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lundi, 08 mars 2010

Une femme qui écrit

« Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire;

J'écris pourtant,

Afin que dans mon cœur au loin tu puisses lire

Comme en partant.

 

Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même

Beaucoup plus beau:

Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu'on aime,

Semble nouveau. »

 

On la baptisa sournoisement la « prolétaire des Lettres ». Il se peut que ce fût aussi une forme d’hommage. Avec les gens qui n’ont jamais côtoyé la pauvreté qu'en paroles, sait-on jamais? Sous sa plume, cette phrase terrible, aux accents d’un Léon Bloy féminin : «ce mot de fer : argent ». Marceline Desbordes naquit le 20 juin 1786 à Douai, d’un père ourdisseur et peintre d’armoiries, que la Révolution avait ruiné. A douze ans, elle partit avec sa mère Marie Catherine en Guadeloupe, dans l’espoir d’y rejoindre un « riche cousin » : mais ce dernier était mort entre-temps, et Marie Catherine périt bientôt de la fièvre jaune. Restée seule, Marceline apprit le métier de comédienne (spécialisée dans les rôles d’ingénue) puis de cantatrice, métiers qui lui permirent de se produire de Bruxelles à Paris pendant quelques années. Le romantisme affleure durant ces premières années du siècle, et l'existence de Marceline va se dérouler dans une succession d’aventures, de déboires, de déconvenues, tant professionnelles que sentimentales, d’errances et de deuils.

L'histoire retient que le fils qu’elle eut de son amant, Henri de Latouche, est mort à l’âge de 5 ans en 1816, et  que des quatre enfants qu’elle eut avec son mari, Prosper Lanchantin (dit Valmore), l'aîné seul (Hippolyte) survécut (Il mourut en 1892). C’est avec ce Valmore qu’elle s’installe une première fois à Lyon, du printemps 1821 au printemps 1823, au 10 de la place des Terreaux. Embauchée par le Grand Théâtre (l’actuel opéra), elle interprète l’Agnès puis la sage Eliante de Molière. On l’applaudit également dans des mélodrames d’époque, dont des pièces de Scribe. En 1827, le couple est de retour à Lyon et s’installe au n°1 place Sant-Clair, puis au quatrième étage du 12 rue de la Monnaie, d’où elle assiste en novembre 1831 au soulèvement des canuts. Une véritable passion l’a liée à cette ville, où soufflaient alors les plus violentes colères populaires du pays, et que traversait une authentique tentative intellectuelle pour conduire à son terme la décentralisation littéraire et artistique. Elle put y tisser un vrai réseau d’amitiés : Léon Boitel (1806-1855), le peintre Antoine Berjon (1754-1843), le poète Etienne-François Coignet (1798-1866), l’historien François Collombet (1808-1853). Du n°1 de la rue de Clermont (à présent rue Edouard Herriot), elle contemple durant quatre jours, enfermée et horrifiée chez elle, la seconde révolte de 1834 et les répressions sanglantes qui en découlent. 

Lyon devient alors pour elle  la ville de toutes les douleurs : « J’ai trop souffert de Lyon et à Lyon pour ne pas y être attachée », écrira-t-elle à Léon Boitel, en 1838 : un contexte social plus que rude, une vie de comédienne harassante, mais un climat d’exaltation intellectuelle et artistique des plus fervents. On doit à la ténacité de Jean Butin et de la République des Canuts que le nom de Marceline Desbordes -Valmore, que n’honorait aucune rue, ait été donné à la récente médiathèque de Vaise dans le neuvième arrondissement, et qu’une plaque lui soit dédiée au jardin d’Ivry à la Croix-Rousse.

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Marceline a vécu dans la misère, le romantisme et la foi : « Les pauvres se secourent les uns les autres » répétait-elle souvent. De sa poésie, Baudelaire a écrit : « Personne n’a pu imiter ce charme, parce qu’il est tout original et naïf ». Et un peu plus loin, dans le même article de ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains : « Mme Desbordes-Valmore fut femme, fut toujours femme et ne fut absolument que femme ; mais elle fut à un degré extraordinaire l’expression poétique de toutes les beautés naturelles de la femme » Dans l’esprit de Baudelaire il faut sans aucun doute entendre, parmi ces beautés naturelles, un certain nombre de clichés, que le féminisme du siècle suivant aura beau jeu de pointer du doigt : et notamment ce que Baudelaire appelait la « capacité à souffrir », qui fut d’ailleurs durant tout ce siècle aussi chrétienne que féminine. Capacité qui transparait tellement sur ce visage d’un autre temps, et comme d’un autre univers, lequel, parce qu’il me rappelle celui de certaines aïeules sur de vieilles photos de famille, où je ne les vis jamais qu’un missel en main, me surprend, me glace, me bouleverse tellement : les mitaines en soie noire, ces larges robes longues et noires dont les canuts tissaient, pour quelques sous la journée, le tissu dans leurs hauts immeubles légendaires, cette écharpe nouée dans un geste austère et coquet. Et bien sûr, cette expression, qui fut celle de tant d’humains de ces générations-là, gens oubliés du dix-neuvième siècle, tous les captifs, tous les vaincus qui n'eurent pas même la possibilité d'écrire la moindre ligne, de jouer le moindre rôle, et de graver leurs traits dans le camaïeu du moindre daguerréotype.

Marceline s’éteignit le 23 juillet 1859. Cette année-là, le fier Haussmann créait les 20 arrondissements de Paris, et les grands travaux qui concerneraient également toutes les villes de France continuaient à balayer sans ménagement l’ancien monde et ses occupants. Ce regard de Marceline est bien tout autant celui du vieux Paris ou celui du vieux Lyon, jeté de ces vieux faubourgs où, écrivit Baudelaire dans ce magnifique poème dédié à Hugo qui a pour titre Le Cygne, «tout pour moi devient allégorie», et qui s’achève par une évocation « aux captifs, aux vaincus » placée sous la garde l’Andromaque, mais qui tout autant aurait pu l’être sous celle de Marceline...