dimanche, 25 novembre 2012
Margin call, le récit de crise et la vie des idées mode d'emploi.
Un drôle de hasard a conduit ce matin mes pas au cinéma le Comoedia, peu après que j’ai vu la pièce de Joël Pommerat hier au TNP. Pierre Zaoui et Laurence Duchêne, coauteurs de L’abstraction matérielle, y animaient un débat dans le cadre de ce premier festival des idées qui bat son plein à Lyon en ce moment. Un débat programmé juste après la projection du film Margin Call de J. C. Chandor. Un film mettant en scène des traders et les dirigeants d’une banque, laquelle aurait pu être Lehman Brothers, au matin du 15 septembre 2008. Ambiance. Un week-end très commerce, quoi.
« Nous sommes tous des vendeurs » : c’est ainsi que Tuld, le boss de la banque fictive dudit film Margin Call (1) justifie la vente à prix cassés de tous ses produits, au matin du 15 septembre 2008, à l’un de ses principaux collaborateurs qui se montre réticent, Sam Rogers. «Vous êtes tous des survivants » lance ce dernier à son équipe de traders : On se croirait si bien dans la deuxième partie de la Grande et fabuleuse histoire du commerce que je commence à me demander : comme il y eut en son temps des récits de guerre, voici donc que fleurit un genre nouveau et lui aussi transgénérique : le récit de crise.
Le spectateur est donc projeté au matin du 15 septembre 2008, un an après la crise des subprimes, celle qu’on ne présente plus. En l’espace de 24 heures, et grâce à un employé qu’ils viennent de limoger sans ménagement, les dirigeants d’une banque américaine réalisent que leurs prises de position extravagantes les mettent en péril et tentent de liquider leurs produits infamants sur le marché en les vendant en quelques heures à tous, y compris à leurs propres clients, pour tenter de sauver la boutique. Le chaos mondial qui s’en suivra provoqua la crise des dettes souveraines dans laquelle nous vivons encore vous et moi, et qu’on ne présente plus non plus.
Margin call de J C Chandor
Le film n’est pas un procès à charge contre des méchants, procès qu’on ferait, nous, gentils, mais essaye de comprendre par quels processus inhérents au système la sphère financière -qui est à l’origine un service- s’est laissé déconnecter du Réel à un point si irréversible.
Unité de temps (ce fameux jour de septembre 2008), unité d’action et de lieu, le film de Chandor emprunte en effet à la dramaturgie de la tragédie grecque, sauf qu’il est filmé à hauteur d’hommes et non plus de héros : des hommes qui se meuvent derrière les vitres de leurs voitures ou de leurs buildings et dans des échelles de sommes qui échappent à la compréhension du commun des mortels, des hommes avec lesquels le spectateur même le plus compatissant ne peut franchement entrer en empathie. D’ailleurs il est vrai qu’on ne ressent à proprement parler ni terreur ni pitié à leur égard : le naufrage de Lehman Brothers n’est pas celui du Titanic, ni même celui de la Tour Infernale : rien de spectaculaire ni de croustillant à se mettre sous la macula, sinon des écrans d’ordinateurs et le zigzag des courbes d’évolution des cours.
D’où vient alors qu’on se sent concerné du début à la fin, comme si potentiellement le film racontait aussi notre histoire, une histoire basée au fond sur le même pari ?
Contrairement à la tragédie grecque, en effet, il n’y a dans le capitalisme moderne ni bouc émissaire ni héros tragique pour assumer la culpabilité collective et délivrer tout un chacun du mal lorsque surgit soudain la peste aux portes de la cité : alors, dans la société démocratique postmoderne qui fait mine de faire de chacun d’entre nous des décisionnaires, dans la société technologique postmoderne qui fait mine de faire de chacun de nous des acteurs, à qui la faute in fine ?
La dilution de la responsabilité est telle qu’on ne peut que répondre : à tous. A tous ceux qui, d’un bout à l’autre de l’échelle, ont profité du système de crédit ainsi corrompu, et ont si peu considéré autre chose que leur intérêt personnel bien compris, quel qu’il soit. C’est-à dire autant nous tous que personne. Bien sûr, dirons-nous, il y a les Gros, la banque et ses dirigeants dont le film fait ses personnages.
Ceux-ci se sont en fait laissé clairement déborder par leur croyance dans un modèle mathématique basé sur des séries historiques qui se sont révélées fausses, en raison même de la logique mathématique sur laquelle elles reposaient : cette dernière, en effet, toujours tenter de s’indexer sur des modèles faisant la moyenne, les avait pousser à procéder à une réduction d’événements improbables trop élevée (et un événement improbable, la crise en est un par définition) et donc, à mal évaluer les prises de risque.
Mais ensuite, tous les acteurs du marché, jusqu’aux plus modestes ont également laissé leur responsabilité se diluer dans une situation en plongeant dans un mimétisme rationnel, puisque que tous avaient intérêt à aller dans le même sens, dès lors que ça continuait à marcher. Nous tous, enfin, au bout de la chaîne, si enclins à suivre comme eux la statistique, à délaisser la réflexion pour l’opinion, engagés dans le consumérisme par nécessité démocratique, au bas de la même échelle.
Ce que le film montre, c’est à quel point toute autorité humaine et morale se trouve abolie devant un même processus destructeur dans la société de l’argent, et ce d’un bout à l’autre de la chaîne. Car le fatum de la main invisible fonctionne un peu comme celui du dieu caché (1) : dès lors, cette dramaturgie de la crise initiée par le metteur en scène peut devenir transposable à n’importe quelle autre échelle sociale et dans n’importe laquelle de nos vies, avec son début, sa plongée dans l’irrationnelle durée du temps de crise, ses heures d’attente, son acmé et son dénouement heureux pour certains, malheureux pour d’autres.
Son storry-telling fonctionnerait à la perfection aussi bien pour raconter la crise traversée par la zone euro, par un parti politique comme l’UMP ou la failite d’une PME, le suicide d’un artisan dépassé par ses créanciers ou celui d’un prof par ses élèves. La crise ainsi contée, nous en sommes tous, jusqu’au vertige, les fidèles déroutés et les acteurs désarmés.
Et ce qui est sidérant, c’est de voir à quel point, toute catharsis réelle demeurant au fond impossible dans le champ de cette fiction qui ne met en jeu que de l’immanence, on s’en tient à une simple indentification virtuelle avec des plus coupables que nous, dans la sphère économique ou politique ; chacun regagne ensuite sa place et ses pénates, ses intérêts immédiats. Son train-train.
Dehors, on fait la queue pour le film suivant, un film sans aucun doute plus divertissant. Ailleurs, on cherche une conférence intéressante pour tromper son ennui ou solliciter son imaginaire : le récit de crise, finalement, dans l’attente du tramway comme dans celle du cataclysme final (s’il doit arriver), ça roule bien. Quelques best-sellers devraient suivre, et deux ou trois épatantes adaptations. Sans compter les tables rondes en tous genres, comme la démocratie participative sait en produire, que ça pousse tels champignons dans la moindre salle des fêtes. Sans doute est-ce pour cela que ce « festival des idées » dont Guy Walter, le directeur de la villa Gillet est la tête pensante, et qui va encore égrener un certain nombre de manifestations, toutes plus intéressantes les unes que les autres par ailleurs, jusqu’au 2 décembre se nomme ironiquement Mode d’Emploi. Chacun regagne ensuite ses pénates. Il y a du Pérec désenchanté là-dessous, me dis-je en regagnant, comme tout un chacun, les miennes.
(1) Le titre, Margin call, signifie Appel de marges, terme financier désignant la manière dont un intervenant doit remettre de l’argent sur son compte afin de couvrir sa position ouverte sur le marché.
(2) 0,2 % des gens comprenaient vraiment ce qui se passait ce jour-là, la défaillance des modèles mathématiques choisis
21:37 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : margin call, jc candor, pierre zaoui, guy walter, villa gillet, comoedia, mode d'emploi, lyon, cnl, festival des idées, crise des dettes souveraines |