mardi, 01 mars 2016
Un contemporain
Je viens de croiser sur une place de Lyon un homme d’une soixantaine d’années, les mains dans les poches, bien mis de sa personne – je veux dire qu’il ne ressemblait ni à une épave, qu’on appellerait par périphrase « un naufragé de la vie », ni à un cas psychiatrique dont on se méfierait. Sa coupe de cheveux était nickel, sa gabardine marron tombait droit, ses mocassins étaient cirés, bref. Rien d’alarmant dans la tenue extérieure de ce spécimen d'homo sapiens post moderne.
Sauf que, de loin, je remarquai qu’il parlait seul. Tout seul ! Sans doute téléphonait-il, me dis-je, blasé depuis longtemps quant aux mœurs énigmatiques de mes contemporains. Quelque chose, pourtant, ne collait pas. Il parlait fort, c’est vrai. Et surtout, il ne se taisait jamais, comme s’il n’avait pas eu d’interlocuteur réel à l'autre bout du vide. Curieux. Nous avancions l’un vers l’autre, encore quelques instants et nous nous croiserions. Je commençai à saisir quelques bribes de son soliloque.
J’entendis d’abord le nom d’Eddy Merckx, qu’il répétait d’un ton exalté. Il parlait de col de montagne, d’efforts, de poursuivants. Il avait l’air calme, heureux, de ne remarquer personne, et malgré son enthousiasme un peu vif dans la léthargie de la place, somme toute normal. Dégagé de l'anxiété qui semble agiter tous les citadins à n'importe quelle heure de la journée. Son discours seul tranchait. Il parvenait à mon niveau. « Et Poulidor remonte dans la roue du belge !», s'enchantait-il tout seul, comme s’il commentait le Tour de France. Discrètement, alors que nous nous croisions, j’essayai de voir s’il avait une oreillette. Mais non, décidément, non. Il parlait vraiment tout seul. Il commentait tout seul, plutôt. Le tour 1974. En 2016 !
C’est drôle, il ne me vint même pas à l’idée que ce bonhomme pût être fou. Ou anormal. Au contraire ! Je le suivis du regard jusqu'à ce qu’il disparût au coin de la rue piétonne, heureux et totalement déconnecté du temps présent.
Son originalité me parut formidablement contemporaine.
18:41 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eddy merckx, poulidor, tour de france, soliloque |
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