jeudi, 09 octobre 2014
Le fossé
C’est un spectacle imperceptible et étonnant, de constater que le fossé se creuse encore et encore, au rythme insidieux de l’érosion, entre les pauvres, les précaires, les moyens, les normaux – et puis les très riches, les très très riches, les impunément riches, les puissants.
Les uns se taisent, ne votent plus, ne lisent plus les journaux – sauf les résultats sportifs et ceux de l’euro millions dans les PMU, et vident des verres de rouge ou de blanc, ou de bière. Ils sont comme le noyau d’un fruit dont la chair se ratatine et se rétrécit autour d’eux : le monde. Ils se rassurent auprès d’animaux, chiens ou chats, rats, serpents ou poissons parfois. Ils portent des habits négligés, ils mangent des produits sans saveur particulière, ils font des gestes grossiers en lâchant voilà, voilà et le pas pesant, ils sont souvent seuls, à la fois lourds et identiques.
Les autres ne se taisent pas. Ils votent, lisent Libé, Le Monde ou le Figaro – et puis quelques romans - de moins en moins, et des bribes d’essais, et surfent surtout, surfent sur tout. Des heures derrière les écrans. Ils sont comme la peau dorée au soleil d’un fruit jadis dodu et qui se tend – la peau – vers l’ailleurs qu’ils nomment le même, vers l’autre qu’ils nomment l’ici : le monde. Ils se blottissent entre eux dans des lieux à la mode où l’on parle plusieurs langues et où l’on ne rit que de rien. Ils habitent des quartiers intelligents, goutent, grignotent, plus qu’ils ne mangent, et font des gestes évasifs en lâchant voilà, voilà et, le pas léger, ils vont souvent accompagnés, à la fois légers et identiques.
Le fossé se creuse, donc. C’est lui, le fossé, de plus en plus visible, lui qui inquiète, effraie. Car il rogne la terre de part et d’autre sous les pas de chacun, les riches, les pauvres, les pauvres, les riches, il rogne. Et ça ne produit qu’un murmure de souris furtivement enfuie, la terre meuble qui s’émiette, se divise et s’affaisse, nul ne voit le fond certain vers lequel plongent les particules, nul ne voit, mais devine. Et surtout, nul ne sait ! Nul ne sait, à tel point que la conviction devient une denrée rare, la certitude un fossile, sur ce terrain où tous n'ont plus appris à jouer que leur survie.
21:26 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française, Des poèmes | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, poésie |
Commentaires
Mon cher Solko , la lucidité presque effrayante de ton billet me touche beaucoup. Je n'ai pas ton aisance "littéraire" pourtant ces mots produisent en moi un phénomène de "résonance", au sens physique du terme. Cela me rassure ( je ne suis pas seul ! ) autant que cela m'inquiète... Notre Monde m'apparait de plus en plus déliquescent. Un mot de chimiste... As-tu déjà vu des cristaux de soude se gorger d'eau puis pitoyablement se répandre.. ? Voilà, voilà... avec Amour, hein...
Écrit par : Franck Thery | vendredi, 10 octobre 2014
La chimie m'a toujours intrigué et pourtant je m'en suis toujours tenu à l'écart. Elle fait partie de mes ratés scolaires, c'est déplorable.
Du coup, je n'ai jamais goûté le charme des cristaux de soude dont tu parles, mais j'imagine, j'imagine, devant notre monde, métaphoriquement déliquescent...
Écrit par : solko | vendredi, 10 octobre 2014
Billet tellement juste...
Écrit par : Sophie K. | vendredi, 17 octobre 2014
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