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mardi, 24 septembre 2013

Irremplaçable et irremplacé

Tous ceux qui soutiennent ces guerres livrées aux quatre coins du monde au nom des Droits de l'Homme, tous les citoyens prétendument libres de cette société moderne qui voudraient qu'elle fût imposée au monde entier devraient lire cette page de l'irremplacable et irremplacé Bernanos. A travers l’explication du cas français, si l'on peut dire, il met à nu sans compromis, le lien épouvantable qui unit la guerre totale à la société moderne, et que nous devons tous sans cesse réfléchir, pour ne pas dire méditer...

 

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Je vous parle, comme on disait au temps du roman réaliste, d’une expérience vécue. En 1920, je venais de faire la guerre comme tout le monde, j’avais trente-deux ans, je savais écouter, je savais voir. Oh ! sans doute, je ne me faisais pas beaucoup plus d’illusions qu’aujourd’hui sur les prétendues croisades de la Liberté, je ne pensais pas que « la porte du paradis sur la terre s’appellerait Verdun », comme l’écrivait alors je ne sais quel rédacteur de l’Echo de Paris. Oui, j’étais loin de m’attendre, croyez-le, à une période de prospérité ni surtout de sécurité. Je me disais : « cette guerre ne sera certainement pas la dernière, mais avant des siècles, surement, on ne reverra pas une telle imposture. Les hommes qu’on essaie de duper par une paix d’avoués véreux et de gangsters, quine serait, en somme, qu’une liquidation entre complices de la plus colossale faillite qu’on ait jamais vue, ne se laisseront évidemment pas faire, ils jetteront bas tout le système. »

Paris était à ce moment-là une sorte de foire universelle où la canaille internationale des palaces et des wagons-lit venait cuver son or à Montmartre comme un ivrogne cuve son vin. La température ambiante était, même sous la pluie de février, celle d’un salon de bordel ;  mais le franc, lui tombait au-dessous de zéro et les éditeurs, rendus hystériques par leur propre réclame découvraient un génie par jour. Qui n’a pas vécu dans ces temps-là ne sait pas ce que c’est que le dégoût. Rien qu’en humant l’air des boulevards, vous auriez pu sentir l’odeur des charniers qui ne devaient pourtant s’ouvrir que dix-neuf ans plus tard.

J’allais et venais, je regardais dans les rues, à la terrasse des cafés, au seuil des usines et des chantiers, ces hommes qui avaient été cinq ans mes égaux, mes camarades, ces visages durcis par la guerre, ces mains de soldat. On les avait démobilisés classe par classe comme on rangerait sur une étagère des grenades encore amorcées. Mais c’était visiblement des soins superflus. Ils n’avaient jamais été dangereux que pour l’Ennemi. Ils avaient combattu en citoyens, ils s’étaient acquittés en masse de ce devoir civique, ils étaient allés là-bas comme aux urnes – beaucoup plus tranquillement, d’ailleurs, qu’ils allaient aux urnes, car ils sentaient bien que c’était une besogne sérieuse et qu’elle durerait longtemps. (…)


 Pour juger l’homme de 1914, le combattant de Verdun, il faut absolument tenir compte de cette conception de la Patrie, qu’on peut dire héritée de la Convention, car la Convention fut la première à oser la formuler, et que les Français n’ont jamais comprise qu’à travers leurs souvenirs de collège, car elle appartient à l’Histoire romaine et non pas à l’Histoire de France. Mais l’immense majorité des ouvriers et des paysans mobilisés en 1914 n’avaient aucun souvenir de l’Histoire romaine, pour la bonne raison qu’ils ne l’avaient jamais apprise. Ils se la rappelaient des Manuels d’Instruction Civique, ou du moins ils en avaient retenu l’essentiel, qui pourrait se résumer ainsi : « Le citoyen doit tout à sa Patrie, jusqu’à la dernière goutte de son sang. Mais la Patrie ne lui doit rien. »

Ils ne prenaient évidemment pas ces définitions au pied de la lettre car, en ce cas, ils eussent été murs pour n’importe quel fascisme. La Patrie n’en était pas moins devenue pour eux cet impératif auquel, pour le repos de l’esprit et du corps, il est préférable de penser le plus rarement possible. Y pensaient-ils beaucoup, le jour de la mobilisation ? Je ne le crois pas. En prenant le train à la gare de l’Est, dans leurs wagons fleuris, ils pensaient à Guillaume, au Kronprinz, aux hobereaux poméraniens à monocles, au militarisme prussien. Ils croyaient aussi à la paix universelle, parce qu’ils étaient de braves gens, de vieux civilisés, auxquels la guerre faisait honte. Si vous leur parliez de la France, ils prenaient tout de suite l’air têtu et sournois du mauvais élève qui écoute le sermon de l’aumônier. Penser à la France était d’ailleurs devenu, grâce aux controverses des gens de droite et des gens de gauche, un travail difficile, à la portée seulement des instituteurs ou des curés. (…) Ils ne pouvaient penser à la France de l’Ancien Régime, à une France ténébreuse qu’on leur avait peinte comme un bagne. Ils eussent plutôt rougi d’elle, rougi de leurs pères, qui avaient été, paraît-il, rossés tant de siècles, et leurs femmes engrossées à la bonne franquette par le seigneur. Non seulement on avait diffamé cette France à leurs yeux, mais on avait pris grand soin de ne rien leur laisser d’elle qui fût réellement à leur portée – pas un costume, pas un patois, pas une chanson Quand ces braves gens regardaient une cathédrale, ils n’osaient pas l’admirer, ils calculaient la hauteur de ses tours en se représentant les malheureux serfs grimpant jusque là, sous le fouet des contremaîtres. Et il ne leur semblait pas très exaltant non plus de penser à l’autre France, celle de la Révolution, ou celle de Napoléon, de Louis-Philippe, de l’oppression capitaliste, des grèves sanglantes et des bas salaires. En sorte qu’ils préféraient qu’on les laissât tranquilles au sujet de la Patrie.

Vous allez me répondre que cette France était sous leurs yeux qu’ils n’avaient qu’à la regarder par la portière du wagon qui les emportait vers leur destin. Je vous répondrai que ce wagon n’avait pas de portières, que c’était un wagon à bestiaux avec un peu de paille dedans.  N’importe ! Vous auriez voulu que, s’étant fait par la faute de leurs maîtres une idée trop abstraite de la France, ils prissent conscience d’elle à la vue de ses paysages. Mais rien n’est plus difficile que de prendre conscience d’un pays, de son ciel et de ses horizons : il y fait beaucoup de littérature ! Pour ces braves types qui regardaient à travers l’étroite fenêtre grillagée du wagon sans vitre, il n’y avait devant eux que de bonnes ou mauvaises terres à blé ou à vignes. Pour qu’elles leur représentassent la France, il fallut des mois et des mois d’une patience et d’un héroïsme jamais égalés. Mais, quand quand ils eurent sauvé cette France-là et furent rentrés tranquillement chez eux, comment aurait-on pu les persuader de la sauver de nouveau ?  Six semaines après l’armistice, ils ne comprenaient que la France pût encore avoir besoin d’eux. Ils ne prenaient déjà pas la paix au sérieux. Ils étaient aussi dégoûtés que moi par le carnaval de l’après-guerre, ils regardaient avec le même dégoût les gorilles d’affaires américains liquidant les stocks, les ogresses internationales escortées de leurs gigolos, mais ils n’éprouvaient nullement le besoin de délivrer la France de cette ordure, ils n’en avaient nullement envie, voilà le malheur. Leur dégoût pour ces millions de jeunes cyniques, avides de jouir, et qui mettaient le pays à l’encan, était plutôt jovial, sans colère et sans haine. On aurait même cru volontiers qu’il ne leur déplaisait pas de voir l’Arrière, ce fameux Arrière dont le Bulletin aux armées leur avait si souvent vanté « le moral » (l’Arrière tiendra !) donner la mesure de sa profonde et secrète dégradation. Car un gouffre s’était creusé peu à peu au cours de ces quatre années entre l’Arrière et l’Avant, un gouffre que le temps ne devait pas combler, ou ne devait combler qu’en apparence. (…)

La guerre ne leur avait appris qu’à détruire, et non pas détruire au hasard, selon l’inspiration du moment, la révolte de la conscience, le cri des entrailles, mais posément, méthodiquement, patiemment, sans colère et selon le plan tracé. Si on leur avait demandé de se jeter au milieu de ce carnaval avec des grenades dans leurs poches, ils auraient peut-être tout fait sauter. Mais ils n’auraient été rien moins qu’anarchistes, et, en se retrouvant côté à côte et coude à coude, ils auraient repris rapidement les vieilles habitudes, ils auraient été de nouveau une armée, avec ses chefs, sa discipline, son argot, sa camaraderie inflexible, capable de tout le bien comme de tout le mal, ils auraient donné à cet armée le nom d’un parti, ou plutôt on le lui eût donné pur lui et l’Europe aurait compté un fascisme de plus.

Car voici précisément ce que nous n’avions pas compris : les guerres d’autrefois, les guerres politiques, les guerres de soldats, formaient des héros ou des bandits, la plupart héros et bandits tout ensemble. Mais la guerre moderne, la guerre totale, travaille pour l’Etat totalitaire, elle lui fournit son matériel humain. Elle forme une nouvelle espèce d’hommes assouplis et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre, à ne pas « chercher à comprendre », selon leur mot fameux, raisonneurs et sceptiques en apparence, mais tellement mal à l’aise dans les libertés de la vie civile qu’ils ont désapprises une bonne fois pour toute, qu’ils ne réapprendront plus jamais, ou du moins qui ne leur seront plus jamais familières – respectueux de la vie civile, du confort de la vie civile, comme s’ils n’y avaient pas droit, comme s’ils avaient une fausse permission dans leur poche. La guerre totalitaire ne saurait exalter l’orgueil de personne. Qui sort sain et sauf de cette prodigieuse machinerie n’en saurait rendre grâce qu’à Dieu. « Sortir vivant de la guerre » n’a plus beaucoup de sens que sortir vivant d’une épidémie de choléra. A cette différence que la guerre totale est cruelle et puritaine comme elle est anonyme. Elle forme, par des méthodes qui ne sont pas loin d’être une transposition sacrilège et ironique de saint Ignace une sorte d’hommes –perinde ac cadaver – capables de toutes les formes de soumission et de violence, passant indifféremment des unes aux autres, une espèce d’hommes où le Totalitarisme puise au hasard des milliers de badauds en uniforme pour son cérémonial religieux, des bêtes intelligentes et féroces pour sa police, et des bourreaux pour ses camps de concentration. Je ne dis pas que la société moderne n’eût pas réussi à former dans la paix, grâce à ses admirables méthodes de déformation des consciences, un homme totalitaire ; il n’en est pas moins vrai qu’elle en a prodigieusement hâté la maturité dans la guerre. Et d’ailleurs il est sans doute vain de distinguer la Société Moderne de la Guerre totale : la Guerre totale est la Société moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience.

Georges Bernanos, La France contre les robots, 1945

 

16:10 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : bernanos, littérature | | |

Commentaires

Qui écrira l'imposture de la deuxième guerre ?

Il n'y a plus ni Béraud ni Bernanos. Aucune lune n'éclaire les cimetières.

Écrit par : claude tamet | mercredi, 25 septembre 2013

Salutaire. Merci Solko.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 25 septembre 2013

Ah, Bernanos !

Écrit par : Jérémie | jeudi, 26 septembre 2013

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