mardi, 05 août 2008
Je vous laisse
"Je vous laisse aller vers le fond", fait le chauffeur de bus, tourné vers des visages qui, dans la moiteur de l'été, suent comme vaches qui pissent. On se trouve déjà fort tassé, on maugrée et on se tasse davantage. Chez le médecin, le dentiste : "je vous laisse patienter". Variante : "je vous laisse vous asseoir". Au musée, au centre commercial : "je vous laisse prendre l'escalator"... " Je vous laisse composer votre code" : celle-ci, on l'entend partout. Autre version : "je vous laisse ranger vos affaires dans le sac !". Caissières permissives ? Chauffeur de bus tolérant ? Gardes amicaux ? Secrétaires prévenantes ? Que nenni. L'Etat, lorsqu'il s'y mettra à son tour, nous dira : "je vous laisse payer vos impôts". Le flic, au carrefour, tout sourire : "je vous laisse me montrer vos papiers". Issu probablement de l'anglais : "I let you + infinitif", cette expression ridicule a pénétré le français courant depuis peu, au point d'être devenu un cliché utilisé dans toutes les situations professionnelles imaginables afin d'exprimer l'ordre atténué. Là où nos anciens disaient "Veuillez" ou "voulez-vous", suivi d'un "s'il vous plait", voilà qu'encore notre modernité ramène son narcissisme autoritaire & disgrâcieux en commençant une fois de plus par dire Je, là où il conviendrait de dire Vous (dans le même goût que le "Je m'excuse", pour "Veuillez m'excuser") Ce je, qui pointe son museau se révèle d'autant plus mal élevé qu'il croit l'être bien : feignant la politesse, il est donc particulièrement irritant. Car ce "je", qui se place en position sujet, n'est jamais véritablement celui d'un sujet libre et autonome, mais plutôt celui d'un simple éxécutant, d'un kapo, qui vous transmet une consigne qu'il a lui-même reçue. Que vous laisse-t-il, en vérité ? C'est un je intimement policier qui parle, un je franchement haïssable : société où le pseudo-professionalisme de chacun contrôle les gestes de chacun. Pour le plus grand bonheur de tous ? Ecoutez-le ton neutre, vide, avec lequel c'est généralement prononcé. Un sujet ? Simple courroie de transmission, canal ou tuyau, petit larbin du système, comme on voudra. Pas de quoi être fier.
Laisser provient du latin laxare (relâcher). Le verbe signifie "consentir", "permettre". C'est ainsi que la caissière vous permet de saisir votre code, la secrétaire vous autorise à séjourner dans le salon de son patron, etc.... Laisser, c'est aussi confier, donner. On laisse ainsi toujours quelque chose de soi à quelqu'un, quelque part. En français correct, "Je vous laisse" signifie exactement "Je vous quitte", ou "je vous abandonne", ou comme l'a très bien écrit un jour Jean Echenoz, "Je m'en vais". Tel est bien mon cas. Je m'en vais quelque temps en vacances, aussi le titre de ce billet n'est pas (Dieu m'en garde !) un lieu commun. Il est à comprendre au sens le plus propre. Et comme je m'en voudrais de m'en aller les mains vides, en vous donnant rendez-vous aux premiers jours du beau mois de septembre, "je vous laisse" en bonne compagnie, en compagnie de quelqu'un que j'aime bien. Monique Serf (Barbara 1930-1997) fut quelqu'un qui détestait plus que tout les lieux communs et qui savait, d'intuition au moins autant que d'expérience, que le boulot principal d'un journaliste consiste à pousser son interlocuteur à en proférer le plus possible en un minimum de temps et si possible sans bien s'en rendre compte.
03:33 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : langue française, société, littérature, lieu commun |
Commentaires
Beau texte. Ah, oui, alors, cet euphemisme de l'ordre donné qui fait semblant de ne pas en être un.
Cela m'irritait aussi mais je n'avais pas pris la peine de faire l'autopsie de la formule. Bravo.
Autre énervement d'une autre expression ridicule : J'ai eu, au cours d'une brève incursion dans le salariat, un supérieur hiérarchique qui, le pauvre, n'avait rien de supérieur et qui disait tout le temps : "Vous prendrez l'attache de monsieur Machin...."
" Non, j'ai mes attaches personnelles" que j'ai fini par lui dire un jour où il faisait plus chaud que d'habitude.
Bien cordialement.
Écrit par : Redonnet | mardi, 05 août 2008
Je ne laisse pas n'importe qui aller vers moi, cher ami. Qu'on se le dise, SVP !
Écrit par : Porky | mardi, 05 août 2008
interruption d'été?
Écrit par : romain blachier | mardi, 05 août 2008
Laisser.
Premier sens: ne pas intervenir ("laisser tomber sa proie")
Deuxième sens: ne rien faire pour que quelque chose?quelqu'un change ("le laisser debout")
Il y a donc bien une idée d'abandon dans le chef de celui qui vous dit cette phrase. Loin d'être de la politesse, c'est en fait une manière de dire: "débrouillez-vous".
Écrit par : Feuilly | dimanche, 10 août 2008
La machine qui nous prend notre argent à la caisse nous dit "patientez svp"... La mise en avant du "je" est typiquement anglo-saxonne et s'inscrit dans toute une culture protestante finalement (cf Max Weber). Un film américain sans un "I'm sorry" qui ponctue la plupart des phrases est un faux. Vos remarques sont judicieuses, votre ton m'a beaucoup amusé bien que le problème de fond soit véritablement navrant.
Je vous laisse donc à vos vacances, veuillez en profiter!
Écrit par : Léopold | mercredi, 13 août 2008
Quel beau billet tout de même! Une belle sortie,chapeau!
Ce qui va être difficile, c'est de ne pas penser à vous quand un monsieur untel ou autre,nous dira "je vous laisse remplir le chèque"
"je vous laisse choisir" ...un fond de rire sournois à la "solko"
et l'expression je vous laisse m'excuser ? ça pourrait se dire à ces gens là non ? Est ce qu'on a le droit ?
Quoiqu'il advienne de nous ! laissez nous donc vous attendre et pour tous les" je vous laisse" à subir nous aurons si j'ose dire l'embarbara du choix,si vous voulez la liste, il n'y aura qu'à demander...
Excellentes vacances, Puissiez vous etc etc ...
Écrit par : frasby | jeudi, 14 août 2008
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