mercredi, 13 mai 2009
Les vingt cinq francs de Flaubert
La mobilisation de 1870, puis la sévérité des premiers revers militaires provoquent une vive panique chez le public, ainsi que la décision de la Banque de France d’abaisser à 25 francs sa plus petite coupure. A partir d’un projet abandonné d’un billet de 50 francs déjà gravé mais non imprimé, elle improvise ce billet historique, qui offre au recto une allégorie de l’industrie dessinée par Chazal, très classique, dans un cadre de feuillage, et au verso, une femme symbolisant la Banque. Le siège de Paris et la Commune en suspendent l’impression après 875 000 billets, et c’est à Clermont, où s’ouvre une imprimerie « délocalisée », que s’achève le tirage. Clermont a été choisi en raison de sa proximité avec Thiers, d’où provenait le papier vergé. Cette valeur faciale est unique et ne sera jamais ré-utilisée par la Banque, après son abandon le 5 décembre 1870 ; d’où l’attrait pour les collectionneurs de ces quelques alphabets (un 25 francs 1870 se négocie, dans un état de conservation fort quelconque (il n’en existe aucun de conservé dans un état neuf), aux alentours de 2500 euros.
25 francs ! A quoi correspondaient 25 francs en 1870 ? Il faut rouvrir de vieux livres, chercher. Dans l’Argent, Zola évoque les coups de Saccard à cette époque où les titres font du yoyo et, lorsqu’ils tombent à leurs cours les plus bas, valent précisément entre quinze et trente francs. Le Desespéré de Léon Bloy se conclut par une aumône de vingt francs de la baronne de Poissy à Marchenoir, aumône que ce dernier confesse à son ami Leverdier. Daniel Eyssette, le héros du Petit Chose d'Alphonse Daudet, aux alentours des années 1865, est embauché dans un théâtre pour un salaire mensuel de cinquante francs. D’après Alphonse Allais (A se tordre, 1891, quelques vingt ans plus tard, vingt-cinq francs, c’est à peu près le prix d’une montre. Mais la valeur exacte, précise, irréfutable -on a envie de dire éternelle - de vingt-cinq francs, à quelques années près (1857 ), c'est bien l'ironie flaubertienne qui, dans le célèbre passage des comices agricoles de Madame Bovary, nous la rappelle
Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu'elle essayât de la dégager ou bien qu'elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s'écria :
-Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s'agitent.
« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua le président. Il se hâtait : « Engrais flamand, culture du lin, drainage, baux à longs termes, services de domestiques. » Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement,
sans effort, leurs doigts se confondirent.
« Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de Sasseto-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d'argent -- du prix de vingt-cinq francs ! »
« Où est-elle, Catherine Leroux ? « répéta le Conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient :
- Vas-y !
-Non.
-A gauche !
- N'aie pas peur !
- Ah ! qu'elle est bête !
-Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache.
-Oui !... la voilà !
- Qu'elle s'approche donc !
Alors, on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire ; et, à force d'avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude.
- Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats.
Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait d'un ton paternel :
- Approchez, approchez !
- Etes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil.
Et il se mit à lui crier dans l'oreille :
-Cinquante-quatre ans de service ! Une médaille d'argent ! Vingt-cinq francs ! C'est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l'entendit qui marmottait en s'en allant :
- Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu'il me dise des messes.
08:25 Publié dans Les Anciens Francs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, billets français, madame bovary, comices agricoles, alphonse allais |
Commentaires
Du coup j'ai regardé ce qu'il y a juste ensuite, ce que Flaubert a ajouté...Ah la la! : "Quel fanatisme! s'exclama le phramacien en se penchant vers le notaire" ! Ah fabuleux, bon je vais le relire pour la millième fois!
Écrit par : Sophie L.L (pour Fanfan) | jeudi, 14 mai 2009
Zut c'était pas pour FanFan (sic!) mais c'est pas grave! Bonne journée!
Écrit par : Sophie L.L | jeudi, 14 mai 2009
Ca me remet en tête, aussi, cette vielle chanson, transmise, entre autres par Ogeret :
" L'gouvernement Ferry
Est un système pourri
Ceux d’Floquet et Constant
Sont aussi dégoûtants
Carnot ni Boulanger
N’y pourront rien changer
Pour être heureux vraiment
Faut plus d'gouvernement
Même des socialistes
Membres des comités
Soutiennent les fumistes
Qui s'portent députés
Y'a pas à s'y méprendre
Qu'ils soient rouges bleus ou blancs
Il faudrait mieux les pendre
Que d'leur foutre vingt-cinq ans ! "
25 francs étaient donc le montant de l'indemnité parlementaire...
Cordialement
Écrit par : Bertrand | jeudi, 14 mai 2009
@ Bertrand : Un quart de siècle de "servitude parlementaire" qui permet quand même de se prémunir de toutes les servitudes...
Écrit par : solko | jeudi, 14 mai 2009
Le billet de cent frans (un Cézanne je crois) que tu as repéré aux Xanthines, a été récupéré et devrait être échangé à la Banque de France car il paraît que c'est encore possible.
15 euros pour un bistrot associatif ce n'est pas à négliger.
Je me demande pourquoi les anciens propriétaires avaient eu cette idée saugrenue de le coller avec du scotch dans un placard.
Écrit par : Rosa | vendredi, 15 mai 2009
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