lundi, 16 mars 2009
La dédicace au Duce
Après Moscou et Berlin, Henri Béraud publie en 1929 le troisième volet de ses témoignages, « Ce que j'ai vu à Rome ». Il travaille cette fois-ci pour Le Petit Parisien d'Elie Blois. En 1922, il avait déjà couvert, comme on dit à présent, l'événement de la Marcia su Roma. C'est la troisième fois que Béraud interviewe Mussolini. A un an près, ils ont le même âge (43 & 44 ans). Le Français jauge l'Italien, et son "français plein de coquette nonchalance". Il observe aussi un pays dont "les murs parlent" : « Mussolini est partout, en nom comme en effigie, en gestes comme en paroles - et plus encore que Kemal en Turquie, et plus même que Lénine à Moscou » Il est venu prendre la température, « l'air fasciste », comme il le dit lui-même. L'ensemble des vingt sept articles d'abord publiés dans Le Petit Parisien sortent en volume aux Editions de France, fort ironiquement dédicacé à Benito Mussolini :
« Vous m'avez, monsieur le Président, honoré d'une mesure extraordinaire. A cause de mon enquête et par votre ordre, le plus grand journal du monde s'est vu arrêté à la frontière. Aurai-je l'orgueil de penser que mes critiques donnaient à votre dictature assez d'ombrage pour justifier ce terrible vietato ? »
L'enquête romaine faite par le très français Henri Béraud, adjointe à celles conduites précédemment aussi bien à Moscou qu'à Berlin, formerait une trilogie de premier choix pour illustrer les thèses d'Hannah Arendt et de son essai sur le Totalitarisme. Voici, tels quels les mots de Béraud lui-même dans l'avertissement liminaire placé entre la dédicace au Duce et le premier reportage : c'est stupéfiant, et presque désespérant, comme un certain nombre de remarques sont encore d'actualité !
AVERTISSEMENT
« Ce livre, relation sincère d'un voyage au pays fasciste est l'œuvre d'un républicain. L'auteur tient la liberté pour le bien le plus précieux. Il n'a donc pu trouver bon un régime qui, par la voix de son chef, se flatte hautement « de fouler au pieds le cadavre pourri de la déesse Liberté »
Je déteste l'oppression. Et je le dis. Ayant de mes yeux vu ce que le culte de la violence a fait d'un peuple naguère jovial, tolérant et heureux, je souhaite à notre pays d'autres emblèmes que les cordes, les verges et la hache. Je suis antifasciste. Une autorité forte, oui. Mais la discipline peut se concilier avec la liberté. Et même, il n'y a de vraie liberté que dans l'obéissance à des justes lois. On m'a appris cela dès l'enfance, et rien ne m'a montré depuis que le maître d'école s'était trompé.
Cependant on aurait tort de chercher sous mes critiques du Fascisme une approbation plus ou moins déguisée de ce qui se passe chez nous. Rien n'est plus loin de ma pensée. Ni éloge, ni satisfecit ! L'idéal républicain est une chose ; l'état des institutions en est une autre. Ce qu'ont fait de la République l'usure politicienne, la faiblesse des classes dirigeantes, la bassesse des intérêts de clocher et - par la suite de la désaffection à peu près totale de nos élites à l'égard du régime électoral - l'incroyable médiocrité du recrutement parlementaire, la plupart des Français l'aperçoivent, et quelques-uns se dévouent à y remédier.
Si je m'en tiens à mes expériences, l'oligarchie des Chemises noires (non plus d'ailleurs que la dictature du prolétariat) ne me semble pouvoir apporter aux misères des temps un remède meilleur que le mal. Si d'ailleurs la France devait, tôt ou tard, modifier ses institutions, elle en chercherait le progrès dans son histoire et son génie. La grande Inventeuse ne se mettra pas à la remorque. Quoi qu'il advienne, nos fils vivront libres comme nous. Et nous avons dans l'avenir assez de foi pour espérer que jamais notre pays ne devra demander son salut à l'abolition de droits humains sans lesquels la vie ne vaut pont d'être vécue. »
05:42 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature, henri béraud, mussolini |
Commentaires
Le français semble avoir été assez répandu au début du siècle dernier, comme vous le disiez. Béraud interviewe Mussolini et l'on comprend que c'est en français, puisque Béraud juge "le français (de l'Italien) plein de coquette nonchalance".
Merci de ce partage fabuleux, Solko.
Écrit par : michèle pambrun | lundi, 16 mars 2009
Oui. Bien sûr. N'empêche qu'une "autorité forte" on peut, ou plutôt je me permets, de ne pas savoir ce que c'est ou plutôt de m'interroger sur ce que ça recouvre. C'est quand même un sujet important.
Écrit par : Sophie L.L | lundi, 16 mars 2009
C'est le contraire d'une autorité faible, non, Sophie ?
Écrit par : Pascal Adam | lundi, 16 mars 2009
C'est aussi une autorité reconnue (je suis presque dans le pléonasme, là). Tout le contraire d'un abus de pouvoir, en réalité.
Écrit par : solo | lundi, 16 mars 2009
Ah ouf j'ai eu peur!!!!
Écrit par : Sophie L.L | lundi, 16 mars 2009
A la librairie du Scalaire à Lyon (où figurent de nombreux titres de Béraud, dont "Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?" 140 € - et "Les Derniers Beaux Jours" 170 €) , dans "Dictateurs d'aujourd'hui" (1933), Béraud parle de Benito Mussolini, Primo de Rivera, Mrg Seipel, Le Régent Horthy, Thomas Masaryk, Edouard Benès, Joseph Pildudski, Mustapha Kemal.
En consultant le site rare-book.com, c'est en fait essentiellement sur Lyon qu'on trouve Béraud. Mais bien sûr je n'ai pas vérifié l'entièreté de la longue liste de librairies.
Écrit par : michèle pambrun | lundi, 16 mars 2009
@Solko: C'est passionnant, vous nous faites partager là des choses rares, ce livre est introuvable il me semble... Quant au mot "autorité" , il me paraît très délicat à manier (surtout par les temps qui courent) une "autorité faible" n'est-ce pas un petit peu absurde à l'application ? Toute autorité qui se respecte (oups) n'est-elle pas + ou - forte en soi ? enfin euh... jamais faible
@Michèle Pambrun : Vous allez sourire mais je ne connais pas la librairie du Scalaire... (140 euros pour un bouquin ?
c'est fou ! le même prix qu'un I. pod ! mais chuuut !!!)
Écrit par : frasby | mardi, 17 mars 2009
@ Michele Pambrun : On trouve des éditions moins cher, me semble-t-il. A moins que ce ne soit des éditions originales, ce que propose le Scalaire est du vol ! (je ne connais pas cette librairie)" Dictateurs d'aujourd'hui" est un opuscule qui reprend les entretiens dispersés dans les autres livres. Mieux vaut se procurer les autres. Mais pas à de tels prix ! (sauf EO).
Écrit par : solko | mardi, 17 mars 2009
@ Frasby : J"ignore quel livre d'Hannah Arendt vous lisez. Dans la crise de la culture, il y a un article sur "la crise de l'autorité" passionnant. L'un des meilleurs...
Écrit par : solko | mardi, 17 mars 2009
@ Frasby & Solko
Rassurez-vous, les autres titres de Béraud sont à des prix tout à fait abordables (5 €, 10 €, 15 €, 20 €, 30 €) et on trouve "Ce que j'ai vu à Moscou", "Ce que j'ai vu à Berlin" (je n'ai pas trouvé, mais pas encore tout regardé, "Ce que j'ai vu à Rome").
Simplement, j'ai signalé ces prix pour dire que Béraud, c'est pas encore un million d'euros, mais ça viendra. :-)
C'est dans cette seule librairie de livres anciens que j'ai vu ces deux titres et comme ce sont ceux que je vise (tous les autres titres aussi bien sûr) ça m'amusait d'afficher ces prix, mais oui ce sont (à vérifier) des E.O.
Écrit par : michèle pambrun | mardi, 17 mars 2009
Je n'ai jamais lu Hannah Arendt, honte à moi, vais lire La crise de la culture.
Écrit par : michèle pambrun | mardi, 17 mars 2009
@ Michèle : Un livre dur, mais bon, qui nourrit l'esprit, change la vie.
Écrit par : solko | mardi, 17 mars 2009
Je lis "la crise de la culture" de Hannah ARENDT, mais je n'en suis pas encore à ce chapitre sur l'autorité... Ce sera mon mot d'excuse ;-) Bonne journée.
Écrit par : frasby | mercredi, 18 mars 2009
Sur ta messagerie proposition de titre pour la conférence.
Écrit par : Rosa | vendredi, 27 mars 2009
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