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dimanche, 21 septembre 2008

Les disparus du pont Mouton

A la sortie du tunnel de la Croix-Rousse à Lyon, du côté de l'ancien faubourg de Vaise, un pont barre de son tablier d'acier de plus de soixante mètres l'ouverture du paysage vers le nord, là-même où la Saône, alanguie et courbée, un peu lasse de son épuisante traversée du Forez, agite son éventail avant d'effectuer une entrée seigneuriale dans la cité. Et comme non loin se trouve un arrêt de bus ("Pont Mouton") beaucoup continuent à donner à ce pont, lorsqu'on parle de lui (remarquez bien que c'est un sujet de conversation incontournable) ce nom-ci de Mouton.

Or le promeneur attentif apprend d'un vilain panneau que le susdit pont se nomme en réalité du patronyme du petit Père la Victoire, surnommé aussi le Tigre, vous savez, - oh, c'est de l 'histoire antique - le papa Clémenceau. Depuis 1952, ce pont a remplacé le plus ancien, qui joignait la place du Port à l'actuel quai Joseph-Gillet, ex quai de Serin. Ce pont Mouton datait, lui de 1865 et avait été dynamité par les Allemands en 1944. Il n'en reste pas la moindre trace, pas même dit André Pelletier dans son Histoire des ponts et Quais de Lyon  (Elah 2002) "une plaque commémorative". Le Tigre aurait-il bouffé le Mouton jusqu'à l'os ?

C'est oublier la force de l'usage. Tout le monde, y compris les TCL (transports en commun lyonnais) continue à dire le Pont Mouton. Une hôtellerie, dite"logis du mouton", en laquelle logèrent plusieurs rois de France à l'occasion des entrées solennelles qu'ils firent dans leur cité de Lyon par la porte de Vaise avait jadis donné le nom à une rue qui la refila par ricochets au pont. Rien à voir avec les moutons, comme on pourrait le croire, au vu des quelques squelettes en acier d'ovins broutant que la municipalité a placés sur le peu de pelouse de l'endroit. C'est généralement devant le Logis que les membres du corps consulaires attendaient le roi pour le saluer avant son entrée spectaculaire. Située au carrefour des routes de Bourgogne et du Bourbonnais, elle était célèbre et fréquentée.

Ceux qui aiment le Pont Mouton  (ça existe, des gens comme ça ?) peuvent lire un joli roman de Georges Champeaux intitulé "Le Roman du vieux Groléen". L'action se déroule dans le faubourg de Vaise des années 1900 - contemporaines de l'écriture - et narre une romance amoureuse dans le milieu ouvrier de l'époque. On y ressent bien les attentes, les émois, les pudeurs et les espoirs du petit peuple de ce temps là. Je dirais - n'en déplaise à Valéry Giscard d'Estaing qui nous fit le coup, jadis,  du "Maupassant meilleur écrivain de France" - que c'est du Maupassant en plus léger, plus frais, sans les poses. On ne le trouvera, hélas, que chez de bons bouquinistes ou libraires spécialisés bien achalandés.  (Honoré aux Terreaux, Diogène à Saint-Jean), ou sur le web. J'emprunte à ce roman qui date de la Belle Epoque de l'avant-Clémenceau, la description du magnifique panorama, crayonné non loin du Pont Mouton :

« Accoudé au parapet du quai, il ne se lassait pas de suivre du regard les travaux du bas-port et le mouvement de la batellerie. Et peu à peu s’établissait en lui la conviction qu’il avait sous les yeux un des plus beaux paysages de la Terre. Tout en bas, le serpentement de la rive droite de la Saône , une route de campagne qui devient le quai d’un faubourg, comme succèdent aux pimpantes villas emmitouflées de Saint-Rambert le château d’eau, les grues et les cheminées de l’Industrie. Puis c’est le tassement autour de la Gare d’Eau des vastes entrepôts aux larges toits en pente douce, d’où surgissent, puissants et harmonieux, les trois blocs équarris des minoteries. Et, emplissant le paysage de sa présence, déployant à ses pieds le geste souple de son corps voluptueux, la Saône nonchalante qui paresse et se prélasse, cependant que, rangés le long des bas-ports, les noirs remorqueurs plats, les sapines béantes, les « plattes » pavoisées du linge mis à l’étendage, les péniches pansues ceinturées d’une bande claire, avec la futaie grêle de leurs mâts aux pointes blanches de minarets, parent ses profondeurs de leurs reflets. Longtemps le père Chatard avait méconnu la beauté d’un tel spectacle. Mais voici que du fer et de la pierre comme des feuillages et de l’eau, affluait une sympathie pénétrante. Et c’était l’âme même de ce paysage composite qui commençait à l’imprégner – une âme qui mêlait au sortilège originel de la nature la majesté poignante de l’effort humain »

Pauvre Champeaux, qui se souvient de lui ? Comme les moutons qui hantent le neuvième arrondissement et bêlent de douleur au crépuscule, il fait dorénavant partie des disparus illustres de l'endroit.

 

08:14 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : pont mouton, vaise, lyon, littérature, clémenceau, georges champeaux | | |

Commentaires

"qui se souvient de lui ?" Pas grand monde, en effet et cela semble regrettable, au vu de cet extrait.

Écrit par : Feuilly | mardi, 23 septembre 2008

Excusez-moi, Solko, mais c'est "Clemenceau", non?

Écrit par : Pascal Adam | mercredi, 24 septembre 2008

Vous avez raison, Pascal. J'ai toujours accentué ce "e", allez savoir pourquoi. A partir de cet instant, promis, juré, je ne le ferai plus. Mais dites je vois, en allant chez vous, que vous donnez dans l'apologue, à présent ?

Écrit par : solko | mercredi, 24 septembre 2008

@ feuilly : Le nombre d'auteurs passés ainsi à la trappe, cela donne le vertige : quand ils sont mauvais, ce n'est que justice. Mais bien souvent, ce n'est qu'affaire d'idéologie, de commerce. Ou simplement en raison des mauvaises circonstances.
Champeaux n'est pas un "grand auteur". Mais son petit roman sur Vaise mérite le détour. Ils (elles) sont nombreux dans ce cas-là. Ma remarque sur Ernaux, chez vous, allait dans ce sens.

Écrit par : solko | mercredi, 24 septembre 2008

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