jeudi, 04 décembre 2008
Les Illuminations (4)
Avec Grancher et Joannin, on s'est attardé un peu sur ce 8 décembre 1903, révélateur des tensions de l'époque. Un témoignage, à présent, d'une autre nature : Celui de Tancrède de Visan (Vincent Bietrix), auteur d'un petit joyau, Sous le signe du lion ( Paris - Denoel et Steel, 1935). Champion de la réaction flamboyante et de la mondanité désuète d'entre deux-guerres, féru d'histoire et d'archéologie, c'est un imitateur - ou continuateur - provincial de Huysmans et des dandys décadents fin de siècle. A la lecture, on se régale de la syntaxe en arabesque, du souci obstiné du terme rare, des circonvolutions du raisonnement où s'entremêlent - parfois au énième degré - le vocable scientifique, le terme mystique, le néologisme. Sous le signe du Lion se veut le bréviaire de ce que l'historien Bruno Benoit appelera plus tard, non sans une certaine cuistrerie post-moderne, la lyonnitude, de ce qu'on nommait (avec finalement moins d'emphase ridicule) l'âme lyonnaise dans les années trente. C'est le récit de l'éducation qu'un jeune père veuf (Damien Chabreuil, gynécologue à l'hôpital Edouard Herriot), soucieux de lui transmettre les valeurs locales, donne à son jeune fils. Tout y passe : la mélancolie des promenades dans les églises et les rues, le souci de la charité, la rêverie archéologique devant les tuiles et les pierres, l'exaltation religieuse, l'appréciation gourmande de la bonne nourriture comme de la belle langue, l'érudition locale et, plus que tout, le culte ironique de la grandeur perdue de la capitale des Gaules. Le huit décembre, point d'orgue de l'identité lyonnaise, constitue évidemment l'un des moments clés de cette initiation aussi méticuleuse que désenchantée : Il commence par une description minutieuse, dans le pur jus huysmansien, des lampions lyonnais d'alors :
"L'on voudra noter cette remarque : La plus belle de nos fêtes, celle qui passe toutes les autres en somptuosité a pour objet une commémoration religieuse. Même à l'occasion de notre foire annuelle du printemps, où Lyon revit deux semaines les chalandises et les lendits du XVIème siècle , la ville ne tréssaille pas de cet unanime transport. Le passage d'un souverain, la venue d'un président de la République, un cortège officiel de ministres flanqué de policiers, laissent nos concitoyens dans le marbre de leur indifférence : rien ne demeure plus éloigné des préoccupations lyonnaises que les batelages politiques. Une fois l'an, la nuit tombante, Lyon se réveille de son sommeil dogmatique. La ville, amie de l'obscurité, flambe d'un pucnh de lumières. Le long des hautes maisons, coincées dans l'étan cotonneux de leur habitat, voltigent des miettes de feux follets. Des hauteurs de la Croix-Rousse à la plaine de la Presqu'ïle, c'est un immense baiser de flammêches, petites langues intrépides dardées vers le gouffre du ciel.
Des milliers de lampions épousent la forme de demi-bouteilles tronquées, étranglées en leur sommet, suspendues à une armature en fer blanc, où s'abrite le ver luisant d'une fine bougie. Enfilées, telle une brochette d'oiseaux d'or, ces fioles distillent une goutte de soleil. La forme de ces lampions, relégués le reste du temps dans des greniers familiaux, aide à nous singulariser. Leur vue remplit de stupeur un étranger non entraîné à nos coutumes. En vain chercherait-il l'usage médical de ces sortes de ventouses pour géants. On ne les fabrique que pour nous. Ils ne servent qu'un soir par an. Les générations se les repassent en héritage, et les petits-neveux remplacent les invalides, car la durée de ses bocaux s'avère éphémère. Conçus selon un principe absurde, dû à quelque inventeur dipsomane, ces carafons au verre mince de cornue éclatent au moindre vent, léchés par l'ardeur charbonneuse d'une bougie dont la tête affleure un goulot inutile. Dans chaque famille, même les plus portées à l'économie domestique, un budget spécial se prévoit pour ce mode d'illumination dont vivent encore les vieux fabricants de verres de lampes tombés en déshérence.
Les plus avares, ceux dont la fierté se dissout avec l'âge, remplacent ce modèle vénérable par des godets dans lesquels nage un champignon de suif. Ces pots pour rillettes ont l'avantage de ne point "peter" à la chaleur. Le bloc de graisse dentelé, piqué d'une mèche de veilleuse, dure exactement trois heures réglementaires. Posés à même le rebord de pierre des croisées, ces lumignons ne s'aperçoivent que de loin, à moins qu'un promeneur, par un soir de mistral, n'ait son chapeau buclé par cette stérine bouillante, qui rappelle en petit la poix versée par les Evêques du haut du mâchicoulis du château de Pierre-Scize, sur leurs ennemis héréditaires, les chanoines contes de Lyon. Sublime hommage collectif ! Des myriades de confetti étincelants, jetés par des mains pieuses contre chaque demeure, font ruisseler les pierres de taille, scellent le créps des façades, comme autant de lettres de faire part, d'une infinité de pains à cacheter translucides...
A suivre…
07:28 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : tancrède de visan, lyon, illuminations, fête des lumières |
Commentaires
J'aime tout: "le sommeil dogmatique", "l'inventeur dipsomane" (?) "le chapeau buclé par la stérine bouillante" (?) "le punch de lumière" etc. Bon, voilà. Merci vraiment.Bonne journée à vous Solko.
Écrit par : Sophie L.L | jeudi, 04 décembre 2008
@ Sophie : Content que vous appréciez cet huysmannisme provincial ( c'est le nom que - faute de mieux, j'ai trouvé pour qualifier ce style) de Tancrède de Visan, dont je n'arrive pas toujours à savoir à quel degré d'humour et d'ironie il se situe.
Écrit par : solko | jeudi, 04 décembre 2008
Merci pour ce texte délicieux qui me fait découvrir un continuateur de "mon" cher auteur ! (Ne faudrait-il pas plutôt utiliser "huysmansisme" ?)
Et toujours un peu mieux ces illuminations dont la parisienne que je suis perçois mal la portée quand des amis lyonnais m'en parlent !
Écrit par : Zabou | jeudi, 04 décembre 2008
@ Zabou : Vous avez raison, quel affreux néologisme ! Cela doit venir d'hausmannien... D'ailleurs, si je n'ai jamais su pourquoi on disait molieresque, rousseauiste, voltairien... Il doit y avoir des raisons, phonétiques sans doute, qui m'échappent.
Écrit par : solko | vendredi, 05 décembre 2008
Ah pour l'adjectif, on dit huysmansien pour le coup.
Mais oui, ces adjectifs doivent avoir d'obscures raisons en amont : j'ai récemment vu deux professeurs en pleine disputatio sur l'usage de "gautieriste" !
Écrit par : Zabou | vendredi, 05 décembre 2008
@ Zabou : Vous devriez lancer "huysmansiesque..."
Écrit par : solko | vendredi, 05 décembre 2008
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