedi, 13 novembre 2010

La condition ouvrière féminine

Novembre des Canuts est une manifestation désormais annuelle, initiée par Robert Luc et la Compagnie du Chien Jaune,  organisée avec le soutien et la participation de nombreuses associations (L’Esprit Canut, Soierie Vivante, l’Institut d’histoire sociale CGT, la Maison des canuts, la République des canuts ...), plusieurs libraires (Le Bal des Ardents, Vivement dimanche, A titre d’Aile…).

A l’origine de l’événement, bien sûr, les tisseurs de Lyon et les journées du 21, 22, 23 novembre 1831, dont nous nous avons retracé le déroulement ICI.

On se souvient que l’an dernier, la thématique retenue avait été celle des Prudhommes, auxquels l’histoire des canuts est intimement mêlée depuis leur origine. C’est la condition ouvrière féminine qui sera au centre de ce novembre 2010, lequel se déroulera du 16 au 28. Le programme intégral est consultable et téléchargeable en cliquant  ICI.

 

 

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Justin Godart fut sans doute l’un des premiers « historiens » de la fabrique à s’intéresser à la condition des femmes de la fabrique, en tous cas à la poser franchement et à maintes reprises sur la place publique. Dans un ouvrage publié en 1909, voici ce qu’il dit de la question :

 

« J’ai pu parcourir quelques-uns des questionnaires relatifs à des ouvrières à Lyon. Ils sont encore en petit nombre, mais lorsqu’on en aura réuni de 150 à 200, on pourra  sans crainte de se tromper formuler un jugement sans appel sur la situation des malheureuses qui demandent leurs ressources et le pain de leurs enfants à la confection des chemises d’homme, des faux-cols et du linge de table.

Le travail est distribué tantôt par la maison de fabrique elle-même, tantôt par des entrepreneuses et même par des sous-entrepreneuses. Les ouvrières vont le chercher et le rendre, cause de pertes de temps considérables. Elles le rapportent chez elles et là, dans leur intérieur, elles s’attardent à la besogne, ne connaissant d’autre limite à leur activité que la tâche, la commande qui presse et qu’il faut rendre dans un délai parfois invraisemblable.

Suivons une de ces femmes : elle sort de chez l’entrepreneuse ; on lui a remis des chemises d’homme de belle qualité, en soie, en batiste ou en toile fine ; elle est chargée du finissage, et tout doit se faire à la main. Pour cela elle touchera 0.55 par chemise ; elle obtiendra 0.60 si elle fait des boutonnières. En travaillant de 12 à 13 heures par jour en pleine saison – c'est-à-dire de mars à juillet et de mi-août à octobre inclus, en travaillant de 6 à 7 heures pendant la morte saison, et cela sans s’arrêter le dimanche, elle arrivera à faire en moyenne un peu plus d’une chemise ½ par jour, soit 585 chemises par an. Quand elle était jeune, en restant au labeur 17 à 18 heures, elle confectionnait 3 chemises. Mais cela l’a usée précocement et ce temps est loin.

Quelle peut-être la vie de cette femme ? Elle gagne annuellement environ 336 fr50, dans les conditions que nous connaissons ; il lui faut distraire de cette recette 34 fr.40 pour le fil qu’elle achète par écheveaux de 0.40 et pour les aiguilles. Reste donc 302.10.

Cette femme a quatre enfants ; le mari est parti, il a fui lâchement ses responsabilités de reproducteur imprévoyant. Des quatre enfants, l’aîné reçoit vingt sous par jour comme papetier : il a 17 ans ; les autres ont 13, 9 et 6 ans. De par le travail de l’aîné, 300 francs viennent s’ajouter au budget ; l’Assistance publique  joint un peu d’argent, de pain, de charbon, soir 127 francs, ce qui fait un total de 729 fr.10.

Là-dessus, il faut que vivent cinq personnes. Le loyer est de 14 francs par mois, soit 168 francs à déduire. Et quel taudis ! Une seule pièce dans une courette en contrebas, au rez-de-chaussée, humide, délabrée, mal aérée, mal éclairée, ignoblement insalubre. Le soleil n’y hasarde jamais un rayon. Il faut aller chercher l’eau loin dans la rue. Le soir, une paillasse posée à même le plancher sert de couche aux deux garçons ; la mère et les deux filles reposent dans le lit.

Comme il fait  noir dans la pièce et comme on veille tard, la dépense de pétrole est excessive. La nourriture n’est pas variée : c’est du pain, ce sont des pommes de terre, des macaronis en débris avec quelques condiments, oignons, ail ; jamais de vin, ni de lait, ni de viande, pas de fruits. Et en restreignant à ce misérable ordinaire les appétits de la maisonnée, on arriverait à dépenser, tous calculs loyalement faits, 782 fr.40. Puisque les recettes ne sont que de 729 fr 10, il y a un déficit de 53  fr 30. Ce n’est pas le crédit qui le comble, c’est la privation.

La mère, outre son travail de couture, doit encore faire la cuisine, laver le linge ; elle n’a pas un seul jour de repos, et pour arriver à quel résultat ?

Voilà ce qu’on apprend en descendant à la réalité, en la serrant de près. La publication prochaine de l’enquête permettra d’étaler de semblables tranches de vie, de révéler une infinité de pareils scandales. A ce moment-là, il faudra conclure et indiquer au public quel remède peut être apporté ; car en conscience, il ne saurait profiter plus longtemps d’une pareille exploitation de la main-d’œuvre féminine ; sa seule excuse, s’il en bénéficie, c’est qu’il l’ignore. »

 

Justin Godart – « Travail de femme », Travailleurs et métiers lyonnais (Cumin et Masson, 1909),

 

Commentaires

Merci beaucoup Roland pour ce très beau billet (qui n'inspire guère vos lecteurs, tiens, tiens, tiens!)

Écrit par : Sophie | dimanche, 14 novembre 2010

Ah oui, en effet. Ce bout de phrase par exemple : "il lui faut distraire de cette recette 34 fr.40 pour le fil qu’elle achète"

Quel bel emploi du verbe "distraire", ici.

Merci Solko, bon novembre des canuts à vous.

Écrit par : Tanguy | dimanche, 14 novembre 2010

(...) La publication prochaine de l’enquête permettra d’étaler de semblables tranches de vie, de révéler une infinité de pareils scandales. A ce moment-là, il faudra conclure et indiquer au public quel remède peut être apporté ; car en conscience, il ne saurait profiter plus longtemps d’une pareille exploitation de la main-d’œuvre féminine ; sa seule excuse, s’il en bénéficie, c’est qu’il l’ignore. »

Je ne sais si un politique aujourd'hui oserait écrire cela. Justin Godart fut maire de Lyon et fit (entre autres engagements) un travail juridique et politique en faveur des lois sociales du travail.

J'ai lu le programme de ce "Novembre des Canuts" dans lequel une conférence et un spectacle théâtral permettront de parler aussi de l'expérience ouvrière d'aujourd'hui.
On souhaite bonne réussite à cette belle initiative du "Novembre des Canuts".

Écrit par : Michèle | dimanche, 14 novembre 2010

Cette initiative présente cette année un programme plus modeste que l'an dernier. Les participations de la mairie, qui pourtant l'utilise pour sa com', n'étant pas à la hauteur espérée...
Oui Justin Godart fut premier adjoint de Herriot en le remplaça pendant sa captivité. il eut mieux valu pour la ville, d'ailleurs, qu'il le remplaçât plus souvent, pour ne pas dire pendant les 50 ans de ce long règne. Je sais qu'un billet sur lui manque sur ce blogue. Oubli à réparer peut-être un jour.L'esprit canut songe aussi à trouver un conférencier pour organiser l'an prochain une conférence.

Écrit par : solko | lundi, 15 novembre 2010

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