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lundi, 13 avril 2009

Objets pauvres & objets obsolescents

L’objet pauvre, pour Kantor qui inventa le premier la formule, c’était l’objet totalement misérable, incapable de servir dans la vie, bon à jeter aux ordures, débarrassé de sa fonction vitale, l’objet cassé, sali, abîmé, récupéré, nu, désintéressé, et donc enfin artistique (Leçons de Milan). L’objet pauvre, disait Kantor "est le fondement du théâtre, parce qu’il parle à la mémoire" (la roue du char dans le Retour d’Ulysse, les bancs d’école ans la Classe morte…) Quand Kurt Schwitters, dans l’Allemagne ruinée d’après guerre, ramassait l’objet pauvre – c'est-à-dire l’ordure qui lui tombait sous la main- dans la rue, c’est parce qu’il n’y avait rien d’autre, au sens propre, pour fabriquer une œuvre d’art. Rien. Que des ordures. « Ses tableaux étaient déjà rouillés quand ils sortaient de son atelier, au contraire des autres peintres » a dit de lui Aragon. Cet entre deux-guerres dada, c’est aussi le moment où Breton rencontra Nadja aux puces de Saint-Ouen, et commença à photographier l’objet pauvre. Breton fut le premier à mettre le doigt sur l’aspect révolutionnaire de ces objets surannés, démodés, déclassés, en un mot, pauvres. Kantor, Schwitters, Breton furent les premiers, chacun dans leur domaine, à donner à la récup’, à la bricole, ses lettres de noblesses, et à l’objet pauvre un pouvoir de langage authentique. L’allemand Schwitters et le polonais Kantor étaient réellement dans la nécessité. Breton moins. Tous, néanmoins, furent des artistes.

 

 Temps de crise : Marchés aux puces, foire aux brocantes, vide-greniers où s’étale d’abord la pauvreté des hommes et des femmes, leur étrange soumission à la crise, leur abandon, jusque dans les ports, les mots et les gestes, à la précarité.  On vend, on fait du troc. On s'émerveille de ça. Economie parallèle, se console-t-on... Quelle tristesse  ! Comme nous sommes loin de Breton, de Schwitters, de Kantor…. Je ne trouve pas à ces lieux sordides où s’étale la misère culturelle des sociétés de consommation, je dois dire, la même poésie.

Sans doute existe-t-il une vertu consolatrice à la revendiquer, cette poésie de l’objet pauvre, dans ces foires à la récup’., ces miséreux vide-greniers, sordides marchés à découvert.  Vous trouverez toujours quelqu’un pour vous moudre cet air-là. Pourtant, comme nous sommes loin de tout discours révolutionnaire, autant que de toute portée esthétique ! Et comment penser que ces objets sont porteurs de mémoire ? L’objet obsolescent d’après l’abondance n’a pas la mémoire qu’avait l’objet pauvre d’avant l’abondance. Ni la même signification. De toute façon, la société de la récup est une société sans mémoire, sans religion et sans culture. C'est une société purement économique.

Avec la crise pour alibi, nous sommes entrés pour longtemps, j’en ai peur, dans la société de la récup’. Deux générations d’individus, au moins, qui n’auront jamais entendu parler que la crise, vont rencontrer – pour le coup - son vrai visage. Après la civilisation de l’artisanat, après la société industrielle, nous voici donc à l’ère lamentable de la récupération. Si Mourguet choisit de vêtir Guignol d’une veste de l’Ancien régime, sous l’Empire, qui se souvient que c’est parce que tous les canuts vivaient de la récup’ ? Mais les canuts tissaient des draps d’or, allaient chercher à l'Eglise le courage de faire face à leurs patrons,  et inventaient le système des mutuelles. Les canuts n’étaient pas obsolescents. Ils n’étaient, comme leurs objets, que pauvres.

L’objet pauvre avait du sens quand il contestait l’objet riche. Devenu la norme de cette société qui en a produit à la pelle, l’objet obsolescent est à présent vidé de tout langage, de toute valeur, de toute mémoire et de toute beauté. Simple signe du marché qui va vite, très vite. On forge avec lui un bric-à-brac assez dérisoire pour mettre au chaud sa précarité pendant quelques années, voire quelques mois,  quelques semaines, dans une case de la ruche. L’objet obsolescent  est devenu la norme de la société de l’obsolescence, de l'homme obsolescent, de la vie dans l'obsolescence.

 

01:07 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : tadeusz kantor, kurt schwitters, objet pauvre | | |

Commentaires

Cet article est terrible. Saisissant (au sens propre). Le sujet me tient particulièrement à coeur, et tellement, que je n'ai jamais osé en parler, tant il me peine. Vous le faites avec beaucoup de courage, et de talent, MERCI Solko ! pas un mot de ce billet qui ne soit à jeter (et c'est tant mieux, quoiqu'un discounter ( bien "intentionné", venu d' enfer pavé... de très "nobles" intentions un "humaniste", soucieux des pauvres gens tout "par dessus le marché",(au sens propre aussi), notre époque adore ça ,vous savez bien ;-(...pourrait encore vous en piquer les lignes essentielles pour les revendre à la criée c'est très tendance la criée... Ah non ! je ne vous le souhaite pas ! vraiment pas ! ( on ne sera jamais assez parano avec tout ce qu'ils sont capables de bousiller)
Même l'objet pauvre ils ont fini par le voler, le vider, le salir et nous le rendre inanimé
Et le Tout très desespérant.
C'est à pleurer (et quand bien même ! de ces pleurs dépités , ils finiraient bien par faire un collier pour un de ces faux vide-grenier organisé par le roi du macadam... Vraiment Euffrax !)
Il y a quelquechose de bouleversant dans tout ce que vous écrivez là. C'est si peu dire...

Écrit par : frasby | dimanche, 12 avril 2009

Les vide-greniers (on met sur la place publique ce qui était d'ordre privé), apparus à la fin des années 90, coïncident avec une société du déballage permanent, un mode d'exposition de l'individu qui livre une part de son intériorité à la gestion collective.
La publicité est le principe même de cette exposition permanente : on montre des objets désirables (qu'il faut donc acquérir, puis remplacer dans une course sans fin) et des gens qui sourient, satisfaits (de ce qu'ils ont acquis).

Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 12 avril 2009

Merci de nous rappeler cette notion " d'objet pauvre ", considéré par Kantor comme " le fondement du théâtre parce qu'il parle à la mémoire ".

Écrit par : michèle pambrun | lundi, 13 avril 2009

@ Frasby : Nous avons chacun notre façon de réagir face à cette question. Pour ma part, c'est par le théâtre que je suis venu, il y a longtemps, à considérer l'objet. Et Kantor m'a littéralement scotché sur place, avec sa classe morte. Un peu comme Joyce en littérature, voyez. C'est du génie brut. Et c'est en effet saisissant de voir que l'objet devenant abondant, obsolescent, la scène a suivi le même chemin. Moi comme Pascal Adam, je me désole sans cesse de voir ce qu'est devenu le théâtre depuis les années 80. Est-ce à pleurer ? Même s'il y a là-dedans quelque chose qui tient du triomphe des imbéciles, il faut aussi en rire, en reri, darpon. Et réapprendre à prier.

Écrit par : solko | lundi, 13 avril 2009

@ Michèle : Le vide grenier a l'allure qu'avaient le type en slip kangourou et sa femme en bigoudis, dans les années soixante : quelque chose de franchement ridicule, de hautement comique et de tragiquement démocratique. Vous ne trouvez pas ?

Écrit par : solko | lundi, 13 avril 2009

@Solko :Malheureusement, Solko, Peut-être ai-je fait des amalgames un peu hors sujet (hursojés, drapon) je ne puis éléver le débat étant la nulle du théâtre ici
(il faut une n'est ce pas ?), bien sûr, Kantor m'a tuer, c'était il y a longtemps... Et depuis, une liste d'oiseaux de Valère Novarina, plus récemment (au delà de la péruc!) mais à part ça mon "vasoir theâtre" s'arrête là. Oh mais il y a bien eu "Féfée de Broadway" avec jacqueline Maillan, que je poserai bien discrètement dans le vide-grenier qu'organise Michèle Pambrun juste au dessus de ma tête ;-) avant de prendre jambe à mon cou (de dindonne) en bigoudis tirant sa rabotte Tati.
@Michèle : Il est très beau votre "Tragiquement démocratique", je ne saurais dire l'effet qu'il produit (mais c'est physique assurément ;-) Merci pour la formule !

Écrit par : Frasby | lundi, 13 avril 2009

@Frasby : vous m'attribuez "une formule" qui n'est pas la mienne ! :-) benno jénoure !

@Solko :
1. S'il y a démocratie dans nos sociétés occidentales, ce n'est pas parce que le peuple règne ("dêmos", peuple, sujet du verbe "cratein", régner) mais parce qu'on règne sur le peuple (démagogie : "dêmos" y est le complément du verbe "agogein", diriger). Le démocrate a rejoint le démagogue.
Nous ne sommes pas et n'avons jamais été une démocratie, il n'y a donc rien de "tragiquement démocratique" dans l'homme des années 60, "en slip kangourou et sa femme en bigoudis"; nous avons laissé usurper le beau mot de démocratie en laissant notre monde, notre politique, notre économie s'enfermer dans l'alliance du pouvoir avec des oligarchies économiques et financières.

2. Il me plairait assez de lire sous votre plume (électronique) une réflexion sur le théâtre depuis les années 80. Mais j'irai d'abord (et ce sera pendant les grandes vacances, comme on dit dans le jargon des enseignants, dont on oublie qu'ils ne sont de toute façon pas payés l'été) explorer votre site et celui de Pascal Adam.

Écrit par : michèle pambrun | lundi, 13 avril 2009

@Michèle
Votre distinction entre démocratie et démagogie est bienvenue. Ma boutade sur les slips kangourous et les bigoudis ne faisait que mettre l'accent sur le peu d'intérêt culturel de ce qu'on trouve dans les vide greniers. Encore que ! Se dressera peut-être un jour quelqu'un pour vous en découvrir un.
A propos du théâtre, le blog de Pascal (Theatrum Mundi) est certainement plus riche que le mien sur le sujet. Et merci de rappeler qu'en effet, les professeurs n'ont pas - contrairement à l'idée reçue & savamment entretenue - davantage de congés payés que n'importe quel autre fonctionnaire

Écrit par : solko | lundi, 13 avril 2009

Je suis retourné relire votre riche billet sur l'objet pauvre. Je sus incapable de dire ce qui n'y était pas auapavant. Je l'avais trouvé superbe, il l'est encore. Vous ne faites pas dans la récup mais savez entretenir la beauté très au delà de la surface Solko, merci.
Euh cermi darpon.

Écrit par : tanguy | mardi, 14 avril 2009

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