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samedi, 05 juin 2010

La ligne courbe de Thonet

Trente ans avant que l’Art Nouveau n’ait précisé toutes ses conceptions esthétiques et entériné partout le triomphe de la ligne courbe, le prussien Michael Thonet (1796-1871) mettait au point dans son petit atelier une méthode révolutionnaire pour courber le bois, grâce à laquelle il dispensait l’artisan du travail de découpe et de profilage, d’assemblage et d’emboitement. Sa technique consistait simplement à immerger des lames de bois mort dans de la colle et de l’eau bouillantes, puis de les placer dans des moules aux formes galbées. Après refroidissement, le bois retiré des presses conservait la forme souhaitée. Ayant observé que c’est le taux d’humidité qui faisait la différence entre les fibres de bois mort et celles de bois vivant, il affina peu à peu son système et s’appliqua à recréer en quelque sorte le cycle biologique en régénérant le bois privé de sève avec de l’eau bouillante puis en le faisant sécher dans la rêverie de ses arabesques. Ses meubles remportèrent un succès immédiat et, après avoir obtenu de l’empereur François-Joseph le privilège « de travailler en courbe toutes sortes de bois par un procédé chimique ou mécanique », il devint un industriel réputé dans toute l’Europe.

La reine de son catalogue fut bien cette fameuse Thonet n°14, fille de la Thonet n°4 en hêtre courbé. C’est le café Daum à Vienne qui, à partir de 1850, lança sa carrière héroïque.  Là, au fil de sa longue existence, elle accueillit les plus augustes fessiers,  dont ceux de Peter Altenberg, Franz Werfel, Sigmund Freud, Léon Trotsky, Stefan Zweig, lequel dans son très beau livre Le Monde d’hier écrivit :  «Vienne était, on le sait, une ville jouisseuse, mais quel est le sens de la culture, sinon d’extraire de la matière brute de l’existence, par les séductions flatteuses de l’art et de l’amour, ce qu’elle recèle de plus fin, de plus tendre, de plus subtil ? »  Ne dirait-on pas qu’il parle de l’art de tordre le bois inventé par Thonet ?

Zweig consacre plusieurs lignes à ces cafés viennois emplis de la 14, précisément.

thonet.jpg« Le meilleur endroit pour nous instruire de toutes  les nouveautés restait le café. Les cafés, à Vienne, constituent une institution d’un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre au monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d’une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues. (1) Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, des français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main ; nous étions informés de tous les livres qui paraissaient, de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions entre elles les critiques de tous les journaux ; rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que cette facilité de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux tout en discutant dans des cercles d’amis ».

 

Mobilité, orientation : ferais-je de la ligne courbe de Thonet une allégorie de l’intelligence, de la grâce, et de la culture ? Pourquoi pas ? Car il existe sûrement un lien entre la culture d’un homme et, comme l’évoquait Montaigne, le siège sur lequel il pose son cul. Elles étaient en tout cas fort aimables, ces Thonet art nouveau par toute l'Europe répandues, et je les ai à mon tour, et bien après Zweig, fort aimées. On voit passer parfois leurs pieds fins et leur teinte élégamment boisée lors d’une vente de  bric et de broc. Pour une enchère d’une quinzaine d’euros, si  personne n’insiste dans la salle murmurante, on peut  ramener chez soi un spécimen de ce témoin irremplaçable et irremplacé de ce que fut l’Europe, au point culminant de sa culture.

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(1)  en 1913, le Café central de Vienne en proposait 250 à ses clients

19:08 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : stefan zweig, littérature, europe, thonet, café daum, vienne, culture, art nouveau | | |

vendredi, 10 avril 2009

La crypte des Capucins

Plongé dans la relecture des reportages de Béraud, je redécouvre cette description de la crypte des Capucins, à Vienne, tirée du Feu qui Couve (qu’il dédie à la grande mémoire d’Albert Londres, mort deux années auparavant), une série d’articles publiés en 1934. En voici un extrait :

« Sur le sol, au pied des murs, à même les dalles, une centaine de sarcophages sont alignés. Pour la plupart, ce sont des cercueils de bronze, simples boîtes noircies par le temps, toutes roides, portant leurs croix en relief, et qu’un long séjour dans cette ombre glacée à tavelées de taches de rousseur. Sur chaque bière, un écusson de cuivre, poli avec soin, dit le nom et les titres du mort. J’ai vu Westminster, Saint-Denis, l’Escurial, le Panthéon romain, tous les charniers royaux. Aucun ne donne au visiteur un pareil frisson. Ceux qui reposent là, dans cette cave saturée de misère,, furent des personnages. Tous, puissants et redoutés, vécurent dans l’appareil de la plus belle cour d’Europe, parmi les évêques, les maréchaux, les chambellans, dans le bruit des armes et l’or des palais. Et maintenant ils sont là, rangés contre ce mur gris, pareils aux morts d’un amphithéâtre. Pauvre gloire, vœux d’éternelle pauvreté, qui dans cette paix, évoquent la terrible simplicité des tombeaux de Latran.

Ainsi s’alignèrent un à un, dans cet auguste et terrible lieu, ceux qui firent l’empire et ceux qui l’ont perdu. Le sarcophage de Marie-Thérèse domine tous les autres, comme, au cœur de la cité, sa statue domine le front des palais. Autour d’elle dorment ces Atrides aux destins affreux et grandioses que furent les Autriche Loraine et les Habsbourg, tous, ou presque, depuis ceux du Saint-Empire jusqu’à ceux de la monarchie expirante. Tous, les jeunes et les vieux, les empereurs des vieilles guerres comme les archiducs dévorés de passions et d’impatience, comme leurs femmes douloureuses et leurs enfants morts d’être nés trop vieux.

Ils dorment tous là, sans dalles, sans grilles et sans fleurs, ceux qui, de Mathias à François-Joseph, portèrent la toison d’or et les cent trente-trois carats du Florentin. Voici, aux côtés de la grande Marie-Thérèse, la veuve de Napoléon et le Roi de Rome. Plus loin, c’est l’infortuné Maximilien, puis Ladislas, tué à la chasse. Voici la Rose de Bavière, que poignarda Luccheni, puis ses fils, les derniers, les tragiques archiducs. Sur ces minces couvercles, où sèchent quelques fleurs, on peut se pencher ; et malgré soi, l’on pense que, si quelque sacrilège osait remuer les bières, on entendrait, sur leur fond de métal, rouler le poignard de Genève ou les balles de Mayerling et de Sarajevo. »

 

 

Wien_kapuzinergruft1.jpg

 

 

 

 

01:40 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : crypte des capucins, henri béraud, vienne | | |