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mardi, 30 mars 2010

Une nuit de 1935

9782259012997.jpgUne gamine au visage hâve, sans fard, les cheveux coupés à la chien, les épaules étroites moulées dans un pull vert dont une manche inachevée était mal dissimulée sous un châle. La môme Piaf faisait ses débuts sous les yeux de Mermoz et de Joseph Kessel[1] !

Les rires qui avaient salué sa piètre entrée s’étaient éteints. La voix s’élevait, puissante, bouleversante. Libérée du trac, elle chantait le malheur des « Mômes de la cloche » qui s’en vont « sans un rond en poche ». Plus rien n’existait autour d’elle : elle était sa chanson.

Un tonnerre d’applaudissements salua la fin de son numéro. Une ovation interminable. Jef, Jean-Gérard et même Maurice Reine qui, mandataire aux Halles, n’était pas disposé aux grands élans romantiques. Quant à Mermoz, il était debout et offrait sa coupe de champagne à la jeune femme toute tremblante de son triomphe.

-Elle est formidable cette fille-là, dit Kessel. On l’emmène souper à la Cloche… Jean-Gérard, va l’inviter.

Fleury transmit l’invitation dans la coulisse.

-Oh oui, moi j’veux bien croûter avec vous, dit la môme Piaf. Mais j’ai ma p’tite copine.

- Amène ta copine.

Mermoz connaissait trop les fins de nuit de Jef à la Cloche d’Or pour accompagner ses amis. Il se retira, prétextant un vol matinal. A 3 heures du matin, Kessel, Reine et Fleury, flanqués d’Edith et de Momone – la copine était sa demi-sœur- entrèrent dans le célèbre restaurant de nuit.

-Je n’ai pas une table, dit Henri, le patron de la Cloche d’Or. Mais M. Béraud est là, tout seul. Si vous voulez vous installer avec lui.

Kessel présenta Piaf à Béraud dans des termes dithyrambiques et s’assit auprès de son ami. Reine, un peu éméché, prit la jeune chanteuse près de lui. C’était la première fois qu’Edith et Momone entraient dans un grand restaurant. La première fois aussi que la « môme » côtoyait des personnalités. Elle n’avait jamais lu ni Kessel ni Béraud mais leurs noms étaient assez familiers au public pour avoir pénétré le milieu de barbeaux qu’elle fréquentait alors.

Lorsque Henri Béraud présenta la carte, elle fut saluée par une explosion de joie.

- Des écrevisses ! dit Momone

- Mince, des huitres, j’en ai jamais mangé ! s’exclama Edith. Puis des andouillettes, puis, puis… Qu’est-ce qu’on va se mettre !

edith%20piaf%20jeune.jpgAvec un grand sérieux, Edith commanda tous les plats de la carte. Pour une fois qu’elle sortait avec des richards, autant en profiter. Huitres, viandes, vins fins, champagne, alcools se succédèrent. Jef évoquait calmement avec Henri Béraud des souvenirs qui remontaient à quinze ans maintenant, [2]laissant ses amis Fleury et Reine s’occuper des petites.

Les deux filles étaient à moitié parties, se rappellera Jean-Gérard Fleury. Reine embrassait goulument la môme Piaf, et moi, je pelotais gentiment sa sœur, encore assez lucide pour observer Jef et Henri lancés dans une grande discussion politique. Celle des filles attira pourtant mon attention, même si elle n’était pas d’une haute élévation de pensée :

« Dis-donc, disait Momone, P’tit Louis, quand il t’a lâchée avec ton gosse, de quoi que c’est-y qu’il est mort, le môme ? L’aurait pas du … ?

- Ben tu sais, larmoyait Edith, c’est de l’hérédo-syphilis qu’il m’a foutu, ce fils de pute, ce salaud …

Jean Gérard Fleury étouffant un fou rire – il ne se doutait pas qu’il était le premier à recueillir le début d’une légende qui ferait le tour du monde – vit Maurice Reine s’essuyer vivement la bouche, puis s’éclipser pour se désinfecter dans l’antre de la dame pipi. Soudain, il se désintéressa de la conversation d’Edith et de Momone. Jef et Béraud s’engueulaient ferme.

Yves Courrière : Joseph Kessel, Sur la piste du Lion (Plon 1991)



[1] La scène se déroule au Gerny’s, cabaret de nuit de Louis Leplée, à l’angle des rues Pierre Charron et François Ier

[2] Kessel et Béraud s’étaient rencontrés à Dublin, lors de leur enquête commune lors d s mouvements du Sinn Fein.

20:48 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : kessel, piaf, béraud, littérature, politique | | |

Commentaires

J'aimerais bien connaître l'engueulade de Kessel et Béraud.

Quel groupe - si on peut l'appeler tel - (d)étonnant à cette table-là, ce soir-là...

Écrit par : Michèle | mercredi, 31 mars 2010

@ Michèle : De mémoire cela concerne l'entrée de Béraud dans "Gringoire", journal qui a déjà affiché un antisémitisme virulent. Béraud et Kessel (qui est juif) parlent de ça. Kessel lui conseille de quitter la bande de Carbuccia. Béraud croit qu'il ne risque rien puisque, dit-il, "il a des amis juifs" et que, par ailleurs, la critique des juifs n'est selon lui qu'un ingrédient du registre polémique comme un autre. Là, il se fout le doigt dans l'œil, jusqu'au coude. Pendant ce temps là, les autres continuent à se saouler...

Écrit par : solko | jeudi, 01 avril 2010

C'est raconté avec vie... Merci, Solko. (je dois toujours un de ces jours vous copier quelques mots de Kléber-Haedens sur Béraud...)

A bientôt.

Écrit par : tanguy | jeudi, 01 avril 2010

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