vendredi, 05 décembre 2008
Les Illuminations (5)
Suite du témoignage de Tancrède de Visan :
La rue de la République, domaine réservé aux banques et aux marchands de chaussures, flamboyait de tous ses cordons de gaz, de ses guirlandes d'ampoules électriques accrochées aux corniches des établissements de crédits, de ses étalages commerciaux illuminés dans un but publicitaire, mais concourant sans le vouloir à l'expression d'une tradition. Les belles maisons, propriétés de la Société de la rue Impériale, voyaient les visages de leurs rudes façades creusés de clartés blanches. Le long des fenêtres les lampions brûlaient dans une herse ardente avec, ça et là, des trous d'ombre qu'on remarquait tout de suite avec réprobation. Une foule silencieuse débordait les trottoirs, envahissait la chaussée des trams comme au temps de l'armistice, foule excessivement mélangée, composée de femmes de chambre et de cuisinières auxquelles un congé est accordé le soir des illuminations, de banlieusards, de paysans venus de leurs vallées proches, de patronages, de couvents d'orphelines, de bourgeois promenant leur progéniture, de vieilles filles curieuses, de canuts endimanchés, de familles entières "bien lyonnaises" venues, de génération en génération, juger de la rue l'effet produit par leur balcon incandescent. (...)
Ce Huit décembre est le dernier flambeau élevé au-dessus de la barbarie. Trois mots : Lyon à Marie déchainent un gigantesque accord parfait, où vibrent toutes les harmoniques essentielles de nos âmes. Pour mieux imprégner son fils de cette atmosphère, Damien lui fit gravir les escaliers de cette montée des Chazeaux, jadis nommée Tire Cul dans le vert langage de nos pères. Puis, traversant la montée Saint-Barthélémy, ils se mirent en devoir d'escalader le jardin du Rosaire. Le Huit décembre, ce dernier se pare de lanternes vénitiennes. Le site revêt la gaieté d'une guinguette pour orphelinat. Ces accordéons bariolés, de loin, semblaient déceler une bicyclette accrochée à chaque arbre. Damien et Albert escaladèrent ces marches en terre battue dont aucune n'avait la formule, heureux de plonger dans cet océan de verdure, de pénétrer à l'intérieur de ce décor pour marionnettes où l'amertume des fusains se marie à l'odeur de mousse tamponnée par le pilon d'étoupe des brouillards matineux.
Parvenus sur le roc de l'imposante terrasse, le panorama jusque-là caché déroula tous ses plans. En bas, c'était un étrange lac de feux follets. Plus de trous d'ombres, plus de solution de continuité entre les lampions alignés. Vue de cette hauteur, la ville recevait la visite du Saint Esprit un soir de Pentecôte. Ces langues de feu pendaient immobiles au-dessus des rues creusées en ruisseaux d'ombres. Dans toute la presqu'île, un buisson ardent s'opposait au désert lointain. Le cœur de Lyon, du grand, du vrai Lyon flambait. Vers les Brotteaux, vers la Guillotière, des lumières vacillaient encore, mais en désordre, faisaient songer à des charrettes lointaines guidées dans les ténèbres au moyen des falots en toiles. Au-delà, Montchat, Monplaisir, Villeurbanne plongeaient dans la nuit. La civilisation s'arrêtait à peu près où commençait l'esclavage. Puis c'était le néant informe des plaines baignées de la seule clarté lunaire, un chaos de lignes brouillées dans un horizon d'un bleu liquide.
Le père et l'enfant se taisaient, émerveillés. Ils contemplaient ce spectacle unique et cette joie de l'esprit. Toutes ces veilleuses symbolisaient une âme en instance d'ascension. La Vierge dorée de Fabisch, mains tendues du haut de son dôme, attirait vers elle ces messagères de son sourire, leur faisait signe, leur disait : « Venez, les élus de ma gloire, vos larmes de feu sont ma rosée. »
07:32 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : tancrède de visan, lyon, illuminations, fête des lumières |
Commentaires
Je me permets de relayer cette fois encore sur mon blogue, en espérant que vous pardonnerez ce parasitage.
Écrit par : Rosa | vendredi, 05 décembre 2008
France-Info vient d'évoquer cette lumineuse fête lyonnaise ... Quel dommage que je ne puisse descendre pour admirer cela ! Heureusement, grâce à vous nous en avons quelque aperçu, historique de surcroît ! Merci à vous.
Écrit par : Simone. | vendredi, 05 décembre 2008
@ Simone : Il se peut, cependant, qu'un univers sépare les Illuminations du pauvre Tancrède et les Lumières de France Infos. On attend, je crois, plus de quatre millions de personnes pour assister à ces projections lumineuses de toute sorte sur les batiments publics. il parait que certains habitants du centre vont coucher en banlieue ! Bon. Je m'arrangerai pour vous faire un compte-rendu à la sauce Alceste de tout cela, histoire d'en rire un peu...
Écrit par : solko | vendredi, 05 décembre 2008
@ Rosa : Vous plaisantez ? Bien au contraire, si grâce à vous, quelques personnes de plus peuvent rencontrer ces étranges auteurs lyonnais complètement oubliés, c'est très bien. Tancrède de Visan et son mépris pour les banquiers, sa lointaine fascination pour les bicyclettes et les accordeons, son style inimitable de dandy provincial est un objet littéraire de toute première saveur...
Écrit par : solko | vendredi, 05 décembre 2008
@ Solko - ça fait surtout marcher le commerce ! En Avignon, tous les ans, à la période du festival les habitants préfèrent partir en vacances. J'ai ici un copain qui vivant dans le quartier des Halles ne peut pas fermer l'oeil certaines nuits. Ainsi va le monde et sur une île déserte on s'ennuierait, par conséquent ... Tout n'est qu'affaire de dosage. Par chance, j'ai toujours vécu dans des endroits relativement calmes. Souvent cela se passait à proximité mais le sort voulait que cela ne vienne pas jusqu'à moi. A force de le constater je finis par conclure que c'est mon côté tchekhovien, sans doute ? Pour rire ...
Écrit par : simone. | vendredi, 05 décembre 2008
Je découvre cet aspect du personnage. Je ne le connaissais que comme chroniqueur mondain du Tout Lyon d'entre deux guerres, et comme historien de Guignol... Il a donc écrit de nombreux romans ?
Écrit par : S.Jobert | vendredi, 05 décembre 2008
@ Simone :Entre nous, ces grandes migrations touristiques ont quelque chose d'assez effryant. J'irai voir ça de près, peut-être. Au fond, un bon bouquin, ce sera peut-être mieux ce week-end...
Écrit par : Solko | vendredi, 05 décembre 2008
@ S.Jobert : Il n'a écrit, à ma connaissance, que ce roman, ainsi qu'un recueil de nouvelles, intitulé "Perrache-Brotteaux" (c'était les deux terminus de la fameuse ligne 7)
Écrit par : solko | vendredi, 05 décembre 2008
Je recommande à mes amis non lyonnais de ne jamais venir visiter Lyon pendant la fête des lumières. Quant à moi, je me barricade pendant quelques jours en lisant Solko.
Écrit par : Myriam | vendredi, 05 décembre 2008
Coucher en banlieue ?
Heureusement je n'habite pas au centre.
En revanche la famille qui vient de plus en plus à l'occasion de cette fête.
Écrit par : Rosa | samedi, 06 décembre 2008
"La gaité d'une guinguette pour orphelinat"!
Je ne veux plus quitter Damien et ...Albert (le fils c'est donc Albert n'est-ce pas?)
Écrit par : Sophie L.L | samedi, 06 décembre 2008
@ Myriam : Ah, merci ! Vous me faites là un beau compliment.
@ Rosa : Le centre es tlittéralement dévasté.
@ Sophie : Albert est le fils, oui. Sous le signe du lion est un roman délicieux, je vous assure.
Écrit par : solko | samedi, 06 décembre 2008
Une tradition née il y a plus d'un siècle et demi. Extraordinaire. On est passé de la bougie à la fée électrique, entre temps. Et juste au moment du solstice d'hiver où les jours sont les plus longs... Un peu détournée de son sens, cependant!
Écrit par : pierre | dimanche, 07 décembre 2008
@ Pierre : Merci de votre visite et bravo pour vos photos dont les thèmes (la sécheresse, les feuilles mortes, les nids) devraient intéresser plus d'un visiteur.
Écrit par : solko | dimanche, 07 décembre 2008
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